Maintien de l'interdiction de communiquer le dossier d'instruction à des tiers
Selon le Conseil constitutionnel, l'interdiction de communiquer à un tiers toute autre pièce du dossier d'instruction que les rapports d'expertise, résultant de l'article 114, alinéa 6, du code de procédure pénale, ne méconnaît pas les droits de la défense.
Le développement du recours à l’expertise privée est un des enjeux majeurs de la phase préparatoire au procès répressif. Prise dans un mouvement allant de l’inquisitoire vers l’accusatoire, la procédure pénale contemporaine offre aux parties la possibilité de participer de plus en plus activement aux investigations (sans atteindre les excès du modèle américain ; sur ce point, v. B. Fiorini, L’enquête pénale privée : étude comparée des droits français et américain, 2018, Fondation Varenne). Toutefois, certaines règles de procédure entravent le recours à l’expertise privée.
Dans le cadre d’une information judiciaire ouverte du chef de meurtre, un avocat de la défense a souhaité avoir recours à une expertise privée. Son client contestait le caractère intentionnel des violences, ou du moins, invoquait une absence d’animus necandi. Le conseil voulait obtenir l’avis d’un spécialiste sur cette question. Il a donc transmis le rapport d’expertise du légiste ainsi que d’autres pièces du dossier d’instruction à un médecin. Ce faisant, il s’est mis en infraction avec l’article 114, alinéa 6, du code de procédure pénale, qui interdit la transmission à des tiers d’autres pièces du dossier d’instruction que les rapports d’expertise. L’avis du médecin choisi par l’avocat a été produit par la défense, mais déclaré irrecevable par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Cayenne (Crim. 11 janv. 2023, n° 22-86.301). En réaction, l’avocat de la défense a formé un pourvoi en cassation et a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité.
En substance, la question posée tendait à apprécier la conformité de l’article 114, alinéa 6, du code de procédure pénale aux droits de la défense, découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La Cour de cassation a estimé qu’elle présentait un caractère sérieux, dès lors qu’elle impliquait la recherche d’un équilibre entre les droits de la défense et les objectifs de valeur constitutionnelle de protection de l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions (Crim. 11 janv. 2023, n° 22-86.301).
La solution retenue
Par une décision du 17 mars 2023, le Conseil constitutionnel a estimé que l’article 114, alinéa 6, du code de procédure pénale ne méconnaissait aucun droit ou liberté garantis par la Constitution. Dans un premier temps, le Conseil constitutionnel a rappelé les finalités de la disposition contestée. Elle a été rattachée à la préservation du secret de l’instruction et à la protection des intérêts des personnes concernées par celle-ci. Le principe du secret de l’enquête et de l’instruction n’a pas en lui-même valeur constitutionnelle. Toutefois, il tend à poursuivre les deux objectifs à valeur constitutionnelle évoqués par la Cour de cassation dans sa décision de renvoi, et il vise à garantir le droit au respect de la vie privée et à la présomption d’innocence, qui ont tous les deux valeur constitutionnelle. Sur ce point, la décision ne fait que reprendre la position constante du Conseil constitutionnel (Cons. const. 2 mars 2018, n° 2017-693 QPC, Dalloz actualité, 12 mars 2018, obs. S. Lavric ; ibid. 14 mars 2018, obs. P. Januel ; D. 2018. 462
; ibid. 2019. 1248, obs. E. Debaets et N. Jacquinot
; Constitutions 2018. 188, Décision
; RSC 2018. 997, obs. B. de Lamy
).
Le Conseil constitutionnel a ensuite procédé à l’appréciation de l’atteinte portée aux droits de la défense. Dans un considérant, il a repris l’ensemble des prérogatives des parties relatives aux expertises en phase d’instruction : demande d’actes paraissant nécessaires à la manifestation de la vérité (C. pr. pén., art. 82-1), demande d’expertise (C. pr. pén., art. 156) demande adressée à l’expert d’effectuer certaines recherches ou d’entendre certaines personnes (C. pr. pén., art. 165), discussion contradictoire de son rapport et demande de complément d’expertise ou de contre-expertise (C. pr. pén., art. 167). Dans le considérant suivant, le Conseil constitutionnel a indiqué que l’article 114, alinéa 6, du code de procédure pénale ne faisait pas obstacle à la possibilité de communiquer à des tiers des informations sur le déroulement de l’instruction, dans le cadre de l’exercice des droits de la défense. Ces éléments lui ont permis d’aboutir à la conclusion que le grief tiré de la méconnaissance des droits de la défense devait être écarté.
La possibilité de participer aux investigations
Le Conseil constitutionnel a fait le choix de mettre en avant la possibilité offerte aux parties de participer aux investigations en phase d’instruction. Il est vrai que depuis la seconde moitié du XXe siècle, leurs prérogatives sont régulièrement renforcées : c’est le code de procédure pénale, entré en vigueur en 1959, qui a donné aux expertises un caractère contradictoire. Le droit de présenter des demandes d’actes a quant à lui été reconnu en 1993. La loi du 15 juin 2000 a aussi renforcé l’implication des parties, en prévoyant une remise de l’intégralité du rapport à leurs avocats. Qui plus est, le Conseil constitutionnel a lui-même contribué à la reconnaissance de ces droits : il a imposé que les parties non assistées par un avocat soient informées de la décision du juge d’instruction d’ordonner une expertise (Cons. const. 23 nov. 2012, n° 2012-284 QPC, Dalloz actualité, 6 déc. 2012, obs. D. Goetz ; D. 2012. 2739
; ibid. 2013. 1584, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano
; AJ pénal 2013. 109, obs. J.-B. Perrier
) et qu’elles puissent recevoir une copie du rapport (Cons. const. 15 févr. 2019, n° 2018-765 QPC, Dalloz actualité 25 févr. 2019, obs. D. Goetz ; D. 2019. 312, et les obs.
; AJDI 2019. 715
, obs. H. Heugas-Darraspen
; Constitutions 2019. 150, Décision
). Le rappel de ces droits sert à indiquer, en creux, que les droits de la défense sont déjà suffisamment garantis en matière d’expertise. Il met aussi en avant l’expertise décidée par le juge plutôt que l’expertise privée.
La possibilité de communiquer des informations à l’expert privé
Dans un second temps, le Conseil constitutionnel rappelle qu’il est déjà permis de communiquer des informations sur le déroulement de l’instruction. Il faut en effet distinguer la communication des pièces du dossier et celle des informations. La première est prohibée par l’article 114 du code de procédure pénale. Il s’agit même d’un délit puni de trois ans d’emprisonnement pour les parties (C. pr. pén., art. 114-1). La seule exception prévue porte sur les copies des rapports d’expertise, seulement si la communication est réalisée pour les besoins de la défense. Quant aux informations, c’est le principe du secret de l’instruction qui s’oppose à leur communication. Néanmoins, selon l’article 11, le secret ne s’impose qu’aux personnes qui concourent à la procédure, ce qui n’est pas le cas des parties. Pour ce qui est des avocats, des règles déontologiques les astreignent au respect du secret, sauf pour l’exercice des droits de la défense (Décr. n° 2005-790 du 12 juill. 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat, art. 5). Or, le recours à une expertise privée participe aux droits de la défense, en ce qu’il est susceptible de renforcer les allégations d’une partie ou de mettre en doute des résultats d’investigation. Il est parfois le seul moyen de bien apprécier les résultats d’une expertise ordonnée par le juge. Par conséquent, il est tout à fait envisageable qu’un avocat transmette un rapport d’expertise à un technicien privé, en lui indiquant aussi quels actes d’instruction ont été accomplis et leurs résultats. En l’espèce, la pièce qui avait été transmise à l’expert était un procès-verbal d’interrogatoire. Plutôt que de procéder à une communication prohibée, l’avocat du mis en examen aurait pu indiquer la substance des propos tenus à l’expert privé.
On peut toutefois douter que la simple transmission d’informations soit toujours suffisante. Le cas le plus problématique est celui des résultats des examens techniques ou scientifiques réalisés en enquête, sur le fondement de l’article 60 ou de l’article 77-1 du code de procédure pénale. Bien que n’étant pas des expertises strico sensu, ces examens leur sont généralement assimilés (v. par ex., Crim. 14 sept. 2005, n° 05-84.021, RSC 2006. 412, obs. J. Buisson
;Â v. aussi, C. Miansoni, L’expertise pénale en enquête préliminaire et de flagrance. Le procureur de la République, prescripteur d’expertise, AJ pénal 2011. 564
). Comportant généralement des spécifications techniques et un nombre de pages important, ces rapports ne peuvent pas être simplement résumés. Or, ils sont parfois le complément essentiel d’un rapport d’expertise. Un expert privé aurait donc besoin d’y avoir accès pour se prononcer sur les mérites d’une expertise réalisée en phase d’instruction. En outre, les résultats des examens techniques sont parfois transmis aux mis en cause et à leur avocat dès la phase d’enquête, soit sur instruction du procureur de la République (C. pr. pén., art. 60, al. 5) soit dans le cadre des fenêtres de contradictoire en enquête préliminaire (C. pr. pén., art. 77-2 et art. D. 15-6-3). Or, en enquête, aucune disposition n’interdit la communication de pièces du dossier à des tiers. Pour mettre fin à cette situation paradoxale, il serait préférable d’assimiler les résultats d’examen techniques ou scientifiques à des expertises, et d’aussi autoriser leur communication à des tiers en phase d’instruction.
© Lefebvre Dalloz