L’utilisation de la presse par le ministère public : et la protection des données personnelles ?
Les données personnelles font l’objet d’une jurisprudence européenne toujours plus abondante, y compris devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui ne cesse de s’y intéresser. Le dernier arrêt en date abordait la question sous un angle spécifique, celui des données personnelles d’une personne mise en accusation et dont le procès n’a pas encore eu lieu. La question posée était d’un intérêt tel pour la protection des droits que la Cour a décidé de traiter la requête même si l’avocat de la requérante n’était plus en contact avec sa mandante.
La requérante était visée par une enquête de fraude dans le cadre de transactions immobilières. Un groupe de six personnes se faisaient passer pour des agents immobiliers pour conserver l’argent officiellement dévolu à un achat immobilier. Le procureur décida de publier dans la presse, pendant six mois, la photo des co-accusés ainsi que certaines données personnelles les concernant, dans l’objectif affiché de protéger la société et d’enquêter sur l’existence d’éventuels autres cas impliquant les co-accusés. La requérante a découvert les publications par des amis qui l’ont alertée sur la divulgation d’informations la concernant sur différents sites internet.
Ainsi, elle alléguait la violation de l’article 8 (droit à la vie privée) en raison tant des modalités de la publication effectuée que de son contenu. D’une part, la requérante indiquait qu’elle n’avait pas été informée de la divulgation de données personnelles la concernant préalablement à leur publication dans la presse ; elle affirmait également ne pas avoir pu contester la décision du procureur. D’autre part, la requérante faisait valoir que la publication ne la distinguait pas des autres co-accusés alors qu’elle était poursuivie pour des infractions moins graves qu’eux. Une telle confusion des acteurs donnait l’impression au public qu’elle était mise en accusation pour des méfaits plus sérieux que ceux pour lesquels elle devait être jugée.
La protection des données personnelles d’une « personne ordinaire » : l’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme
La Cour européenne s’est saisie de la question pour rappeler et consolider les principes régissant la divulgation de données personnelles dans le cadre d’une enquête pénale. La Cour a admis que l’ingérence de l’État dans la vie privée de la requérante était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime ; elle a cependant beaucoup analysé le caractère proportionné de la mesure. En effet, si l’État dispose d’une marge d’appréciation en la matière, il reste soumis au contrôle européen. Bien plus, la protection de l’article 8 ne s’efface pas lorsque la personne a été arrêtée ou lorsqu’elle est mise en accusation : « le fait de faire l’objet d’une procédure pénale ne réduit pas la portée de la protection de la vie privée dont le requérant bénéficie en tant que "personne ordinaire" ». Le ministère public doit donc tenir compte de cet élément dans les décisions qu’il prend, même si elles ont pour but de protéger la société de la commission d’infractions.
L’analyse de la proportionnalité de la décision a revêtu une importance certaine dans le raisonnement de la Cour. Il doit donc aussi occuper une place principale dans l’analyse faite par les autorités étatiques. Concrètement, la Cour s’est attachée à vérifier si les données divulguées étaient strictement liées aux buts poursuivis par le ministère public et si la décision respectait l’équilibre entre les intérêts en présence. Cet examen comporte plusieurs étapes concrètes.
La publication de la photographie de la requérante
La publication d’une photographie de la personne accusée conduit à s’attacher à déterminer si elle constitue bien un moyen pour atteindre le but poursuivi. Associée à l’indication de l’infraction reprochée, la Cour considère qu’elle constituait bien un élément permettant de déterminer si d’autres cas similaires existaient. En outre, il n’y avait aucune déclaration additionnelle susceptible de porter atteinte à la présomption d’innocence de l’accusée.
Le raisonnement de la Cour ne convainc cependant pas jusqu’au bout. En effet, elle distingue, sans emporter toute conviction, la situation d’une personne accusée placée en détention de celle d’une personne accusée libre. Dans le premier cas, les juges européens ont déjà jugé que la publication d’une photographie n’avait pas de valeur additionnelle puisque la personne était déjà privée de liberté. Dans le second cas, « les autorités pouvaient légitimement obtenir le soutien du public pour enquêter sur l’existence d’éventuelles autres infractions dans lesquelles la requérante et ses co-accusés auraient pu être impliqués ».
L’existence de garanties entourant la prise de décision
Dans le cadre de l’analyse de la proportionnalité de la mesure, les juges européens se sont également intéressés de près aux garanties offertes à la requérante. Ils n’ont pu que constater que la publication des données s’est faite sans son consentement et qu’elle ne pouvait contester la décision. Ainsi, « bien que l’article 8 de la Convention ne contienne aucune exigence procédurale explicite, il importe, pour garantir la jouissance effective des droits protégés par cette disposition, que le processus de décision soit équitable et à même de respecter les intérêts protégés. Un tel processus peut rendre nécessaire l’existence d’un cadre procédural efficace permettant à un demandeur de faire valoir ses droits au titre de l’article 8 dans des conditions équitables ».
L’attention portée aux données pénales sensibles
Dans la mesure où les données publiées avaient trait à des accusations pénales, leur caractère sensible appelait une protection renforcée. La Cour a précisé qu’il relevait de la plus haute importance de s’assurer, dans un tel contexte, que les données publiées reflétaient correctement la situation et les qualifications retenues à l’encontre de la requérante, dans le respect du principe de la présomption d’innocence. Or tel n’était pas le cas en l’espèce puisque les informations publiées traitaient tous les co-accusés de la même manière alors que les charges retenues contre les uns et les autres n’étaient pas les mêmes.
La violation de l’article 8 est acquise.
© Lefebvre Dalloz