Modification substantielle des conditions de travail et application de l’article L. 442-1, II, du code de commerce

Dans un contrat conclu entre une régie publicitaire et un prestataire de service en vue de la commercialisation des espaces publicitaires, la Cour d’appel de Paris décide que la modification substantielle des conditions de travail du prestataire est constitutive d’une rupture brutale d’une relation commerciale établie au sens de l’article L. 442-1, II, du code de commerce. Pour calculer la durée du préavis, elle prend en compte, d’une part, l’ancienneté de la relation et, d’autre part, le fort état de dépendance économique de la victime.

Une société exerçant une activité de régie publicitaire a été, de 2007 jusqu’en 2019, en relation d’affaires avec un prestataire de service chargé de prospecter les annonceurs et commercialiser les espaces pour son compte. En octobre 2019, la régie lui a néanmoins demandé de cesser d’utiliser plusieurs annuaires mis à sa disposition pour exercer son activité, ce que le prestataire a interprété comme une rupture brutale de leur relation commerciale établie. Il saisit donc le Tribunal de commerce de Paris sur le fondement de l’article L. 442-1, II, du code de commerce pour obtenir indemnisation de son préjudice. Par décision du 25 avril 2022, le tribunal l’a débouté de toutes ses demandes. Il interjette alors appel auprès de la Cour d’appel de Paris, qui donnera lieu à la présente décision.

La cour avait à juger si la modification des conditions de travail du prestataire était constitutive d’une rupture brutale des relations commerciales établies.

Elle répond que la modification substantielle des conditions de travail du prestataire caractérise bien une rupture brutale des relations commerciales établies au sens de l’article L. 442-1, II, du code de commerce et fixe, au regard de l’ancienneté et de la spécificité de la relation, à trois mois le délai de préavis qui aurait dû être exécuté.

La modification substantielle des conditions de travail

D’après une jurisprudence constante, la modification substantielle des conditions commerciales constitue une rupture partielle pouvant tomber sous le coup de l’article L. 442-1, II, du code de commerce. C’est ce, qu’au demeurant, indique la lettre du texte lui-même en précisant que l’auteur de la rupture engage sa responsabilité en rompant « même partiellement, une relation commerciale établie ». Cette rupture brutale prenant la forme d’une modification substantielle sera caractérisée si elle conduit à une baisse significative du chiffre d’affaires réalisé avec l’auteur, non justifiée par des conjonctures économiques défavorables (Com. 16 févr. 2022, n° 20-18.844).

La cour a ainsi considéré que la régie, en ayant interdit à son prestataire l’accès à deux annuaires professionnels, générateurs pour lui d’un important chiffre d’affaires, avait modifié substantiellement ses conditions de travail, entraînant une perte financière importante comme en témoigne la comptabilité fournie par ce dernier. Cette modification est donc constitutive d’une rupture partielle assimilée à une rupture brutale au sens du texte précité.

Au regard des faits, la régie aurait probablement pu s’exonérer en démontrant une faute grave du prestataire qui, par ses actions répétées, avait contribué à la dégradation des rapports entre la régie et ses clients. Or, au lieu d’envoyer une mise en demeure pour faire valoir ses griefs, elle a fait connaître son mécontentement par simple échange de mails et appels téléphoniques. Cette absence de formalisation ne lui permet pas, a posteriori, de justifier cette rupture partielle par l’attitude (déloyale ?) du prestataire.

Le délai de préavis inexécuté

Une fois la brutalité de la rupture caractérisée, la durée du préavis non exécuté sera fixée, d’une part, en fonction de l’ancienneté des relations et, d’autre part, au regard de la spécificité de celle-ci.

Concernant la durée de la relation, les juges n’envisagent pas le point de départ de celle-ci : doivent-ils prendre en compte l’année 2005 alors que le prestataire était simplement salarié d’une entreprise qui, avant lui, commercialisait les espaces pour le compte de la régie ou doivent-ils considérer que la relation a débuté en 2007, date à partir de laquelle ce dernier a exercé à son compte cette activité de prestation de service ? Au regard des conditions d’application du texte, qui exigent une relation de nature commerciale, il est permis d’affirmer que la relation a débuté en 2007 (quand il est devenu entrepreneur) et non pas en 2005 (quand il avait le statut de salarié). Toutefois, ce point n’a pas d’incidence puisque la relation a été stable jusqu’en 2019, permettant de démontrer sans aucune hésitation le caractère établi de la relation.

Concernant la spécificité de la relation, les juges considèrent que le prestataire se situait dans un état de « forte dépendance économique » vis-à-vis de la régie, comme en témoignerait sa comptabilité qui indique qu’elle était un client essentiel, quand bien même le prestataire n’était tenu d’aucune clause d’exclusivité. Il est admis que, pour fixer la durée du préavis, les juges prennent en compte l’existence d’un état de dépendance économique de la victime à l’égard de l’auteur de la rupture. Le préavis pourra donc être fonction, en plus de l’ancienneté de la relation, du taux de dépendance économique, estimé à partir d’un critère quantitatif – celui du chiffre d’affaires réalisé avec le client (Paris, pôle 5 - ch. 4, 12 janv. 2022, n° 20/03207) – et d’un critère qualitatif – état apprécié en fonction de sa capacité réelle à débusquer d’autres débouchés économiques. Toutefois, la cour ne précise pas si le prestataire était dans l’impossibilité de trouver d’autres partenaires commerciaux (Paris, pôle 5 - ch. 4, 26 janv. 2022, n° 20/08372) ou une solution « techniquement et économiquement équivalente » à celle de son client en l’état de la configuration du marché (Com. 10 nov. 2021, n° 20-13.385, D. 2022. 725, obs. N. Ferrier ). La charge de cette preuve incombe pourtant à la victime (Paris, 26 janv. 2022, n° 20/08372, préc.) alors, qu’à la lecture de la décision, rien ne permet de préciser qu’elle a tenté de démontrer l’état de dépendance économique – ni même le soutenir – dans ses moyens. Or, l’absence de clause d’exclusivité n’aurait-elle pas pu être un indice permettant de reprocher à la victime de ne pas avoir cherché à diversifier sa clientèle ? C’est ce que décidaient les juges sur le fondement de l’ancien article L. 442-6, I, b), du code de commerce qui incriminait spécifiquement l’abus de dépendance économique avant la réforme du 4 août 2008 (Versailles, ch. 2 - sect. 2, 26 janv. 2006, n° 04/07462 ; Paris, pôle 5 - ch. 5, 19 oct.  2017, n° 15/20831), même si la Cour de cassation enjoint également de prendre en compte la structure du marché sur le fondement de la rupture brutale (Com. 10 nov. 2021, n° 20-13.385). Faudrait-il, alors, que les contractants renouent avec la pratique consistant à stipuler une clause imposant au cocontractant de diversifier sa clientèle, dans l’espoir de ne pas voir consacrée par le juge une relation de dépendance économique entre les parties, ou de s’enquérir de l’étendue de la clientèle de son partenaire avant de contracter ? Il convient donc, sur ce point, que les juges du fond fassent preuve d’une motivation plus fournie tant les enjeux peuvent être importants sur le terrain de l’indemnisation. L’insuffisante motivation sur ce point serait d’autant plus dommageable que la décision risquerait d’être cassée, au moins partiellement, pour manque de base légale.

En conséquence, la cour fixe la durée du préavis non exécuté à trois mois, ce qui lui permet ensuite de calculer le montant des dommages et intérêts sur une moyenne annuelle basée, classiquement, sur la marge brute.

 

Paris, 27 sept. 2024, n° 22/10198

Lefebvre Dalloz