Mesures d’instruction in futurum, droit à la preuve et vie privée
La chambre commerciale de la Cour de cassation confirme l’immixtion du droit à la preuve parmi les conditions de l’article 145 du code de procédure civile et précise les contours du contrôle de proportionnalité désormais exigé en matière de mesures d’instruction in futurum.
Par un arrêt du 28 juin 2023, publié au Bulletin, la chambre commerciale de la Cour de cassation reprend pour la première fois à son compte l’affirmation des chambres civiles suivant laquelle les mesures d’instruction in futurum doivent être « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnées aux intérêts antinomiques en présence », tout en précisant les contours de cette exigence. L’arrêt illustre, dans le même temps, l’ampleur des possibilités offertes à un requérant s’agissant de la recherche de preuves au domicile d’un tiers, et démontre combien le droit à la preuve est conquérant, ici au détriment de la protection de la vie privée.
En l’espèce, une société soupçonnant des actes de concurrence déloyale avait sollicité et obtenu, sur requête, la mise en œuvre de mesures d’instruction au domicile de l’un de ses anciens salariés. L’ordonnance avait désigné une étude d’huissiers de justice avec pour mission de se rendre à ce domicile, en présence d’un représentant de la force publique, d’un serrurier et d’un expert en informatique, de « pénétrer dans les lieux et en l’absence de tout occupant ou si ce dernier s’y oppose en présence de deux témoins », et d’y rechercher tous documents et échanges (notamment emails, SMS ou messages WhatsApp) en rapport avec les faits litigieux, délimités par l’usage de certains mots-clefs. Afin d’assurer l’efficacité de cette mesure, l’ordonnance avait par ailleurs autorisé les huissiers à accéder à l’ensemble des supports de conversation utilisés par l’ancien salarié « avec l’autorisation de "craquer" les codes PIN des téléphones portables professionnels et personnels et tout code ou mot de passe permettant d’accéder aux applications visées par l’ordonnance ». Mission était finalement confiée aux huissiers de « copier l’intégralité des documents et fichiers [pertinents] sur le lieu des opérations et procéder au tri desdits documents et fichiers en leur étude, à charge pour eux de supprimer (après le tri) les éléments ne présentant pas de lien avec la mission ».
Sans surprise, l’ancien salarié visé par cette mesure sollicitait la rétractation de l’ordonnance.
Le juge des référés, puis la Cour d’appel de Dijon, le déboutaient de cette demande.
L’ancien salarié formait alors un pourvoi en cassation, faisant valoir, triplement, (i) que la cour d’appel ne caractérisait pas suffisamment l’existence de circonstances justifiant le recours à une procédure sur requête, (ii) que les mesures sollicitées ne répondaient à aucun « motif légitime » au sens de l’article 145 du code de procédure civile, mais aussi et surtout (iii) que ces mesures n’étaient pas strictement « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve » de la société requérante et qu’elles portaient une atteinte disproportionnée à sa vie privée.
Par l’arrêt commenté, la Cour de cassation rejette dans un premier temps les griefs relatifs à la dérogation au principe du contradictoire et à l’existence d’un motif légitime. Les motifs sont ici classiques et n’appellent pas de commentaire particulier.
Dans un second temps, la Cour de cassation rejette les griefs relatifs au caractère non nécessaire des mesures ordonnées et à la disproportion de l’atteinte à la vie privée de l’ancien salarié. C’est le cœur de l’arrêt, qui justifie vraisemblablement sa publication au Bulletin.
Tout en approuvant la cour d’appel d’avoir retenu que les mesures ordonnées étaient suffisamment circonscrites dans le temps et dans leur objet, la chambre commerciale confirme en effet, pour la première fois, la nécessité de contrôler que « [c]es mesures […] étaient nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnées aux intérêts antinomiques en présence », tout en contribuant à définir les modalités de ce contrôle.
Plusieurs enseignements peuvent en être tirés.
L’immixtion du droit à la preuve
Les chambres civiles de la Cour de cassation avaient déjà affirmé, parmi les conditions prévues par l’article 145 du code de procédure civile et plus précisément au titre de la condition tenant au caractère « légalement admissible » des mesures ordonnées, l’obligation pour les juges de vérifier que ces mesures sont « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnées aux intérêts antinomiques en présence » (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309 P, Dalloz actualité, 14 avr. 2021, obs. T. Goujon-Bethan ; D. 2021. 1795, chron. G. Guého, O. Talabardon, F. Jollec, E. de Leiris, S. Le Fischer et T. Gauthier
; ibid. 2022. 431, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; ibid. 625, obs. N. Fricero
; 25 mars 2021, n° 19-20.156 ; 10 juin 2021, n° 20-11.987 P, Dalloz actualité, 29 juin 2021, obs. N. Hoffschir ; D. 2021. 1194
; ibid. 1795, chron. G. Guého, O. Talabardon, F. Jollec, E. de Leiris, S. Le Fischer et T. Gauthier
; ibid. 2022. 431, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; ibid. 625, obs. N. Fricero
; RTD civ. 2021. 647, obs. H. Barbier
ÂÂÂ ; 24 mars 2022, n° 20-21.925 P, Dalloz actualité, 21 avr. 2022, obs. N. Hoffschir ; Rev. prat. rec. 2022. 6, chron. C. Simon
; RTD civ. 2022. 971, obs. N. Cayrol
; Civ. 1re, 14 sept. 2022, n° 20-19.314).
Si la jurisprudence relative au droit à la preuve concernait initialement la production de pièces devant une juridiction en violation des droits fondamentaux – notamment au respect de la vie privée – de la partie adverse (v. not., Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-14.177 P, Dalloz actualité, 23 avr. 2012, obs. J. Marrocchella ; D. 2012. 1596
, note G. Lardeux
; ibid. 2826, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon
; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero
; ibid. 457, obs. E. Dreyer
; RTD civ. 2012. 506, obs. J. Hauser
) ou en dépit de leur protection par un secret légitime (Com. 4 juill. 2018, n° 17-10.158), l’introduction de cette notion dans le champ des mesures d’instruction in futurum est nettement plus récente. Bien que suscitant les réserves de la doctrine (X. Vuitton, Mesures d’instruction in futurum. La Cour de cassation a-t-elle franchi le Rubicon du « droit à la preuve » ?, JCP 2021. 708 ; J.-D. Bretzner et A. Aynès, Droit de la preuve, D. 2022. 431
), cette immixtion est donc désormais confirmée par la chambre commerciale. Avec quelles conséquences ?
Un contrôle de proportionnalité objectif
On sait que la condition posée par l’article 145 du code de procédure civile suivant laquelle les mesures ordonnées doivent être « légalement admissibles », recouvre aujourd’hui une double exigence : les mesures doivent être, d’une part, « circonscrites dans le temps et dans leur objet », et d’autre part, « proportionnées à l’objectif poursuivi » (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309 P, préc. ; 25 mars 2021, n° 19-20.156, préc. ; v. déjà, Civ. 2e, 5 janv. 2017, n° 15-27.526, RTD civ. 2017. 491, obs. N. Cayrol
; 21 mars 2019, n° 18-14.705, D. 2019. 2374, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra (CDEDEA n° 4216)
).
La précision selon laquelle ces mêmes mesures doivent être « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant » apparaît, de prime abord, récapituler ces deux exigences, imposant au juge un contrôle de proportionnalité objectif portant sur l’adéquation entre le périmètre des mesures sollicitées et le procès envisagé. Les mesures ordonnées ne doivent pas s’analyser en une « mesure générale d’investigation », mais être « circonscrites aux faits litigieux » (Com. 23 juin 2021, n° 20-22.253 ; 24 mars 2022, n° 20-22.955), de sorte que les preuves susceptibles d’être appréhendées soient « en rapport direct avec les faits dénoncés » (Com. 17 janv. 2018, n° 15-29.114). En pratique, cette obligation conduit le juge à vérifier que ces mesures sont définies de manière précise et adéquate, en s’assurant notamment, en cas de saisies numériques, que les mots-clefs retenus par l’ordonnance sont suffisamment restrictifs (Civ. 2e, 10 juin 2021, n° 20-11.987 P, préc. ; 24 mars 2022, n° 20-21.925 P, préc.).
Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation procède classiquement à ce contrôle objectif, approuvant les juges du fond d’avoir relevé que « les fichiers informatiques étaient identifiés au moyen de mots-clefs précis et en rapport avec les faits dénoncés », de sorte que la mesure était suffisamment circonscrite dans son objet, puis que « la mesure portait sur les documents et fichiers postérieurs au mois de janvier 2019 », de sorte qu’elle était limitée dans le temps. Reprenant à son compte la référence des chambres civiles au « droit à la preuve », la chambre commerciale approuve alors les juges du second degré d’en avoir « déduit que les mesures d’instruction ordonnées étaient nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant ».
En quel sens les mesures doivent-elles être « nécessaires » ?
Une fois admise cette immixtion du droit à la preuve dans le champ de l’article 145 du code de procédure civile, la portée de l’exigence suivant laquelle les mesures ordonnées doivent être « nécessaires » à l’exercice de ce droit ne peut manquer d’interroger.
Interprétée a minima, cette exigence apparaît en effet redondante avec celles suivant lesquelles ces mesures doivent répondre à un « motif légitime », être « circonscrites dans le temps et dans leur objet » et « proportionnées à l’objectif poursuivi ». La formule désormais consacrée par la chambre commerciale se bornerait ainsi à réaffirmer, sous le prisme de ce droit fondamental, ce qui était déjà pleinement acquis, à savoir que le demandeur ne doit pouvoir appréhender que des éléments utiles et opérants dans la perspective d’un procès lui-même suffisamment crédible. Plusieurs arrêts témoignent d’ailleurs de l’absence de véritable autonomie de cette référence au droit à la preuve, la Cour de cassation n’hésitant pas à retenir la licéité et la proportionnalité de mesures d’instruction in futurum en se fondant sur le seul constat d’une adéquation objective entre ces mesures et le procès envisagé (v. par ex., Civ. 2e, 24 mars 2022, n° 21-12.631 P).
Interprétée a maxima, en revanche, l’exigence suivant laquelle les mesures ordonnées doivent être « nécessaires » à l’exercice du droit à la preuve pourrait conduire les juges à s’assurer que le demandeur ne disposait d’aucun autre moyen de se procurer les informations ou documents recherchés en vue du procès projeté. L’un des arrêts du 25 mars 2021 ayant pour la première fois affirmé que les mesures ordonnées doivent être « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant » paraissait confirmer cette lecture, la Cour de cassation ayant en l’espèce approuvé une cour d’appel d’avoir écarté cette nécessité au motif, notamment, que la demanderesse « avait accès » à certaines des informations recherchées (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309 P, préc.) et ne justifiait donc pas que la mesure sollicitée était « la seule » qui lui permette de se procurer des preuves (T. Goujon-Bethan, Les mesures d’instruction in futurum à l’épreuve du droit de la preuve, Dalloz actualité, 14 avr. 2021). Un arrêt de la chambre sociale du 22 septembre 2021, invitant les juges à « vérifier quelles mesures sont indispensables [sic] à l’exercice du droit de la preuve » (Soc. 22 sept. 2021, n° 19-26.144, Dalloz actualité, 14 oct. 2021, obs. M. Peyronnet ; D. 2021. 1722
; ibid. 2022. 132, obs. S. Vernac et Y. Ferkane
; ibid. 431, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; RTD civ. 2021. 887, obs. H. Barbier
), encourageait également cette interprétation. Cette solution ne pouvait toutefois manquer d’inquiéter, puisqu’elle revenait, sans fondement textuel, à ajouter une condition autonome à la mise en œuvre de l’article 145 (X. Vuitton, préc.ÂÂÂ ; J.-D. Bretzner et A. Aynès, préc.).
L’arrêt commenté, tout en réaffirmant l’exigence suivant laquelle les mesures ordonnées doivent être « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant », apporte sur ce point une importante et louable clarification. Avec la cinquième branche de son moyen de cassation, l’ancien salarié reprochait en effet à la Cour d’appel d’avoir retenu que la mesure ordonnée était « légalement admissible », « sans rechercher [si la société requérante] ne disposait pas d’autres moyens d’obtenir les preuves recherchées ». La chambre commerciale rejette ce grief en retenant que « la cour d’appel, qui n’était pas tenue d’effectuer la recherche invoquée par la cinquième branche, que ses constatations rendaient inopérante, a légalement justifié sa décision ». Il en résulte que le contrôle de la « nécessité » des mesures ordonnées pour l’exercice du droit à la preuve du demandeur ne suppose pas de s’assurer que ce dernier ne disposait d’aucun autre moyen de se procurer des preuves en vue du procès projeté.
Cette solution, qui évite l’ajout d’une condition autonome, peut être pleinement approuvée. Ceci étant, dès lors qu’elle n’impose pas au juge de s’assurer du caractère « indispensable » des mesures sollicitées, la précision suivant laquelle ces mesures doivent être « nécessaires à l’exercice du droit à la preuve du requérant » paraît d’une utilité pour le moins limitée. Cette précision semble en définitive, soit redondante avec celles suivant lesquelles ces mêmes mesures doivent répondre à un « motif légitime », être « circonscrites dans le temps et dans leur objet » et « proportionnées à l’objectif poursuivi », soit s’assimiler, purement et simplement, à l’exigence de proportionnalité entre les « intérêts antinomiques en présence ». Sous couvert d’une explicitation de la notion de mesure « légalement admissible », l’opportunité de cette multiplication d’exigences aux contours peu étanches apparaît incertaine.
Un contrôle de proportionnalité subjectif
Une fois vérifiée l’adéquation entre le périmètre des mesures ordonnées et le procès envisagé, la jurisprudence, confirmée par l’arrêt commenté, met à la charge des juges une mise en balance entre l’intérêt probatoire du demandeur et les intérêts légitimes des personnes à l’encontre desquelles les mesures sont ordonnées, tels que le secret des affaires ou le respect de la vie privée (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309 P, préc. ; 10 juin 2021, n° 20-11.987 P, préc.).
L’arrêt commenté témoigne de cette exigence en présence d’une mesure particulièrement intrusive, conduisant les huissiers à faire irruption au domicile d’une personne physique afin d’y appréhender sur ses ordinateurs et téléphones portables, y compris personnels, l’ensemble des fichiers pouvant présenter un lien avec les faits allégués (pour de rares précédents, Civ. 2e, 16 mai 2019, nos 18-14.368 et 18-14.369 ; 14 nov. 2019, n° 18-22.008).
Mais cet arrêt illustre aussi la difficulté de cette mise en balance lorsqu’elle est opérée, comme en l’espèce, a priori, au stade de l’autorisation des mesures d’instruction et par conséquent sans avoir connaissance du contenu effectif des pièces appréhendées. Une fois écartées les constatations des juges d’appel concernant le caractère « circonscrit » des mesures ordonnées, aussi bien dans leur objet que dans le temps, ne restent en effet que des appréciations relativement abstraites. D’une part, selon les motifs retenus par la chambre commerciale, les recherches ordonnées « ne ciblaient pas les documents personnels [de l’ancien salarié] ». D’autre part, « l’autorisation donnée à l’huissier de justice de pénétrer au domicile [de ce salarié], hors sa présence et sans son autorisation, était assortie d’une garantie du respect de ses droits par la présence de deux témoins ». Enfin, « en l’absence d’autorisation de "craquer" les mots de passe et les "codes PIN", la mesure ordonnée aurait perdu toute utilité ».
Il est permis de s’interroger sur le caractère suffisant d’une telle mise en balance. Un examen contradictoire a posteriori, pièce par pièce, au stade de la levée d’une mesure de séquestre, n’aurait-il pas été plus indiqué pour confronter concrètement les intérêts en présence ? En l’état du droit positif, l’organisation d’un séquestre n’est certes pas formellement requise pour qu’une mesure soit « légalement admissible », y compris en cas d’atteinte à un droit fondamental. L’arrêt commenté en constitue une illustration. Codifiée à l’article R. 153-1 du code de commerce en matière de secret des affaires, la mise sous séquestre des documents appréhendés est toutefois expressément prise en compte par certaines juridictions du fond pour apprécier la licéité et la proportionnalité d’une atteinte, non seulement à ce secret (Paris, 5 janv. 2022, n° 21/10227 ; 2 févr. 2022, n° 21/07135 ; 16 févr. 2023, n° 22/13350), mais également au respect de la vie privée (Paris, 6 mars 2019, n° 18/20241 ; 15 juin 2023, n° 22/17229). Cette solution pourrait selon nous être généralisée.
© Lefebvre Dalloz