Maintien d’une interprétation libérale des règles de la subrogation

Après avoir indemnisé les victimes, l’assureur d’un expert-comptable condamné à réparer le préjudice résultant de fautes commises dans le contrôle des comptes ayant empêché de découvrir des malversations, est subrogé dans leurs droits et peut se retourner contre l’auteur des détournements à l’origine des difficultés de trésorerie.

En mai 2004, un homme a été reconnu responsable d’escroquerie, d’abus de confiance et d’abus de biens sociaux. Concernant les intérêts civils, il a été condamné à verser des dommages et intérêts à plusieurs personnes morales. Certaines de ces victimes ont demandé la mise en place d’une saisie des rémunérations de l’homme condamné. Plusieurs années plus tard, dans le cadre d’une autre instance, la responsabilité de l’expert-comptable des personnes morales victimes a été engagée pour fautes commises dans le contrôle des comptes ayant fait perdre aux victimes une chance de détecter les anomalies comptables et de parer les détournements. Il a été condamné à payer une fraction des dommages et intérêts restant dus par l’auteur des délits.

L’assureur de l’expert-comptable a payé aux victimes les condamnations mises à la charge de son assuré. Ces personnes morales victimes ont établi des quittances subrogatives au bénéfice de l’assureur. Puis, se prévalant de l’arrêt de condamnation de l’auteur des faits et en invoquant la subrogation légale dans les droits de son assuré et la subrogation conventionnelle dans les droits des créanciers victimes, l’assureur est intervenu volontairement dans l’instance en mainlevée de la saisie des rémunérations de l’auteur des infractions, pour demander à le poursuivre en lieu et place des victimes qu’il avait indemnisées. Le 3 février 2022, la Cour d’appel de Montpellier a fait droit à cette demande.

L’homme condamné pour les infractions pénales a formé un pourvoi en cassation. Dans la première branche de son premier moyen, il reprochait à la cour d’appel de ne pas avoir relevé toutes les conditions de la subrogation légale de l’assureur, prévue à l’article L. 121-12 du code des assurances. Il résulte de cette disposition que l’assureur qui a payé une indemnité d’assurance est subrogé dans les droits et actions que son assuré pourrait avoir contre la personne qui a causé le dommage. Or, pour le pourvoi, la cour d’appel n’a pas indiqué quels droits et actions l’expert-comptable pourrait avoir contre l’auteur des infractions pénales. Dans la seconde branche, le pourvoi se déplace sur le terrain de la subrogation conventionnelle. Il a estimé que les indemnités versées par l’assureur ne représentaient que les condamnations prononcées contre l’expert-comptable, et que pour ces sommes, les victimes n’avaient aucun droit contre l’auteur des infractions. Par conséquent, en dépit de la quittance délivrée par les victimes, il ne pouvait pas y avoir de subrogation.

L’admission de l’assureur à la procédure des saisies des rémunérations

Pour intervenir à une procédure des saisies des rémunérations et demander à la poursuivre en lieu et place d’un autre créancier, il faut répondre aux conditions fondamentales des procédures civiles d’exécution : le créancier doit être muni d’un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible (CPCE, art. L. 111-2). Ici, les créances en causes étaient celles que deux personnes morales victimes avaient à l’encontre de l’auteur des infractions pénales et le titre exécutoire était un arrêt de la Cour d’appel de Montpellier du 13 mai 2004. Pour s’en prévaloir, l’assureur de l’expert-comptable invoque des mécanismes de subrogation.

Avant d’apprécier le bien-fondé de la subrogation, une observation peut être faite sur la question du titre exécutoire. En principe, il est nécessaire que le nom du créancier figure sur le titre exécutoire. En l’espèce, ce n’était pas le cas, l’arrêt de 2004 ne pouvant pas mentionner l’assureur d’une personne qui n’était pas partie à l’instance. Toutefois, il est admis qu’une décision judiciaire constituant un titre exécutoire puisse être transmise. Tel est le cas en matière de subrogation. En effet, selon l’article 1346-4 du code civil, la subrogation transmet à son bénéficiaire la créance et ses accessoires, et il est de jurisprudence constante que les titres exécutoires font partie des accessoires transmis (Civ. 2e, 9 déc. 2003, n° 02-30.647 P, D. 2004. 189, et les obs. ; ibid. 2005. 1821, obs. M. Douchy-Oudot ; Dr. et pr. 2004. 176, note E. Putman). Par conséquent, toute la question reposait sur la validité de la subrogation.

L’assureur invoquait à la fois une subrogation légale et une subrogation conventionnelle. In fine, c’est la subrogation conventionnelle qui est retenue par la Cour de cassation. Elle ne s’est donc pas prononcée sur le mécanisme de la subrogation visé à l’article L. 121-12 du code des assurances. D’emblée, on peut en déduire que la portée de l’arrêt n’est pas propre au monde de l’assurance, mais que la situation décrite est susceptible d’être rencontrée par des assureurs.

Après avoir rappelé le contenu de l’article 1346-1 du code civil relatif à la subrogation conventionnelle, la Cour de cassation poursuit en indiquant que, selon une jurisprudence constante, « le débiteur qui s’acquitte d’une dette personnelle peut néanmoins prétendre bénéficier de la subrogation […] s’il a, par son paiement, libéré envers le créancier commun, celui sur qui doit peser la charge définitive de la dette », tant pour la subrogation légale que pour la subrogation conventionnelle. Elle reprend ensuite la motivation de la cour d’appel, qui a relevé que l’auteur des escroqueries et autres abus était le débiteur final de la dette résultant des détournements pour lesquels il avait été définitivement condamné. Par conséquent, l’assureur, en s’acquittant du montant des indemnités dû par l’expert-comptable, aurait en partie libéré l’homme condamné en 2004 à l’égard des victimes, et se serait donc trouvé subrogé dans leurs droits. Cette partie déterminante des motifs de l’arrêt appelle de plus amples explications.

Extension du domaine de la subrogation

En l’espèce, le jeu de la subrogation n’avait pas la force de l’évidence. Tel aurait été le cas si un tiers avait directement indemnisé les victimes en leur versant les sommes dues par l’auteur de l’infraction pénale. Le solvens aurait naturellement été subrogé dans leurs droits et aurait pu se retourner contre l’homme condamné. Le fait que le solvens soit lui-même personnellement tenu à la dette, comme c’était le cas en l’espèce, est indifférent : la Cour de cassation l’admet dès lors que le solvens personnellement tenu libère par son paiement le débiteur sur qui pèse la charge définitive de la dette (Civ. 1re, 24 oct. 2000, n° 98-22.888, D. 2000. 296 ; RTD civ. 2001. 592, obs. J. Mestre et B. Fages ). Cette règle est notamment amenée à s’appliquer lorsque plusieurs personnes sont reconnues responsables in solidum : le débiteur non fautif qui verse la totalité de la somme due au créancier commun se retrouve subrogé dans ses droits et peut se retourner contre le codébiteur fautif sur qui pèse la charge finale de la dette (Civ. 1re, 9 oct. 1985, n° 84-13.245). Ce qui fait la difficulté de l’affaire étudiée, c’est qu’il y a plusieurs obligations distinctes reposant a priori sur des fondements différents : les dommages-intérêts dus par l’homme condamné en raison des infractions commises et l’indemnité due par l’expert-comptable en raison des fautes commises dans le contrôle des comptes, payée par son assureur au titre de l’obligation de garantie du contrat d’assurance responsabilité civile professionnelle. Ces obligations sont autonomes, constatées par deux jugements distincts, tant et si bien que l’on peut douter que le paiement effectué par l’assureur libère l’auteur des infractions et que ce dernier ait la charge finale de la dette de l’assuré.

L’explication de la solution qui a été retenue réside dans la tendance jurisprudentielle d’extension du domaine de la subrogation, mouvement que la doctrine qualifie parfois « d’égarement » (en ce sens, D. R. Martin et L. Andreu, La subrogation personnelle, in L. Andreu [dir.], La réforme du régime général des obligations, 2011, Dalloz, p. 93 s.). La Cour de cassation a notamment admis que les obligations du solvens et du débiteur libéré par le paiement puissent avoir des causes distinctes (Civ. 1re, 25 nov. 2009, n° 08-20.438, Dalloz actualité, 8 déc. 2009, S. de La Touanne ; D. 2010. 802 , note A. Hontebeyrie ). Les faits de l’espèce correspondent à cette hypothèse. En effet, il existait bien un lien fort entre les différentes obligations en cause, se manifestant notamment par le calcul de l’indemnité due par l’expert-comptable et garantie par l’assureur, déterminé comme un pourcentage des sommes restant dues sur les créances de condamnation de l’auteur des infractions pénales. Ce lien ne suffit toutefois pas à établir un rapport d’obligations solidaires, et même si ces obligations se rapprochent par leur objet, elles ont des causes distinctes.

Les arrêts reconnaissant cette extension du domaine de la subrogation étaient pour l’essentiel antérieurs aux modifications opérées par l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Depuis, les textes ont changé, sans que le législateur manifeste l’intention de briser les anciennes jurisprudences : le rapport au président de la République joint à l’ordonnance précise que la nouvelle rédaction des articles 1346 et suivants du code civil « répond à la jurisprudence actuelle, très libérale dans son interprétation des textes ». Tout laisse penser que la Cour de cassation a pris acte de cette déclaration et a décidé de maintenir sa jurisprudence libérale en matière de subrogation.

 

Civ. 2e, 20 juin 2024, FS-B, n° 22-15.628

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