Majeurs protégés : interprétation stricte de l’altération des facultés corporelles de nature à empêcher l’expression d’une volonté
En application des articles 425, alinéa 1er et 440, alinéa 1er, du code civil, l’ouverture d’une mesure de curatelle exige la constatation par les juges du fond, d’une part, de l’altération, médicalement constatée, soit des facultés mentales de l’intéressé, soit de l’altération de ses facultés corporelles de nature à empêcher l’expression de sa volonté, et, d’autre part, de la nécessité pour celui-ci d’être assisté ou contrôlé de manière continue dans les actes importants de la vie civile. Dès lors, viole ces textes une cour d’appel qui, pour maintenir une mesure de curatelle, retient que l’altération des facultés corporelles de la personne est de nature à empêcher l’expression de sa volonté, dès lors que celle-ci requiert l’installation préalable d’un matériel informatique par une tierce personne.
Dans cet arrêt à la portée significative, et dont les travaux préparatoires sont publiés sur le site internet de la Cour de cassation, la première chambre civile retient une interprétation restrictive de l’altération des facultés corporelles de nature à empêcher l’expression de la volonté, au sens de l’article 425 du code civil.
Pour situer le contexte, rappelons que le juge des contentieux de la protection peut prononcer la mainlevée d’une mesure de protection judiciaire (C. civ. art. 443, al. 1er) lorsque les causes qui ont déterminées son ouverture ont disparu (A. Caron-Déglise et N. Peterka [dir.], Protection de la personne vulnérable 2024/2025, Dalloz Action, 2023, nos 331.81, p. 589 s.). La diminution de la capacité juridique d’une personne majeure, consécutive à l’ouverture d’une mesure de protection judiciaire, est subordonnée à trois conditions : une altération des facultés personnelles (1) entraînant un besoin de protection (2), le tout devant être médicalement constaté (3). Au titre de la première condition, lorsque la personne souffre d’une altération de ses facultés corporelles, en raison notamment d’un handicap physique, l’article 425 du code civil impose de démontrer que cette altération est de nature à empêcher l’expression de la volonté. C’est sur ce point que se situe, en l’espèce, le nœud du problème : la majeure protégée estime que, malgré son handicap, elle est en mesure d’exprimer sa volonté, raison pour laquelle elle demande la mainlevée de sa curatelle renforcée.
Elle est déboutée aussi bien en première instance qu’en appel. Au soutien de sa décision, la Cour d’appel de Limoges relève que la personne protégée ne peut communiquer qu’avec l’assistance d’un ordinateur, après avoir été équipée, à l’aide d’un tiers, d’un casque muni d’une tige métallique grâce auquel elle peut écrire sur le clavier. Elle en déduit que, sans cette assistance matérielle et l’aide d’un tiers, l’altération des facultés corporelles empêche bien la personne d’exprimer sa volonté. Le pourvoi formé par la majeure protégée défend évidemment une position inverse : fût-ce avec une aide matérielle et l’assistance d’un tiers, elle peut émettre et transmettre sa volonté.
Émerge alors devant la Cour de cassation un conflit d’interprétations sur la manière d’apprécier l’impossibilité d’exprimer une volonté en raison d’une altération des facultés corporelles, au sens de l’article 425 du code civil. Cette impossibilité doit-elle s’apprécier de manière intrinsèque, au regard du seul état de santé de la personne, ou de manière absolue, par la démonstration que la volonté empêchée ne peut être compensée, y compris par une aide extrinsèque ? La première chambre civile de la Cour de cassation a opté pour la seconde interprétation : « dotée, fût-ce par un tiers, d’un matériel adéquat, [la personne protégée] pouvait exprimer sa volonté ». En conséquence, dans cette hypothèse, la mainlevée de la mesure aurait dû être prononcée.
À première vue, la solution, inédite, est à saluer puisqu’elle est justifiée à plus d’un titre. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de penser que la difficulté aurait pu (dû ?) être évitée si le législateur avait rendu obligatoire une évaluation pluridisciplinaire (ou multidimensionnelle) systématique des besoins concrets de la personne concernée. En creux, l’affaire est symptomatique des limites d’une évaluation médico-centrée prédominante qui, cette fois-ci, a été la cause de dérives dans l’application des textes.
Une solution inédite à saluer
Le caractère inédit de la solution est à souligner pour rendre compte de son intérêt, avant d’expliquer en quoi elle est justifiée.
Depuis les années 1990, la Cour de cassation est intervenue à plusieurs reprises pour censurer des décisions dans lesquelles les juges du fond ne démontraient pas en quoi l’altération des facultés corporelles empêchait réellement l’expression d’une volonté. Pêle-mêle, ont été censurées des décisions prononçant l’ouverture d’une mesure de protection ou refusant sa mainlevée parce que la personne souffrait d’une déficience visuelle (Civ. 1re, 9 mars 1994, n° 92-12.232, RTD civ. 1994. 323, obs. J. Hauser
; Defrénois 1994. 1103, obs. J. Massip ; 30 sept. 2009, n° 09-10.127, AJ fam. 2009. 457, obs. L. Pécaut-Rivolier
; 27 mars 2024, n° 22-13.325, D. 2024. 1203, obs. J.-J. Lemouland et D. Noguéro
; AJ fam. 2024. 307, obs. C. Lesay
; Dr. fam. 2024, n° 6, comm. 81, obs. I. Maria ; RJPF 2024, n° 291, obs. G. Raoul-Cormeil), de problèmes de vue, d’une mauvaise audition et des difficultés de déplacement (Civ. 1re, 3 janv. 2006, n° 02-19.537, RTD civ. 2006. 282, obs. J. Hauser
), d’une sclérose en plaque (Civ. 1re, 17 oct. 2007, n° 06-14.155, D. 2009. 2183, obs. J.-J. Lemouland, D. Noguéro et J.-M. Plazy
), d’une perte d’autonomie physique qu’elle minimisait (Civ. 1re, 21 nov. 2018, n° 17-22.777, Dalloz actualité, 4 déc. 2018, obs. N. Peterka ; D. 2018. 2306
; ibid. 2019. 1412, obs. J.-J. Lemouland et D. Noguéro
; AJ fam. 2019. 42, obs. É. Pecqueur
) ou encore parce que sa tétraplégie était de nature à « gêner » mais non à empêcher l’expression de sa volonté (Civ. 1re, 15 juill. 1999, n° 97-17.530, Dr. fam. 1999. 130, note T. Fossier ; Defrénois 2000. 113, obs. J. Massip).
La difficulté à laquelle la Cour de cassation a été confrontée dans l’affaire ici rapportée est différente. La cour d’appel a fait l’effort de démontrer en quoi, selon elle, la majeure protégée n’était pas en mesure de s’exprimer, en s’en tenant à une certaine vision du texte. Il en résulte que la première chambre civile doit résoudre une difficulté nouvelle relative, cette fois-ci, à l’intensité de l’impossibilité pour le majeur protégé ou à protéger d’exprimer sa volonté à cause de l’altération de ses facultés physiques. À l’inverse des arrêts précédents, elle est amenée à interpréter l’article 425 du code civil afin d’en combler les interstices.
La Cour opte ainsi pour une interprétation maximaliste ou extensive de l’impossibilité d’exprimer une volonté afin d’en limiter les hypothèses d’application. Si la solution était prévisible, l’arrêt est avare sur les raisons qui ont poussé la Cour à préférer telle interprétation du texte plutôt qu’une autre. Certes, la lecture des travaux préparatoires fournit des éléments de réponse attendus, mais peut-être aurait-il fallu être plus explicite dans la lettre de l’arrêt. C’est bien là le seul « regret » que l’on pourrait avoir, tant la solution se justifie par la ratio legis du texte et est conforme aux principes généraux du droit des majeurs protégés.
D’une part, lors des travaux parlementaires ayant conduit à la réforme du 5 mars 2007, la commission des lois « a adopté un amendement ayant pour objet de substituer au mot ‘‘entraver’’ le mot ‘‘empêcher’’, afin que l’ouverture d’une mesure de protection juridique en cas d’altération des facultés corporelles soit subordonnée à une impossibilité absolue pour la personne d’exprimer sa volonté » (E. Blessing, Rapport fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi (n° 3462), portant réforme de la protection juridique des majeurs, n° 3557, Ass. nat., 10 janv. 2007, p. 129). Autrement dit, l’intention du législateur est claire et la Cour s’y conforme. Outre la recherche de l’intention du législateur, l’interprétation du texte aurait aussi pu être guidée par la théorie générale du droit des majeurs protégés. En effet, la fonction de principe de la capacité juridique pour les personnes majeures (C. civ., art. 414) fonde deux règles d’interprétation des règles du droit des majeurs protégés : un principe d’interprétation stricte (v. déjà, L. Josserand, Cour de droit positif français, t. 1, 3e éd., Sirey, 1938, n° 306, p. 203 ; G. Baudry-Lacantinerie, Précis de droit civil, t. 1, L. Larose et Forcel, 1882, n° 976, p. 618) et un principe d’interprétation in favorem, au bénéfice de la capacité juridique (Civ. 1re, 6 déc. 2018, avis n° 18-70.011, Dalloz actualité, 20 déc. 2018, obs. N. Peterka ; D. 2019. 365
, note N. Peterka
; ibid. 840, chron. S. Vitse, I. Kloda, C. Barel, V. Le Gall, J. Mouty-Tardieu, R. Le Cotty et C. Azar
; ibid. 1412, obs. J.-J. Lemouland et D. Noguéro
; AJ fam. 2019. 41, obs. G. Raoul-Cormeil
; JCP 2018, n° 1338, note D. Noguéro ; Dr. fam. 2019, n° 64, note I. Maria ; Defrénois 2019. 21, note A. Gosselin-Gorand ; Gaz. Pal. 2019, n° 347, p. 72, note C. Robbe et C. Schlemmer-Bégué ; Defrénois, 2019, n° 145s6, p. 26, note J. Combret). L’ambiguïté de l’article 425 aurait alors pu être levée par le truchement de ces deux principes : le législateur n’a pas indiqué que l’impossibilité d’exprimer une volonté doit être caractérisée au regard du seul état de santé de la personne (interprétation stricte), de sorte qu’une personne présentant un handicap physique doit préserver sa capacité juridique, à moins qu’elle soit dans l’impossibilité absolue, même avec une aide extérieure, d’exprimer sa volonté (interprétation in favorem).
D’autre part, les principes de nécessité (C. civ., art. 415 et 428) et de subsidiarité (C. civ., art. 428) commandent de restreindre la capacité juridique d’une personne majeure lorsque c’est strictement nécessaire, compte tenu des besoins de la personne et dès lors que des outils moins contraignants sont insuffisants à assurer la protection de ses intérêts (sur ces principes, v. parmi d’autres, M. Rebourg, Les principes directeurs de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection juridique des majeurs, Dr. fam. 2007, n° 5, étude 16 ; T. Fossier, Le statut civil de la personne vulnérable gouverné par des principes fondamentaux, JCP N 2008, n° 36, 1277 ; H. Fulchiron et A. Caron-Déglise, La protection judiciaire des majeurs : nouveau droit, nouveaux droits, RLDC 2010, n° 73 ; R. Mesa, Les principes de nécessité et de subsidiarité en matière de protection des majeurs, RLDC 2012, n° 95). Partant, si la personne, malgré l’altération de ses facultés physiques, peut exprimer sa volonté grâce à des moyens extérieurs, primo, il n’est pas impératif de restreindre sa capacité juridique afin qu’un tiers intervienne, ad validitatem, dans l’exercice de ses droits, et secundo, des mesures moins contraignantes et plus adaptées doivent être envisagées. L’arrêt s’inscrit parfaitement dans cette voie.
Au surplus, il respecte les prescriptions et l’esprit de l’article 12 de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées en ce que la Cour se refuse à restreindre la capacité juridique de la personne concernée à cause de son handicap physique. En somme, respect de l’intention du législateur, conformité aux principes de nécessité et de subsidiarité, sauvegarde des droits fondamentaux des personnes concernées à la lumière des textes internationaux : autant de raisons qui devraient conduire la doctrine à saluer cette décision.
Une évaluation médico-centrée prédominante
Mais au-delà de l’arrêt stricto sensu, l’affaire met en exergue les limites de l’évaluation médico-centrée des besoins de la personne conduisant à restreindre sa capacité juridique (C. civ., art. 431). Le certificat médical continue d’être la pièce maîtresse de la procédure (F. Fresnel, Le certificat médical, une pièce maîtresse de la mesure de protection des majeurs, D. 2010. 2656
), malgré sa qualité inégale en pratique (P.-O. Danino, L’intérêt saisi par le juge, in K. Lefeuvre et S. Moisdon-Chataigner, Protéger les majeurs vulnérables. L’intérêt de la personne protégée, Presses de l’EHESP, 2017, p. 98 ; A. Caron-Déglise, L’évolution de la protection juridique des personnes, Rapport de mission interministérielle, 2018, p. 30) alors que cela fait plus de vingt d’ans que l’idée d’une évaluation pluridisciplinaire est préconisée (v. déjà, J. Favard, Rapport définitif sur le dispositif de protection des majeurs, groupe de travail interministériel, Doc. fr., avr. 2000 ; plus réc., Défenseur des droits, Protection juridique des personnes vulnérables, Rapport, sept. 2016, p. 24-25 ; A. Caron-Déglise, L’évolution de la protection juridique des personnes, préc., p. 33 s.).
Recueillir des informations notamment sur l’environnement social, l’habitat, l’entourage, les aides et les démarches mises en œuvre sont pourtant nécessaires pour que les juges du fond puissent se livrer à un examen concret et global des besoins de la personne. Au contraire, fixer son regard sur les aptitudes internes de la personne, par le biais d’une expertise médicale, conduit, comme a pu le faire la cour d’appel en l’espèce, à tronquer la réalité, à minimiser le rôle de l’entourage et des aides dont bénéficiait la majeure protégée. Pire, cela revient indirectement à stigmatiser la personne en raison de son handicap (v. E. Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Les Éditions de Minuit, 1975, spéc. p. 15), à décrédibiliser sa capacité d’agir par méconnaissance de sa situation de vulnérabilité.
On ne peut donc s’empêcher de remettre une pièce dans la machine (v. déjà, notre thèse, G. Millerioux, La capacité juridique des majeurs vulnérables, LGDJ-Lextenso, 2022, nos 349 s., p. 345 s.). Il est vrai que, depuis la loi du 23 mars 2019, l’alinéa 3 de l’article 431 du code civil dispose que « lorsque le procureur de la République est saisi par une personne autre que l’une de celles de l’entourage du majeur, énumérée au premier alinéa de l’article, la requête transmise au juge des tutelles comporte en outre, à peine d’irrecevabilité́, les informations dont cette personne dispose sur la situation sociale et pécuniaire de la personne qu’il y a lieu de protéger et l’évaluation de son autonomie ainsi que, le cas échéant, un bilan des actions personnalisées menées auprès d’elle […] ». Il ne reste plus qu’un pas à franchir pour étendre cette règle à l’ensemble des requêtes à fins d’ouverture ou de mainlevée d’une mesure de protection.
Civ. 1re, 12 juin 2025, F-B, n° 24-12.767
par Guillaume Millerioux, Maître de conférences en droit privé, Université Polytechnique Hauts-de-France
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