Majeur protégé et droit des sociétés : le curatélaire et l’exercice de ses droits d’associé
Par un arrêt du 18 septembre 2024, la chambre commerciale de la Cour de cassation juge que si un associé sous curatelle doit être assisté d’un curateur lors du vote d’une décision relevant du II de la colonne 2 de l’annexe 2 du décret n° 2008-1484 du 22 décembre 2008 relatif aux actes de gestion du patrimoine, seule la personne protégée ou son curateur peut se prévaloir de la méconnaissance de cette obligation.
Droit des majeurs vulnérables et droit des sociétés sont souvent perçus comme deux branches du droit privé étrangères l’une à l’autre. Lorsque le premier sert la protection d’une personne physique dont les facultés personnelles sont altérées (C. civ., art. 425), l’autre promeut la création de profits et l’efficacité économique d’une personne morale (C. civ., art. 1832). Pour autant, ces droits ne peuvent s’ignorer totalement. La chambre commerciale de la Cour de cassation nous le rappelle dans un arrêt du 18 septembre 2024.
En l’espèce, l’associé d’une société civile agricole est placé sous curatelle en 2014. L’associée, avec laquelle il a constitué la société, agit en justice dans un contexte de poursuites pénales à l’encontre de récents associés. Elle souhaite la nullité pour fraude des actes de cession de parts sociales qu’elle a effectués entre 2006 et 2008. Elle demande également l’annulation de l’assemblée générale extraordinaire du 6 mai 2015. En appel, l’associée est déboutée de ses deux demandes. Elle forme alors un pourvoi en cassation.
La demande d’annulation de l’assemblée générale du 6 mai 2015 met parfaitement en exergue les interactions possibles du droit des majeurs protégés avec le droit des sociétés. L’associé originaire a été mis sous curatelle au cours de la vie de la société civile. Pour mémoire, un majeur protégé, sous curatelle comme sous tutelle, peut bien être associé d’une société civile : celle-ci ne requiert pas la capacité commerciale des associés, ce qui permet au tutélaire d’en être associé, et le curatélaire n’est, de toute manière, pas privé de la capacité commerciale (S. Prétot, L’exercice d’une activité professionnelle indépendante par les mineurs et majeurs protégés. À propos de la reconnaissance de la capacité commerciale du curatélaire, Dr. et patr. juin 2019. 12). En l’espèce, postérieurement à la mise sous curatelle de l’associé, une assemblée générale extraordinaire s’est tenue et seul l’associé sous curatelle a été convoqué, à l’exclusion de son curateur. Le demandeur au pourvoi se prévaut donc du droit de la curatelle pour demander la nullité de l’assemblée générale. La résolution de ce problème juridique soulève l’examen successif de deux points de droit.
La nécessaire convocation du curateur à l’assemblée générale extraordinaire
D’une part, le curateur doit-il être convoqué à l’assemblée générale extraordinaire de la société ? À l’inverse de la cour d’appel, la Cour de cassation répond par l’affirmative.
L’application rigoureuse du droit positif conduit à cette conclusion. L’article 467 du code civil prévoit en effet que « la personne en curatelle ne peut, sans l’assistance du curateur, faire aucun acte qui, en cas de tutelle, requerrait une autorisation du juge ou du conseil de famille ». Or, l’article 505 du code civil dispose, en son premier alinéa, que « le tuteur ne peut, sans y être autorisé par le conseil de famille ou, à défaut le juge, faire des actes de disposition au nom de la personne protégée ». Par conséquent, l’assistance du curateur est requise en présence d’un acte de disposition. La qualification d’acte de disposition est alors essentielle. Le décret n° 2008-1484 du 22 décembre 2008 guide ici les praticiens. Il propose une définition générale de l’acte de disposition : il est l’acte qui engage « le patrimoine de la personne protégée, pour le présent ou l’avenir, par une modification importante de son contenu, une dépréciation significative de sa valeur en capital ou une altération durable des prérogatives de son titulaire ». Le décret dresse également des listes d’actes « regardés comme des actes de disposition ». Au sein de la liste « non exhaustive d’actes qui sont regardés comme des actes de disposition, à moins que les circonstances d’espèce ne permettent pas au tuteur de considérer qu’ils répondent aux critères » de la définition générale, « en raison de leurs faibles conséquences sur le contenu ou la valeur du patrimoine de la personne protégée, sur les prérogatives de celle-ci ou sur son mode de vie », figurent certains actes relatifs aux groupements dotés de la personnalité morale dont ceux évoqués en l’espèce. Il ressort, par conséquent, de la lecture combinée du décret de 2008 et des articles 467 et 505 du code civil que, s’agissant d’une société civile d’exploitation agricole qui est un groupement personnalisé, « la modification des statuts », « l’emprunt et la constitution de sûreté » et « la vente d’un élément d’actif immobilisé » (annexe 2, colonne 2, II) constituent bien des actes de disposition que le curatélaire ne peut faire qu’avec l’assistance de son curateur. Par ailleurs, l’article 1844 du code civil rappelle, en son premier alinéa, que « tout associé a le droit de participer aux décisions collectives ». Or, la participation de l’associé sous curatelle à de telles décisions requiert l’assistance de son curateur. La Haute juridiction considère donc que la convocation à une assemblée générale ayant de telles questions inscrites à son ordre du jour doit être adressée au curatélaire mais également au curateur. Cette convocation du curateur rendra possible l’assistance de l’associé protégé et, donc, le droit effectif, pour l’associé protégé, de participer aux décisions collectives. Même si le curateur ne fait qu’assister le majeur qui exerce son droit de vote, il doit être informé de la tenue d’assemblées générales au cours desquelles des actes de disposition pourront être décidés. En l’espèce, à peine de nullité, le curateur de l’associé aurait donc dû être convoqué en même temps que l’associé sous curatelle.
La personne protégée et son curateur seuls titulaires de l’action en nullité
D’autre part, un autre point devait être traité par les juges : qui peut demander la nullité de l’assemblée générale lorsque le curateur n’a pas été convoqué ? Ici encore, il convient de mettre en œuvre les règles applicables à la curatelle. À cet égard, le code civil dispose que « si la personne protégée a accompli seule un acte pour lequel elle aurait dû être assistée, l’acte ne peut être annulé que s’il est établi que la personne protégée a subi un préjudice » (C. civ., art. 465, al. 1er, 2°). Cette nullité est considérée comme relative, tant par la loi (C. civ., anc. art. 1034 et art. 1147) que par la jurisprudence (Civ. 1re, 5 mars 2014, n° 12-29.974, P, Dalloz actualité, 19 mars 2014, obs. R. Mésa ; D. 2014. 1715, chron. I. Darret-Courgeon et I. Guyon-Renard
; ibid. 2259, obs. J.-J. Lemouland, D. Noguéro et J.-M. Plazy
; AJ fam. 2014. 315, obs. V. Montourcy
; RTD civ. 2014. 337, obs. J. Hauser
). En principe, seul le majeur protégé, à l’exclusion des tiers, peut demander la nullité de l’acte irrégulier. Pour ce faire, il devra être assisté de son curateur (C. civ., art. 468, al. 3). Cependant, le texte permet également au curateur, avec l’autorisation du juge, d’engager seul l’action en nullité (C. civ., art. 465, al. 2) et de vaincre ainsi l’éventuelle inertie du curatélaire. Finalement, seuls le curateur et le curatélaire peuvent agir en nullité. Les autres tiers ne peuvent pas se prévaloir du défaut d’assistance de l’associé sous curatelle. Dans cette affaire, la Cour de cassation a pu procéder à une simple substitution de motif de pur droit. Certes, la demande en nullité est bien fondée mais l’associée du curatélaire ne peut pas se prévaloir de celle-ci. Dès lors, la demande de nullité formée par l’associée doit être rejetée.
Publication au RCS et point de départ de la prescription de l’action en nullité
Pour finir, concernant le premier moyen que nous ne développerons pas, l’associée conteste également l’irrecevabilité de son action en nullité des actes de cession de parts sociales pour cause de prescription. Elle considère en effet que le délai pour agir n’a commencé à courir qu’au moment où elle a eu connaissance du caractère frauduleux de ces cessions et que la présomption de connaissance de l’acte de cession de parts sociales résultant de sa publication au registre du commerce et des sociétés ne s’applique qu’aux seuls tiers, à l’exclusion des parties à l’acte. Sur ce point, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au visa de l’ancien article 1304 et des articles 2224 et 1865 du code civil. Conformément à une jurisprudence établie (Civ. 3e, 25 mai 2022, n° 21-12.238 P, D. 2022. 1038
; ibid. 1875, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau
), elle considère que « le délai de prescription de l’action en nullité d’un acte de cession de parts sociales pour fraude ne court qu’à compter du jour de sa découverte » et que « la présomption de connaissance de l’acte résultant de sa publication au registre du commerce et des sociétés, laquelle n’est destinée qu’à assurer l’opposabilité de cet acte aux tiers, ne s’applique pas dans les rapports entre les parties à l’acte ». En l’espèce, la cour d’appel ne pouvait donc pas considérer que l’action des actes de cession conclus entre 2006 et 2008 était prescrite au motif que l’associée cessionnaire était réputée avoir été informée des agissements frauduleux par la publication des actes au registre du commerce et des sociétés. Les juges de renvoi devront donc faire courir le délai de prescription à compter de la découverte effective du fondement (la fraude) invoqué à la nullité.
Com. 18 sept. 2024, F-B, n° 22-24.646
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