Mise en évidence de la faculté de renvoi par la Cour d’appel de Paris d’une affaire pour instruction auprès de l’Autorité de la concurrence sans dessaisissement au fond

Saisie d’une requête en interprétation de son arrêt du 27 juin 2024, la Cour d’appel de Paris expose que le renvoi du dossier pour instruction complémentaire auprès de l’Autorité de la concurrence ne la dessaisissait pas du fond du litige. Elle expose qu’une autre interprétation de l’arrêt n’aurait pas été possible, l’effet dévolutif du recours en appel faisant obligation à la cour de statuer sur le fond du litige quand elle a annulé la décision de l’Autorité sans remettre en cause la notification des griefs.

L’arrêt Towercast rendu par la Cour d’appel de Paris le 5 décembre dernier vient complexifier un peu plus la perception que l’on peut se faire du contentieux des décisions de l’Autorité de la concurrence.

Cinq ans de procédure d’appel et plus encore à venir

La procédure suivie dans cette affaire était déjà marquée par une certaine complexité. Le 15 novembre 2017, la société Towercast a déposé une plainte auprès de l’Autorité à propos du rachat de la société Itas par la société TDF. Elle exposait que cette prise de contrôle renforçait significativement la position dominante de TDF sur le marché de la diffusion de la télévision numérique terrestre, et caractérisait un abus de position dominante prohibé par l’article 102 du TFUE (CJUE 16 mars 2023, Towercast c/ Autorité de la concurrence, aff. C-449/21, Dalloz actualité, 11 mai 2023, obs. M. Blayney ; D. 2023. 1508 , note L. Bettoni ; ibid. 2024. 745, obs. N. Ferrier ). Par sa décision n° 20-D-01 du 16 janvier 2020, l’Autorité avait rejeté la plainte sur la base d’un argumentaire presque exclusivement juridique. L’adoption du règlement n° 4064/89 relatif au contrôle des concentrations créait un cadre harmonisé dans lequel devaient exclusivement être analysées les concentrations. L’application de l’article 102 du TFUE à ces opérations, possibilité dégagée par l’arrêt Continental Can (CJCE 21 févr. 1973, aff. C-6/72), était rendue obsolète par l’adoption du règlement et, à sa suite, du règlement (CE) n° 139/2004.

Saisie d’un recours de Towercast contre la décision, la cour d’appel a décidé, par un arrêt du 1er juillet 2021, d’interroger la Cour de justice sur cette analyse. Celle-ci a entièrement invalidé la position retenue par l’Autorité, tant par une interprétation du règlement que par un rappel du fait qu’un acte de droit dérivé, tel que le règlement, ne saurait modifier le champ d’application d’un article des traités comme l’article 102 du TFUE. Dans un arrêt du 27 juin 2024 (Paris, 27 juin 2024, n° 20/04300), la cour d’appel en a tiré les conséquences en annulant la décision de l’Autorité de la concurrence. Saisie de la plainte de Towercast, par l’effet dévolutif de l’appel, la cour d’appel devait alors se prononcer sur la qualification du rachat en abus de position dominante. Or, selon l’arrêt Continental Can, une concentration n’était un abus de position dominante que s’il en résultait « que toute chance sérieuse de concurrence serait substantiellement écartée » (CJCE 21 févr. 1973, aff. C-6/72, préc., pt 25). Ce constat de fait ne pouvait être dressé que sur la base d’un dossier d’instruction fournissant les éléments permettant une analyse de la situation d’ensemble du marché. Constatant l’écoulement de cinq années entre l’établissement du rapport d’instruction et le moment où elle devait statuer, la cour d’appel a estimé qu’il fallait opérer un renvoi devant l’Autorité de la concurrence pour instruction complémentaire.

La portée limitée du renvoi du dossier à l’Autorité par l’arrêt du 27 juin 2024

C’est l’interprétation de la portée de ce renvoi à l’Autorité qui fait l’objet de l’arrêt commenté.

Deux lectures de l’arrêt s’opposaient. Pour l’Autorité de la concurrence, le renvoi du dossier auprès d’elle signifiait qu’elle devait l’instruire et statuer de nouveau sur les infractions alléguées par la plainte. Pour Towercast, ce renvoi était strictement cantonné à la réalisation d’une instruction, la cour d’appel restant saisie du litige par l’effet dévolutif du recours en appel ayant entraîné l’annulation de la décision de l’Autorité.

L’argumentation se déroulait à deux niveaux. D’une part, les parties s’opposaient sur une pure interprétation littérale de l’arrêt, tant dans les motifs que dans le dispositif. D’autre part, elles cherchaient à interpréter l’arrêt à l’aune des significations juridiquement possibles, développant une argumentation sur ce que pouvait et ne pouvait pas faire la cour d’appel saisie d’un recours.

La réponse de la cour débute par un rappel du raisonnement qu’elle avait tenu dans son arrêt du 27 juin 2024. Elle expose que lorsqu’elle annule la seule décision de l’Autorité, laissant intactes la notification des griefs et sa propre saisine, il lui appartient en principe de statuer en fait et en droit sur le grief (Paris, 27 juin 2024, n° 20/04300, préc., §§ 56 à 58). Toutefois, quand la cour ne dispose pas, en l’état du dossier, des éléments suffisants pour statuer, elle doit renvoyer à l’Autorité pour instruction complémentaire (ibid., § 60).

Elle procède ensuite à une interprétation de son arrêt, en traitant successivement les deux dimensions abordées par les parties. S’agissant de la lecture littérale de l’arrêt du 23 juin, elle relève que celui-ci ne se réfère qu’à une instruction complémentaire et en liste les éléments attendus. S’agissant des possibilités juridiques - et c’est là le cœur de l’arrêt - elle pose explicitement que le renvoi pour instruction sans dessaisissement au fond était la seule option possible (ibid., § 35).

Elle donne son interprétation des limites de l’effet dévolutif du recours exercé contre les décisions de l’Autorité de la concurrence, effet qui l’oblige par principe à statuer sur l’affaire après avoir annulé la décision de l’Autorité (Com. 27 sept. 2005, nos 04-16.677, 04-16.678 et 04-16.713, D. 2005. 2590, obs. E. Chevrier ). L’élément fondamental est la notification des griefs. Si celle-ci n’a pas été annulée par la cour d’appel, l’obligation pour cette dernière de statuer sur le fond du grief ne souffre pas d’exception. Pour employer un lexique de procédure pénale, l’accusation étant toujours valide, il faut rendre un verdict.

Dès lors, il est possible que la cour d’appel ait besoin d’une instruction complémentaire pour statuer. Elle peut alors renvoyer le dossier à l’Autorité afin qu’elle use des pouvoirs d’enquête qu’elle tire de l’article L. 450-1 du code de commerce. Mais ce renvoi ne peut concerner que l’instruction. Les situations relevées par l’Autorité dans son argumentaire, dans lesquelles la cour d’appel a renvoyé le dossier entièrement à l’Autorité, concernent en réalité des situations dans lesquelles une notification des griefs n’avait pas eu lieu, comme c’est le cas d’une annulation de décision de rejet de plainte pour défaut d’éléments suffisamment probants.

Une complexification des options disponibles lors d’un recours contre une décision de l’Autorité de la concurrence

Sous couvert d’une application de critères simples et univoques, l’arrêt apporte une précision sur la compétence et l’office de la Cour d’appel de Paris statuant sur les recours contre les décisions de l’Autorité de la concurrence.

La cour d’appel a raison d’exposer que l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 27 septembre 2005 (Com. 27 sept. 2005, nos 04-16.677, 04-16.678 et 04-16.713, préc.) a eu pour effet de poser le principe selon lequel l’effet dévolutif du recours en appel entraînait pour la juridiction d’appel de statuer sur le fond du dossier. Toutefois, elle omet de mentionner que ce principe avait été grandement nuancé par l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 26 février 2008 (Com. 26 févr. 2008, n° 07-14.126, Dalloz actualité, 12 mars 2008, obs. E. Chevrier ; D. 2008. 844, obs. E. Chevrier ). Dans ce dernier cas, la chambre commerciale avait estimé que lorsqu’elle ne disposait pas des éléments de fait nécessaires pour statuer sur les griefs, la Cour d’appel de Paris pouvait renvoyer le dossier pour instruction à l’Autorité. C’était bien la portée de cette exception qu’il fallait ici clarifier.

Sur ce point, les parties semblaient d’accord pour considérer que la faculté de renvoyer à l’Autorité pour instruction emportait également renvoi pour statuer sur les griefs (§ 4). La cour d’appel prend le contrepied complet de ce postulat en exposant, finalement, que l’arrêt de la chambre commerciale de 2008 ne crée pas d’exception à l’obligation de statuer en vertu de l’effet dévolutif, mais crée seulement une faculté de renvoyer pour instruction.

Sur le plan des principes, cette solution apparaît logique. En tant qu’exception, l’arrêt de 2008 devait être interprété strictement. Par ailleurs, du point de vue des droits de l’entreprise mise en cause, celle-ci serait potentiellement soumise à trois jugements successifs sur les mêmes griefs : deux de l’Autorité et un de la cour d’appel en cas de recours contre la seconde décision de l’Autorité. La justification de l’exception apportée par l’arrêt de 2008 étant de ne pas mettre la cour d’appel dans la situation de devoir « mettre fin aux poursuites en l’absence d’éléments probants et ainsi de facto confirmer la décision du Conseil » (B. Cheynel, Effet dévolutif de l’appel et renvoi du dossier à l’instruction, RLC 2008, n° 15), un renvoi aux seules fins de l’instruction est suffisant.

Cependant, l’interprétation retenue par la cour d’appel opère un choix dans la lecture de la jurisprudence existante de la Cour de cassation. On verra si l’Autorité tente de remettre en cause ce choix par un pourvoi.

En l’état, le choix opéré par la cour d’appel fait apparaître une voie procédurale inédite de renvoi à l’Autorité pour instruction afin que la cour d’appel prenne une décision au fond. Les alternatives sont donc aujourd’hui les suivantes.

Si la cour d’appel annule une décision de l’Autorité, et s’il ne subsiste pas de communication des griefs valide, elle doit renvoyer le dossier à l’Autorité pour le tout ; il ne saurait être statué sans communication des griefs selon la procédure prévue par l’article L. 463-2 du code de commerce, procédure que ne peut pas mettre en œuvre la cour d’appel.

Si la cour d’appel annule la décision de l’Autorité, mais qu’une communication des griefs subsiste, la cour ne pourra jamais refuser de se prononcer sur le fond. Toutefois, il faudra distinguer deux situations. Soit elle dispose des éléments de fait suffisants pour le faire, auquel cas elle pourra directement statuer. Soit elle ne dispose pas de ces éléments car l’instruction a été annulée (Com. 26 févr. 2008, n° 07-14.126, préc.) ou est devenue insuffisante et doit être complétée (Paris, 27 juin 2024, n° 20/04300, préc.). Dans ce cas, si elle ne dispose pas des éléments de fond, elle peut demander des mesures d’instruction prévues par le code de procédure civile, ou bien renvoyer à l’Autorité pour procéder à une instruction complémentaire en usant des moyens prévus par le titre V du livre IV du code de commerce.

Marqué par un arrêt de renvoi préjudiciel, par un arrêt avant dire droit, par un arrêt d’interprétation de l’arrêt avant dire droit, par un renvoi pour instruction devant l’Autorité de la concurrence avant (nous l’espérons) un arrêt tranchant le litige, le recours exercé par Towercast aura montré une belle palette des incidents d’instance. L’avenir nous dira si le requérant en aura pour sa peine.

 

Paris, 5 déc. 2024, n° 24/14636

© Lefebvre Dalloz