Marque tridimensionnelle VESPA : appréciation plus souple de l’acquisition du caractère distinctif par l’usage ?
Par cet arrêt Vespa du 29 novembre 2023, le Tribunal de l’Union européenne rappelle que les critères d’appréciation du caractère distinctif intrinsèque des marques tridimensionnelles sont identiques à ceux des autres catégories de marques ; même s’il reste difficile de démontrer ledit caractère. Le caractère distinctif acquis par l’usage doit être établi pour l’ensemble de l’Union européenne, sans forcément que la preuve ne soit rapportée pour chaque État membre pris individuellement et cette preuve peut se rapporter à un usage de la marque considérée sous une forme légèrement modifiée.
Après environ dix années de contentieux au niveau de l’Union européenne, sans évoquer les litiges du même type en Italie, avec l’arrêt du Tribunal de l’Union du 29 novembre 23, voici une étape importante de la saga de la protection de la célèbre Vespa en tant que marque tridimensionnelle.
Aux origines de cet arrêt, en mars 2013, Piaggio dépose pour des scooters et modèles réduits de scooters (classes 12 et 28), une demande de marque 3D visant l’Union européenne pour la forme d’un scooter Vespa (le LX).
Après l’émission d’une objection fondée sur le manque de caractère distinctif intrinsèque, au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement (CE) n° 207/2009 (devenu art. 7, § 1, ss. b), du règl. [UE] 2017/1001), l’enregistrement a été acquis le 16 janvier 2014 sur la base de la réponse de la requérante qui invoquait le caractère distinctif acquis par l’usage de cette marque (dispositions de l’art. 7, § 3, du règl. [CE] n° 207/2009, devenu art. 7, § 3, du règl. [UE] 2017/1001).
En avril 2014, une société chinoise (Zhejiang Zhongneng Industry Group Co. Ltd) attaque en nullité devant l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), la marque concernée pour atteinte à un modèle antérieur, absence de caractère distinctif intrinsèque ou acquis par l’usage, valeur substantielle donnée à la marque par sa forme.
La division d’annulation rejette cette action en 2020. La société chinoise forme alors un recours en 2021 auquel la chambre des recours va faire droit en relevant d’une part l’absence de caractère distinctif intrinsèque de la marque et d’autre part en considérant que les preuves et arguments de Piaggio étaient insuffisants pour démontrer l’acquisition du caractère distinctif par l’usage de la marque sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne.
Piaggio saisit alors le Tribunal de l’Union européenne aux fins de faire infirmer la décision de la chambre des recours ayant invalidé sa marque tridimensionnelle.
Sur le fond, la requérante invoquait deux moyens :
- la violation des règles relatives à l’appréciation du caractère distinctif intrinsèque ;
- la violation des règles relatives à l’appréciation du caractère distinctif acquis par l’usage.
Caractère distinctif intrinsèque ?
Sur le premier moyen, sans surprise, la société Piaggio succombe à nouveau. Le Tribunal valide l’appréciation de la chambre des recours en ce qu’elle a considéré que la forme représentée par la marque contestée ne divergeait pas de manière significative des habitudes du secteur et qu’elle ne constituait qu’une variante de la forme caractéristique d’un scooter (pt 54) et qu’ainsi elle était dépourvue de caractère distinctif pour les produits de l’espèce.
Le Tribunal rappelle la règle bien établie suivant laquelle les critères d’appréciation du caractère distinctif des marques tridimensionnelles sont les mêmes que ceux applicables aux autres catégories de marques. Ainsi, une marque sera considérée comme distinctive si elle permet aux consommateurs de déterminer l’origine du produit qui en est revêtu. Toutefois, il cite également les jurisprudences constantes indiquant que les consommateurs d’attention moyenne n’ont pas pour habitude de présumer l’origine des produits en se fondant sur leur forme et qu’ainsi il pourrait être plus difficile d’établir le caractère distinctif d’une marque tridimensionnelle.
Aux points 37 et 38, sont rappelées aussi les décisions relevant que plus la forme dont l’enregistrement est sollicité se rapproche de la forme probable du produit en cause, plus il est vraisemblable que ladite forme sera dépourvue de caractère distinctif et ne pourra ainsi pas constituer une marque valable.
De façon sévère, mais logique et totalement conforme à la tendance en ce domaine, pas d’issue pour la marque qui reste dépourvue de caractère distinctif per se.
Caractère distinctif acquis par l’usage ?
En revanche, le Tribunal infirme la position de la chambre des recours pour ce qui concerne l’appréciation du caractère distinctif par l’usage et la prise en considération des preuves fournies à cet égard.
Piaggio voit sa marque renaître, au moins jusqu’à l’appréciation du caractère distinctif par l’usage qui sera faite sur renvoi.
Les points sur lesquels le raisonnement de la chambre des recours est condamné ont trait à la portée territoriale de la preuve, à la nécessité d’avoir une appréciation globale des éléments fournis et à la forme de la marque exploitée dans les documents transmis.
Pour ce qui concerne la portée territoriale de la preuve, rien de nouveau dans cet arrêt, mais un rappel d’une évolution essentielle déjà impulsée par les instances communautaires afin de permettre aux titulaires de marques de pouvoir apporter leur preuve sur l’Union européenne de façon plus raisonnable.
Si le caractère distinctif acquis par l’usage doit bien être établi sur l’intégralité du territoire de l’Union européenne, il n’est pas nécessaire que la preuve d’une telle acquisition soit apportée pour chaque État membre pris individuellement. Les jurisprudences Lindt et Kit Kat sont une nouvelle fois confirmées (CJUE 24 mai 2012, Chocoladefabriken Lindt & Sprüngli c/ OHMI, aff. C-98/11, D. 2014. 326, obs. J.-P. Clavier, N. Martial-Braz et C. Zolynski
; 25 juill. 2018, Société des produits Nestlé e.a. c/ Mondelez UK Holdings & Services, aff. C-84/17, C-85/17 et C-95/17).
Il est ainsi rappelé qu’il est notamment possible de regrouper les preuves pour plusieurs États membres, par exemple lorsqu’il est établi qu’ils font partie du même réseau de distribution au niveau des stratégies de marketing. Dans les faits, ceci n’est pas toujours aisé pour les titulaires de marque, mais force est de relever que ceci devrait encore profiter à Piaggio devant la chambre de recours qui statuera sur renvoi.
Pour ce qui relève de l’appréciation globale des éléments de preuve, rien de neuf non plus, mais les divergences de perception entre les instances démontrent que cet exercice reste délicat. Piaggio avait fourni un nombre très important de documents, allant bien au-delà des habituels tableaux fournissant les volumes de vente, les parts de marché, les investissements publicitaires ou même les sondages d’opinion devenus classiques.
Il nous est rappelé que la preuve peut être faite par tout moyen. Cela peut être des Vespa dans des films renommés ou cultes, la présence d’une Vespa au musée d’art moderne de New York (MOMA), des extraits de journaux rapportant que la Vespa est l’un des douze objets ayant marqué le design mondial, l’existence de nombreux clubs Vespa dans plusieurs États membres…
Dernier point, non moins important, la marque en question représente le modèle de Vespa LX, alors que la majorité des éléments de preuve du dossier ne se rapporte pas directement à cette représentation, mais plutôt à la « Vespa » en général. La chambre de recours a écarté bon nombre de ces preuves en considérant qu’il ne s’agissait pas de la marque en cause. Le Tribunal condamne l’appréciation de la chambre des recours en estimant qu’elle a commis une erreur d’appréciation en considérant que ces éléments n’étaient pas pertinents alors que l’apparence d’ensemble des Vespa est demeuré la même depuis 1945 (pt 105). Il invite ainsi à considérer, dans le cadre de l’examen du caractère distinctif acquis par l’usage, l’usage de la marque sous une forme légèrement modifiée pour autant que le public pertinent percevra les scooters en cause comme provenant d’une même entreprise compte tenu de leur apparence d’ensemble identique.
Les légères variations dans le temps n’altèrent pas le mythe, mais le renforcent. Dans cette décision, le Tribunal confirme ainsi une appréciation plus souple des preuves à fournir pour étayer du caractère distinctif acquis par l’usage des marques. Ladite appréciation qui n’est pas réservée aux marques tridimensionnelles, mais qui s’appliquera certainement à toutes les catégories de marques, est plus réaliste, même si elle peut rester assez complexe en pratique.
Pour conclure sur Piaggio, malgré cette décision qui laisse fortement espérer que la chambre des recours confirmera l’acquisition du caractère distinctif par l’usage de la marque tridimensionnelle Vespa, restera l’épineuse question de la valeur substantielle donnée à la marque par sa forme. Elle pourrait être la rançon de la gloire des Vespa. Espérons ainsi que cette décision ne soit pas une victoire à la Pyrrhus.
Trib. UE 29 nov. 2023, aff. T-19/22
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