Méconnaissance d’une clause d’élection de for et articulation entre le règlement Bruxelles I bis et les règles de compétence issues d’une convention internationale
Le règlement Bruxelles I bis interdit aux juridictions d’un État membre appelées à reconnaître une décision rendue par une juridiction d’un autre État membre, et dont la compétence est fondée sur des règles issues d’une convention internationale, d’une part, de contrôler la compétence de cette juridiction et, d’autre part, de refuser la reconnaissance de la décision rendue par cette juridiction en raison de la méconnaissance d’une clause d’élection de for.
La construction d’un espace judiciaire européen ne peut s’effectuer sans tenir compte des conventions internationales auxquelles les États membres sont par ailleurs parties. Les difficultés qui découlent de cette cohabitation sont d’autant plus importantes lorsque ces conventions contiennent des règles de droit international privé susceptibles d’interférer avec le système européen dont les règles sont, aux termes de certains instruments, dotées d’un champ d’application matériel particulièrement étendu, à l’image du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dit « Bruxelles I bis », concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.
L’arrêt rendu par la Cour de justice le 21 mars 2024 illustre de telles difficultés.
Mais avant d’appréhender la portée de la solution, présentons d’abord, plus précisément, l’environnement qui lui a donné naissance.
Contexte litigieux
En l’espèce, la difficulté résultait de la survenance d’un vol de marchandises lors de leur transport depuis les Pays-Bas vers la Lituanie. L’assureur a demandé réparation au transporteur devant les juridictions lituaniennes en vertu d’une clause d’élection de for stipulée au sein du contrat de transport. Néanmoins, de son côté, le transporteur avait déjà engagé une procédure aux Pays-Bas afin de faire déclarer sa responsabilité limitée. Avant de faire droit à cette demande, le juge néerlandais s’est déclaré compétent en se fondant sur les règles de compétences contenues à l’article 31, § 1, de la Convention de Genève du 19 mai 1956 relative au contrat de transport international de marchandises par route (ci-après CMR) – ratifiée par plus de cinquante États, dont tous les États membres de l’Union européenne – dont l’application est préservée par le règlement Bruxelles I bis, l’article 71 mentionnant ne pas affecter « les conventions auxquelles les États membres sont parties et qui, dans des matières particulières, régissent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l’exécution des décisions » (on notera que la disposition était déjà présente sous l’empire du règl. Bruxelles I).
Les juridictions lituaniennes ayant reconnu le jugement néerlandais, l’assureur a fait valoir, aux termes de son pourvoi devant la Cour suprême de Lituanie, qu’en cas de concours entre les règles de compétence de la CMR et le règlement Bruxelles I bis, l’article 25 de ce dernier devait prévaloir, cette disposition qualifiant d’exclusive la compétence de la juridiction élue par les parties.
Aussi la question préjudicielle posée à la Cour de justice avait-elle pour objet de déterminer, en substance, si le règlement Bruxelles I bis permet d’appliquer les règles de la compétence de la CMR alors qu’existe une clause d’élection de for entre les parties et si, en outre, il est possible de refuser la reconnaissance de la décision étrangère, qui s’est déclarée compétente en vertu des règles issues de la CMR, malgré l’existence d’une clause d’élection de for.
Portée de la solution
À l’aune des deux questions précitées, la Cour de justice a concentré son raisonnement sur deux aspects spécifiques, à savoir d’une part le contrôle de la compétence de la juridiction étrangère et, d’autre part, la violation de la clause d’élection de for en tant que motif de non-reconnaissance.
1. Il convient, à titre liminaire, de rapeller que la Cour de justice avait déjà eu à traiter de la question de l’articulation entre les régles de compétence de la CMR et celles issues du règlement Bruxelles I bis (arrêts rendus sur le fondement du règl. Bruxelles I, CJUE 4 mai 2010, TNT Express Nederland, aff. C-533/08, RTD com. 2010. 625, obs. P. Delebecque
; ibid. 825, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast
; RTD eur. 2010. 421, chron. M. Douchy-Oudot et E. Guinchard
; LPA 30 nov. 2010, p. 22 et s., note M. Attal ; 4 sept. 2014, Nickel & Goeldner Spedition GmbH c/ Kintra UAB, aff. C-157/13, D. 2014. 1822
; ibid. 2015. 2031, obs. L. d’Avout et S. Bollée
; Rev. crit. DIP 2015. 207, note C. Legros
; RTD com. 2015. 180, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast
).
Or, aux termes de ces arrêts, les juges avaient estimé, par principe, que la prévalence des règles de compétence issues des conventions internationales devait être accordée à la condition que ces règles « présentent un haut degré de prévisibilité, facilitent une bonne administration de la justice et permettent de réduire au maximum le risque de procédures concurrentes » (CJUE 4 mai 2010, TNT Express Nederland, aff. C-533/08, préc., pt 53). La Cour en avait conclu, au sujet plus précisément de l’article 31 de la CMR, qu’il « ne saurait être appliqué au sein de l’Union que s’il permet d’atteindre les objectifs de la libre circulation des décisions en matière civile et commerciale ainsi que de la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union dans des conditions au moins aussi favorables que celles résultant de l’application du règlement ».
Dans ces circonstances, l’article 71 se trouvait potentiellement amputé d’une partie de son esprit de préservation de la diversité des législations nationales, obligeant les juges nationaux à opérer un test de compatibilité entre les règles de compétence issues des conventions internationales et celles issues du système européen.
En l’espèce, cette grille de lecture se voit confortée par la solution rendue en l’espèce.
En rappelant en effet au point 45 de son arrêt que, d’après l’interprétation retenue de l’article 71, les règles issues d’une convention internationale ne peuvent recevoir application qu’en ce qu’elles ne contreviennent pas « aux principes qui sous-tendent la coopération judiciaire en matière civile et commerciale au sein de l’Union, tels que les principes de libre circulation des décisions en matière civile et commerciale, de prévisibilité des juridictions compétentes et, partant, de sécurité juridique pour les justiciables, de bonne administration de la justice, de réduction au maximum du risque de procédures concurrentes, ainsi que de confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union », les juges luxembourgeois confirment la solution posée par l’arrêt TNT Express.
À cet égard, la CMR ne contrevient manifestement pas à de telles exigences puisque, sur le plan de la reconnaissance, la Cour fait remarquer que l’article 31, § 3, de cette Convention se limite à subordonner l’exécution d’un « jugement », au sens de cette disposition, à l’« accomplissement des formalités prescrites à cet effet dans le pays intéressé », en précisant seulement que ces formalités ne peuvent entraîner aucune révision de l’affaire.
Un tel renvoi postule donc, ainsi que le préconisait d’ailleurs l’avocat général au sein de ses conclusions (concl., p. 63 s.), l’application des dispositions du règlement Bruxelles I bis en matière de reconnaissance. D’ailleurs, cette clé d’articulation est parfaitement en phase, comme le relève la Cour, avec le règlement lui-même puisque l’article 71, § 2, de ce dernier précise que les décisions rendues dans un État membre par une juridiction ayant fondé sa compétence sur une convention relative à une matière particulière doivent être reconnues et exécutées dans les autres États membres conformément à ce règlement, dont les dispositions peuvent en tout cas être appliquées même lorsque cette convention détermine les conditions de reconnaissance et d’exécution de ces décisions (pt 44).
Or, en dehors de quelques exceptions limitées, le règlement Bruxelles I bis n’autorise pas le contrôle de la compétence d’une juridiction d’un État membre par une juridiction d’un autre État membre (pt 46).
Par où l’on doit comprendre que les dispositions du règlement Bruxelles I bis s’opposent, par principe, à ce que les juridictions d’un État membre, invitées à reconnaître une décision rendue par une juridiction d’un autre État membre en application des règles de compétence issues de la CMR, puissent contrôler la compétence de la juridiction d’origine et ce malgré l’existence d’une clause d’élection de for qui aurait dû faire échec à cette compétence.
Reste donc à savoir si, dans ces circonstances, le juge de l’État requis peut refuser la reconnaissance de la décision étrangère au motif que celle-ci a été rendue par une juridiction qui s’est déclarée compétente, en vertu des règles issues de la CMR, malgré l’existence d’une clause d’élection de for.
2. Sur ce point, la difficulté devait naturellement être réglée par application des dispositions du règlement Bruxelles I bis relatives au refus de reconnaissance d’une décision de justice. Or, l’article 45 du règlement précise très clairement, en son § 3, que le critère de l’ordre public ne peut être appliqué aux règles de compétence.
Il est vrai qu’une exception est toutefois prévue puisque le § 1, sous e), ii), mentionne que, à la demande de toute partie intéressée, la reconnaissance d’une décision est refusée si cette dernière méconnaît la section 6 du chapitre II de ce règlement, relative aux compétences exclusives.
Cette dérogation fondait en partie l’interrogation de la juridiction de renvoi dans la mesure où, selon elle, la protection des accords d’élection de for renforcée par le règlement Bruxelles I bis, pouvait conduire à une interprétation large de cette disposition afin d’y inclure la violation des règles de la section 7 – et non pas uniquement celles de la section 6.
Sans surprise, une telle analyse est rejetée par la Cour de justice, sous peine d’aboutir à une interprétation contra legem de l’article 45 (pt 57) qui, n’ayant précisément pas été consacrée par le législateur européen, doit être écartée.
Pour autant, ne faut-il pas admettre que l’ordre public puisse à lui seul s’opposer à la reconnaissance de la décision rendue dès lors que celle-ci l’a été en violation de la clause d’élection de for stipulée au sein du contrat de transport ?
S’il n’appartient pas à la Cour de définir le contenu de l’ordre public d’un État membre, on sait toutefois qu’il lui incombe de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’un autre État membre. Or, l’exception d’ordre public, prévue à l’article 45, § 1, sous a), n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre État membre heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État membre requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental, ce qui ne s’infère manifestement pas de la violation d’une clause d’élection de for.
La clause d’élection de for n’est pas davantage sauvée par les effets qui pouvaient être les siens, en l’espèce, en matière de droit applicable. Ainsi que la juridiction de renvoi le soulignait, la compétence de la juridiction néerlandaise a déclenché l’application du droit néerlandais concernant l’étendue de la responsabilité du transporteur, conformément aux règles issues de la CMR – tandis qu’à l’inverse, la mise en œuvre de la clause d’élection de for au profit des juridictions lituaniennes aurait dû aboutir à l’application du droit lituanien. Néanmoins, suivant une nouvelle fois les conclusions de l’avocat général (concl., p. 105 s.), la Cour estime que les divergences de droit matériel susceptibles d’exister entre le droit néerlandais et le droit lituanien en matière de responsabilité du transporteur ne peuvent justifier, à elles seules, le refus des juridictions de l’État requis, sur le fondement de l’ordre public visé à l’article 45, § 1, sous a), de reconnaître la décision étrangère (pt 75).
La solution devrait, à n’en pas douter, susciter d’importantes réserves dès lors qu’elle contribue, dans une mesure non négligeable, à faire abstraction des prévisions qu’ont pu former les parties en stipulant une clause d’élection de for au sein de leur convention. Mais les critiques pourraient également provenir de ce que la solution ne parvient pas forcément à clarifier l’articulation entre les règles issues du règlement Bruxelles I bis et celles issues des conventions internationales.
CJUE 21 mars 2024, aff. C-90/22
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