Mutation d’une peine de prison en une peine de travaux d’intérêt général : exposition de la victime à un traitement inhumain et dégradant

Dans un arrêt rendu à l’unanimité le 12 décembre 2023, la Cour européenne des droits de l’homme considère qu’une sanction de travaux d’intérêts généraux pour des faits de violences sexuelles répétées expose la victime à un traitement inhumain et dégradant par ailleurs attentatoire au respect de sa vie privée et familiale.

Pendant les mois d’avril, mai et juin 2015, une infirmière a subi des violences sexuelles répétées sur son lieu de travail émanant du chauffeur de l’ambulance dans laquelle elle était affectée. L’infirmière a porté plainte le 18 juin 2015 contre le chauffeur, en soutenant notamment que « pendant un quart de nuit, [le chauffeur] l’avait enfermée dans une pièce, avait enlevé ses vêtements et avait tenté de la déshabiller, après quoi il l’avait saisie par le cou et poussé sa tête vers son pénis en érection, lui disant de le mettre dans sa bouche. Il ne s’était arrêté qu’après que la requérante avait crié qu’elle allait s’évanouir » ou encore que « [le chauffeur] avait touché à plusieurs reprises la requérante sur les bras, les cuisses et les seins alors qu’ils se trouvaient dans l’ambulance, avant d’ouvrir la fermeture éclair de son pantalon et de tenter d’y introduire la main ». Ses actes s’étaient accompagnés de propos inappropriés et de menaces selon lesquelles elle serait licenciée si jamais elle racontait à quelqu’un ce qui s’était passé » (§ 5).

Corroborés par des témoins, la gravité des faits a conduit à l’ouverture d’une enquête pénale, en parallèle d’une enquête disciplinaire contre le chauffeur de l’ambulance qui a conduit à son changement de poste le 26 juin 2015. L’enquête pénale a conduit à un jugement de première instance du 8 mai 2018 reconnaissant le chauffeur coupable d’actes obscènes tels que définis par l’article 155 du code pénal croate et le condamnant à une peine de dix mois d’emprisonnement. Il est établi que le tribunal de première instance a pris en considération le facteur atténuant lié au fait qu’il s’agisse d’un primo-délinquant, mais aussi la circonstance aggravante selon laquelle « les infractions pénales ont été commis contre la même victime dans un court laps de temps, [et] l’intensité de ses actes illégaux indique une forte intention dans l’exécution des actes criminels » (§ 10).

Interjetant appel de la décision, un arrêt du 2 juillet 2019 rendu en dernier ressort a confirmé la culpabilité du chauffeur, mais a fait évoluer la peine en indiquant que « la peine d’emprisonnement totale de dix mois qui a été prononcée n’a pas besoin d’être purgée pour atteindre l’objectif de la peine visé à l’article 41 du code pénal de 2011. Au lieu de cela, on peut espérer que cet objectif sera atteint en remplaçant la peine de prison prononcée par des travaux d’intérêt général, compte tenu notamment de l’absence de condamnation antérieure de l’accusé et du fait que quatre ans se sont écoulés depuis la commission des infractions pénales de pendant laquelle l’accusé a été reconnu coupable, période pendant laquelle, sur la base des informations contenues dans le dossier, la conduite de l’accusé a été conforme à la loi » (§ 11).

Si la capacité des juridictions croates à juger dans un délai raisonnable et approprié les faits n’est aucunement remise en question, l’évolution de la peine actée par le second degré de juridiction interroge ici en ce que les 610 heures de travaux d’intérêt généraux peuvent paraître insuffisants pour poursuivre l’objectif défini à l’article 41 du code pénal croate, disposant notamment que « Le but de la punition est d’exprimer une condamnation sociale appropriée des infractions pénales commises, de renforcer la confiance du public dans l’ordre juridique fondé sur l’État de droit, de décourager l’auteur de l’infraction et toute autre personne de commettre des infractions pénales en sensibilisant aux dangers de commettre des infractions pénales et d’assurer une équité de la peine, et permettre à l’auteur de l’infraction de réintégrer la société » (§ 16). Il est par ailleurs relevé que la victime a fait l’objet d’un arrêt de travail entre le 29 octobre 2019 et le 31 janvier 2020, peu après le jugement de seconde instance, en raison de son état psychologique. Ainsi, il convient également de s’interroger sur le fait que la mutation de la peine de prison en une simple peine de travaux d’intérêts généraux ait été susceptible d’aggraver l’état psychologique de la victime, et ce faisant de l’exposer à un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention.

L’encadrement minimal de la politique pénale nationale 

L’arrêt rendu par la Cour s’interroge non pas tant sur les choix opérés par le système pénal croate en l’espèce, mais sur la capacité de la commutation de la peine en une simple peine de travaux d’intérêts généraux d’affecter la victime. En effet, la légèreté excessive de la peine pourrait être de nature à lui faire un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention, et de porter atteinte à son droit à une vie privée et familiale tel que défini à l’article 8 de la même Convention. Par conséquent, à de nombreuses reprises, la Cour propose un traitement prudent des choix opérés par le système pénal croate. Elle relève néanmoins très diplomatiquement certains questionnements quant aux choix opérés.

Ainsi, il est intéressant de relever que la Cour interroge certains choix opérés dans le traitement judiciaire de cette affaire. Tel est notamment le cas s’agissant de la qualification pénale retenue par rapport aux faits, et notamment à l’événement qui s’est produit dans les vestiaires où le chauffeur « avait enfermée [la requérante] dans une pièce, avait enlevé ses vêtements et avait tenté de la déshabiller, après quoi il l’avait saisie par le cou et poussé sa tête vers son pénis en érection, lui disant de le mettre dans sa bouche. Il ne s’était arrêté qu’après que la requérante avait crié qu’elle allait s’évanouir » (§ 5). Le choix de retenir la qualification pénale d’acte obscène au sens de l’article 155 du code pénal croate et non de tentative de viol interroge la Cour, ce qu’elle exprime sobrement en relevant que « Même s’il n’appartient pas à la Cour de remettre en question la conclusion des juridictions internes selon laquelle les actes [de l’auteur] ne constituent pas une tentative de viol, mais uniquement des « actes obscènes » en violation de l’article 155 du code pénal […], la Cour ne peut que constater que la force appliquée par [l’auteur] contre la requérante (telle que verrouiller la porte, la saisir par le cou, […]), serait évidemment également pertinent pour la condamnation de l’auteur » (§ 58).

Néanmoins, celle-ci rappelle avant toute chose la grande liberté dont bénéficie les États parties en matière de politique pénale. Cette grande liberté s’étend notamment aux choix arbitrés en matière de peine, ce qu’elle rappelle à l’appui de la décision Khamtokhu et Aksenchik qui avait établi qu’il est normal que les autorités nationales, qui se doivent aussi de prendre en considération, dans les limites de leurs compétences, les intérêts de la société dans son ensemble, disposent d’une grande latitude lorsqu’elles sont appelées à se prononcer sur des questions sensibles telles que les politiques pénales » (CEDH 24 janv.2017, Khamtokhu et Aksenchik c/ Russie, nos 60367/08 et 961/11, § 85, AJDA 2017. 1768, chron. L. Burgorgue-Larsen  ; D. 2018. 919, obs. RÉGINE  ; AJ pénal 2017. 184, obs. C. Saas  ; RSC 2017. 123, obs. J.-P. Marguénaud ).

Un encadrement renforcé pour certaines infractions 

Malgré le rappel d’un encadrement minimal des politiques pénales nationales, la Cour européenne des droits de l’homme insiste sur le caractère particulier des faits de l’espèce : « la Cour rappelle que les abus sexuels sur les femmes constituent incontestablement un type d’acte répréhensible très grave, ayant des effets dévastateurs sur les victimes » (§ 57). À l’appui de sa jurisprudence antérieure, la Cour relève le rôle essentiel de la sanction pénale dans la lutte contre les violences faites aux femmes. En effet, l’arrêt J. L. c/ Italie avait établi que « La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice » (CEDH 27 mai 2021, J. L. c/ Italie, n° 5671/16, AJ pénal 2022. 200, note J. Portier  ; RTD civ. 2021. 853, obs. J.-P. Marguénaud ). Or en l’espèce, il semble établi que la décision de seconde instance, en supprimant toute peine d’emprisonnement à l’égard de l’auteur, a pour effet « de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire », contribuant conséquemment à l’exposition de la requérante à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

Bien entendu, la Cour européenne des droits de l’homme ne formule aucune opposition de principe aux peines alternatives telles que la réalisation de travaux d’intérêts généraux. Elle rappelle cependant une condition née de l’arrêt Smiljanic qui consiste en un « examen attentif de toutes les considérations pertinentes liées à l’affaire » (CEDH 25 mars 2021, Smiljanic c/ Croatie, n° 35983/14, § 99). De cet « examen attentif », il faut également déduire le fait que l’évolution de la peine n’expose pas la victime à un traitement contraire aux articles 3 et 8 de la Convention comme ce fut le cas en l’espèce. Si cette considération constitue un intérêt large pour la victime auquel le droit pénal ne nous a pas toujours habitué, il semble en l’occurrence bienvenu en ce qu’elle contribue directement à une appréhension sérieuse des cas de violences faites aux femmes et lutte activement contre toute forme de victimisation secondaire, a fortiori dans des États tels que la Croatie pour lesquels le groupe d’experts pour l’action contre la violence faite aux femmes et les violences domestiques a établi un rapport dans lequel les changements législatifs positifs demeures insuffisants, et les procédures criminelles encore longues et incertaines (§ 21).

La sévérité particulière de la Cour sur la question particulière des violences faites aux femmes s’observe ainsi à deux égards. D’abord, comme nous l’avons entrevu, par l’intérêt marqué pour la protection de la victime qui n’est pas habituelle pour l’ensemble des droits pénaux nationaux des États parties à la Convention. Cette sévérité de la Cour se déduit également par le fait qu’elle applique la Convention d’Istanbul en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique sans tenir compte de la date de ratification par la Croatie, et encore moins de son entrée en vigueur sur le territoire croate (le 1er oct. 2018), pourtant largement postérieure aux faits de l’espèce. Cela confirme une analyse à deux niveaux de la Cour : si elle applique strictement sa compétence rationae temporis en vertu de l’article 35, § 3, de la Convention (v., pour un rappel récent, CEDH 11 sept. 2018, Chong e.a. c/ Royaume-Uni, n° 29753/16), celle-ci est plus prompte à mobiliser toutes formes d’instruments pertinents en dépit des dates de ratifications, voire en dépit de ratification per se (v. dans ce sens, CEDH 12 nov. 2018, Demir et Baykara c/ Turquie, n° 34503/97) pour contribuer au caractère évolutif et ambitieux de la protection de droits fondamentaux.

 

© Lefebvre Dalloz