Maladie professionnelle : l’audiogramme prescrit par le tableau n° 42 est désormais couvert par le secret médical

L’audiogramme requis par le tableau n° 42 des maladies professionnelles (MP) constitue un élément de diagnostic de l’atteinte auditive de la victime couvert par le secret médical de sorte que l’employeur ne peut consulter ce document au sein du dossier constitué par la caisse à la fin de l’instruction.

Par plusieurs arrêts rendus le 13 juin 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation opère un revirement de sa jurisprudence qui imposait la communication à l’employeur de l’audiogramme en tant qu’élément constitutif de la maladie désignée par le tableau MP n° 42 « atteinte auditive provoquée par les bruits lésionnels ».

Pour rappel, l’instruction d’une maladie désignée par l’un des tableaux des maladies professionnelles est régie par les articles L. 461-1 et suivants du code de la sécurité sociale, qui prévoient une présomption d’imputabilité au travail si l’affection est contractée dans les conditions administratives et médicales mentionnées par ledit tableau. La Cour de cassation admet que les résultats des examens médicaux prescrits par les tableaux MP qui constituent des éléments de diagnostic de l’affection sont protégés par le secret médical et ne doivent pas être mis à la disposition de l’employeur lors de l’instruction du dossier AT-MP (par ex., le scanner, Civ. 2e, 17 janv. 2008, n° 07-13.356 B ; l’IRM, Civ. 2e, 29 mai 2019, n° 18-14.811 B, D. 2019. 1179 ). Cependant la Haute juridiction a toujours distingué l’audiogramme prescrit par le tableau MP n° 42 des examens médicaux couverts par le secret médical dû à la victime (Soc. 19 oct. 1995, n° 93-12.329 ; Civ. 2e, 11 oct. 2018, n° 17-18.901).

Dans ces affaires, le contentieux porte sur la mise à disposition de l’audiogramme prévu par le tableau n° 42 des maladies professionnelles, permettant de diagnostiquer l’atteinte auditive professionnelle de la victime, et conservé par le service du contrôle médical de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). Les CPAM ont refusé de mettre à la disposition de l’employeur le document au sein du dossier AT-MP, constitué des pièces obligatoires prévues à l’article R. 441-13 du code de la sécurité sociale (devenu art. R. 441-14), sous couvert du secret médical dû à la victime. La partie employeur a obtenu auprès des juges du fond l’inopposabilité de la prise en charge de la maladie au titre de l’assurance AT-MP pour non-respect du principe du contradictoire conformément à la jurisprudence constante de la Cour de cassation.

La caisse doit-elle mettre à disposition de l’employeur l’audiogramme requis par le tableau des maladies professionnelles n° 42 en vertu du principe du contradictoire de la procédure d’instruction AT-MP ?

La Cour de cassation opère un revirement de jurisprudence et annule les arrêts des juges du fond. L’audiogramme devient un élément de diagnostic de la maladie couvert par le secret médical dû à la victime. La réglementation régissant la procédure d’instruction AT-MP ne permet pas la levée du secret médical pour connaître l’audiogramme de sorte que seul le recours devant le juge préserve le principe du contradictoire à l’égard de l’employeur.

Une nouvelle solution protectrice du secret médical

Lorsque l’instruction du dossier AT-MP dépend de données médicales du salarié, le principe du contradictoire de la procédure d’instruction et le secret médical dû à la victime semblent difficilement conciliables. En effet, le principe du contradictoire construit par la jurisprudence de la Cour de cassation garantit à chaque partie le droit de prendre connaissance de l’ensemble des éléments à partir desquels la caisse fonde sa décision à l’issue de l’instruction du dossier AT-MP. Quant au secret médical, il est consacré par l’article L. 1110-4 du code de la santé publique comme le droit du patient au respect de sa vie privée et recouvre l’ensemble des informations porté à la connaissance du professionnel de santé dont la violation est sanctionnée pénalement. Selon l’article 226-14 du code pénal, les seules dérogations possibles au secret médical sont celles permises par la loi.

L’enjeu est donc de savoir si l’employeur a le droit au nom du principe du contradictoire de prendre connaissance de l’audiogramme qui a pour objet de retranscrire les résultats de l’examen médical d’audiométrie imposé par le tableau MP n° 42 pour caractériser l’origine professionnelle de la perte auditive du salarié. Les CPAM soutiennent aux pourvois, avec l’intervention du Conseil national de l’ordre des médecins, que ce document médical ne fait l’objet d’aucune dérogation au secret médical dû à la victime et doit être seulement étudié par le médecin-conseil dans le cadre de sa mission prévue aux articles L. 315-1 et suivants du code de la sécurité sociale.

Dans sa jurisprudence antérieure, la Cour de cassation a toujours promu le caractère contradictoire de la procédure d’instruction en distinguant cet audiogramme des autres examens complémentaires prescrits par les tableaux des maladies professionnelles. Cette différence est justifiée par la possibilité que les professionnels de santé indiquent au sein d’examens médicaux comme le scanner ou l’IRM, des informations étrangères à l’existence de la pathologie visée par le tableau MP, au risque de révéler des données médicales couvertes par le secret médical alors que les résultats de l’audiogramme sont nécessairement circonscrits aux éléments fixés par le tableau MP n° 42 permettant d’établir l’existence ou non de l’atteinte auditive d’origine professionnelle. L’audiogramme – en tant que compte-rendu de l’audiométrie – revêtait le caractère d’une condition de fond de la reconnaissance de la maladie professionnelle désignée par le tableau MP n° 42 et échappait en tant que tel au secret médical. En qualifiant l’audiogramme d’élément constitutif de la maladie professionnelle, la Haute juridiction permettait ainsi qu’il figure dans le dossier mis à disposition de l’employeur sous peine d’inopposabilité de la décision de prise en charge (Civ. 2e, 10 oct. 2013, n° 12-24.271 ; 11 oct. 2018, n° 17-18.901 ; 28 nov. 2019, n° 18-18.209).

En l’espèce, au regard des données médicales relatives à la capacité auditive de l’assuré indiquées au sein de l’audiogramme et qui ne se limitent pas à constater l’existence de la maladie professionnelle, la Haute juridiction doit admettre que ce document est protégé par le secret médical de sorte que l’employeur ne peut obtenir sa consultation. Après examen de l’audiogramme, seul l’avis du médecin-conseil sur l’existence de la pathologie d’origine professionnelle émise au sein d’un document médico-administratif, sans informations médicales de l’assuré, doit être ajouté au dossier AT-MP mis à disposition en vertu de l’article R. 441-13 du code de la sécurité sociale (devenu art. R. 441-14).

La Cour de cassation qualifie désormais l’audiogramme mentionné au tableau n° 42 des maladies professionnelles comme un élément du diagnostic couvert par le secret médical qui ne peut faire l’objet d’une dérogation lors de la procédure d’instruction AT-MP. Cette solution nouvelle amène la Haute juridiction à reprendre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur la conciliation des droits fondamentaux de l’employeur à une procédure contradictoire et au secret médical dû à la victime.

Le principe du contradictoire à l’égard de l’employeur garanti par le recours au juge

Bien que la CPAM se fonde sur l’audiogramme pour statuer sur le caractère professionnel de la maladie du salarié dans le cadre du tableau MP n° 42, l’employeur n’est pas en droit d’accéder à cet élément de preuve couvert par le secret médical. Après vérifications des conditions administratives du tableau MP, l’avis du médecin-conseil s’impose de fait sur l’existence de la pathologie d’origine professionnelle à l’issue de la procédure d’instruction.

Pour justifier du caractère contradictoire de la procédure d’instruction à l’égard de l’employeur, la Cour de cassation reprend en l’espèce la décision du 27 mars 2012 de la Cour européenne (CEDH 27 mars 2012, Eternit c/ France, n° 20041/10, RDSS 2012. 586, obs. T. Tauran ) « l’équilibre entre le droit de la victime au respect du secret médical et le droit de l’employeur à une procédure contradictoire dès le stade de l’instruction de la déclaration de la maladie professionnelle par la CPAM est préservé par la possibilité pour l’employeur contestant le caractère professionnel de la maladie de solliciter du juge la désignation d’un expert à qui seront remises les pièces composant le dossier médical de la victime ». Le secret médical et le caractère contradictoire de l’instruction sont préservés grâce à la possibilité pour l’employeur de saisir le juge afin d’obtenir une mesure d’instruction sur les éléments médicaux du dossier en application des articles L. 142-10 et suivants du code de la sécurité sociale.

Au stade du contentieux, si l’employeur peut avoir accès, par l’intermédiaire d’un médecin mandaté par ses soins, au rapport médical justifiant la décision prise par la caisse, la Cour de cassation n’a pas précisé en l’espèce que, selon la solution de la Cour européenne, le juge n’est nullement tenu d’ordonner une mesure d’expertise médicale dès lors qu’il s’estime suffisamment informé sans porter atteinte au droit à un procès équitable.

Cette faculté du juge d’ordonner la mesure d’instruction en cas de saisine de l’employeur a été reprise au sein de l’arrêt rendu le 11 janvier 2024 relatif à un contentieux médical porté devant la commission médicale de recours amiable (Civ. 2e, 11 janv. 2024, n° 22-15.939 B). En cas de recours préalable, l’employeur peut saisir cette commission pour toute contestation d’ordre médical qu’il s’agisse du lien de causalité entre la lésion et l’activité professionnelle du salarié ou la durée des arrêts de travail et leur imputabilité à l’accident du travail ou la maladie professionnelle pris en charge par exemple. La procédure instituée pour ces recours autorise la levée du secret médical entre le médecin-conseil du service du contrôle médical de la caisse et le médecin mandaté par l’employeur (CSS, art. L. 142-6, R. 142-8-2 et R. 142-8-3). Cependant, l’absence de transmission du rapport médical et de l’avis du médecin-conseil justifiant la décision contestée au médecin mandaté par l’employeur n’a pas entraîné l’inopposabilité de la décision implicite de rejet de la caisse. La Cour de cassation s’est alignée sur la Cour européenne en motivant sa décision sur la possibilité du recours au juge à l’expiration du délai de rejet implicite afin d’obtenir la communication du rapport médical dans les conditions prévues par les articles L. 142-10 et R. 142-16-3 du code de la sécurité sociale bien qu’il ne soit pas tenu d’ordonner l’expertise médicale s’il considère les pièces administratives du dossier réunies par la caisse suffisantes.

De fait, que ce soit au stade du recours préalable ou au stade du recours contentieux, l’employeur peut ne jamais obtenir la communication de pièces médicales portant sur le lien de causalité entre la lésion ou l’affection et l’activité professionnelle de son salarié par le biais du médecin qu’il mandate. Si la consultation du dossier AT-MP doit permettre à l’employeur de vérifier que les conditions du tableau MP sont effectivement réunies et d’émettre des observations à la caisse, les éléments médicaux déterminants pour la prise en charge de la pathologie sont protégés par le secret médical.

La garantie du principe contradictoire de la procédure d’instruction AT-MP par le recours au juge peut être considérée insuffisante mais il revient toujours à la caisse de sécurité sociale d’apporter la preuve que les conditions de prise en charge de la maladie du salarié sont d’origine professionnelle dans le contentieux qui l’oppose à l’employeur. À défaut d’éléments de preuve suffisants, la décision de prise en charge définitivement acquise au salarié sera inopposable à l’employeur et il n’aura pas à supporter les coûts de l’indemnisation.

 

Civ. 2e, 13 juin 2024, FS-BR, n° 22-15.721

Civ. 2e, 13 juin 2024, FS-BR, n° 22-22.786

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