Nouvelles précisions jurisprudentielles sur les droits des passagers aériens

En premier lieu, une carte d’embarquement peut suffire à prouver une réservation confirmée sur un vol. En second lieu, le passager n’est pas réputé voyager gratuitement ou à tarif réduit non directement ou indirectement accessible au public lorsque, d’une part, l’organisateur de voyages verse le prix du vol au transporteur aérien effectif conformément aux conditions du marché et, d’autre part, le prix du voyage à forfait est versé à cet organisateur non pas par ce passager, mais par un tiers.

L’arrêt du 6 mars 2025 présente un double intérêt. Il apporte d’abord une précision utile – et inédite – relativement à la notion de réservation confirmée, affirmant qu’une carte d’embarquement peut suffire à prouver une telle réservation sur un vol. Il nous éclaire ensuite sur la notion de vol gratuit, considérant en substance que ne doit pas être considéré comme tel le vol dont le prix est versé au transporteur aérien par un tour opérateur (ou plutôt par un intermédiaire agissant pour le compte d’un tour opérateur). En creux, il confirme une jurisprudence qui s’affermit selon laquelle le passager qui a acheté non pas un « vol sec », mais un voyage à forfait, en d’autres termes un forfait touristique, peut se prévaloir du règlement (CE) n° 261/2004 du 11 février 2004 sur les droits des passagers aériens contre le transporteur aérien (mais pas contre le tour opérateur), alors même qu’ils n’ont pas conclu de contrat de transport, dès lors que le manquement invoqué se rattache à la phase de transport aérien (CJUE 26 mars 2020, Primera Air Scandinavia, aff. C‑215/18, pt 38, D. 2020. 708 ; ibid. 2021. 923, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; JT 2020, n° 230, p. 13, obs. X. Delpech ; Rev. crit. DIP 2020. 711, étude D. Sindres ; RTD com. 2020. 733, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ; RTD eur. 2020. 341, obs. M.-E. Ancel ; ibid. 2021. 453, obs. L. Grard ; v. égal., CJUE 17 oct. 2024, aff. jtes C-650/23 et C-705/23, Dalloz actualité, 4 nov. 2024, obs. C. Hélaine ; JT 2024, n° 280, p. 13, obs. X. Delpech , un passager aérien qui disposait, dans le cadre d’un voyage à forfait, d’une réservation confirmée pour un vol peut demander au transporteur aérien l’indemnisation prévue par le règl. [CE] n° 261/2004 dans l’hypothèse où l’organisateur de ce voyage a, sans en informer préalablement ce transporteur, avisé ce passager que le vol initialement prévu ne serait pas assuré, alors même que ce vol a été opéré comme prévu). D’ailleurs, la Cour de justice prend soin de préciser que le règlement (CE) n° 261/2004 s’applique « non seulement aux passagers des vols réguliers, mais aussi à ceux des vols non réguliers, y compris les vols faisant partie de circuits à forfait » (pt 46), c’est-à-dire à des vols charters. La précision est d’importance.

Les faits de l’espèce sont les suivants. Un transporteur aérien proposant des vols charters a conclu avec un « organisateur de voyages » un contrat, dans le cadre duquel le transporteur a fourni à ce dernier des vols spécifiques à des dates spécifiques, pour lesquels cet organisateur de voyages a ensuite vendu des billets à des passagers aériens.

Deux passagers aériens ont pris part à un voyage à forfait, incluant un vol au départ de Ténériffe (Espagne) et à destination de Varsovie (Pologne), effectué le 20 mai 2021 et opéré par le transporteur aérien en question. Le forfait touristique avait été conclu entre un tour opérateur, au nom de ces passagers, et l’organisateur de voyages (ce terme d’organisateur de voyages ne renvoie donc pas, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, à la notion de tour opérateur, mais paraît viser un simple intermédiaire). Ce vol a accusé un retard à l’arrivée de plus de vingt-deux heures. Les passagers ont alors réclamé, en application du règlement (CE) n° 261/2004 du 11 février 2004 une indemnisation. Pour rappel, ce règlement prévoit une telle indemnisation uniquement en cas d’annulation de vol, mais, en vertu d’une jurisprudence audacieuse, fortement teintée de consumérisme, la Cour de justice a assimilé le retard important – précisément celui de plus de trois heures – au vol annulé au regard du droit à indemnisation (CJCE 19 nov. 2009, Sturgeon, aff. C-402/07, D. 2010. 1461 , note G. Poissonnier et P. Osseland ; ibid. 2011. 1445, obs. H. Kenfack ; JT 2010, n° 116, p. 12, obs. X.D. ; RTD com. 2010. 627, obs. P. Delebecque ; RTD eur. 2010. 195, chron. L. Grard ; ibid. 2015. 241, obs. P. Bures ).

Pour obtenir l’indemnisation réclamée, les deux passagers ont présenté au transporteur aérien des copies des cartes d’embarquement. Toutefois, le transporteur a refusé de les indemniser, au motif qu’ils n’avaient pas établi être en possession d’une réservation confirmée et payée pour le vol en question. Par ailleurs, toujours selon le transporteur aérien, le voyage à forfait desdits passagers aurait été payé par une société tierce (le tour opérateur) à des conditions préférentielles, de sorte que les mêmes passagers auraient voyagé gratuitement ou à un tarif réduit, au sens de l’article 3, § 3, du règlement (CE) n° 261/2004, ce qui exclurait le droit à une indemnisation au titre de ce règlement.

Une juridiction polonaise, saisie par les deux passagers en question de leur demande d’indemnisation, s’est alors adressée à la Cour de justice de l’Union européenne par la voie préjudicielle. Elle souhaite savoir si, contrairement à la position du transporteur aérien, les deux passagers concernés devraient être indemnisés au regard du règlement (CE) n° 261/2004. Pour la Cour de justice, la réponse est positive, ce qu’elle établit au prix d’un raisonnement en deux étapes.

1. Le juge européen est d’abord interrogé sur le point de savoir si une carte d’embarquement peut suffire à prouver une réservation confirmée sur un vol. Tout d’abord, le règlement (CE) n° 261/2004 ne s’applique – et les passagers ne peuvent s’en prévaloir – qu’à condition que les passagers disposent d’une réservation confirmée pour le vol concerné et, deuxièmement, qu’ils se présentent en temps utile à l’enregistrement, sauf en cas d’annulation du vol (Règl. [CE] n° 261/2004, art. 3, § 2, a), ces deux conditions étant cumulatives. Or, comme le relève la Cour, le règlement (CE) n° 261/2004 ne définit pas la notion de « réservation confirmée ». Cependant, la notion plus large de « réservation » est définie à l’article 2, sous g), de ce règlement comme le « fait pour un passager d’être en possession d’un billet, ou d’une autre preuve, indiquant que la réservation a été acceptée et enregistrée par le transporteur aérien ou l’organisateur de voyages ». Aucun billet n’a bien entendu été ici émis par le transporteur aérien en faveur des passagers concernés, faute de conclusion, entre eux, d’un contrat de transport. Il convient donc d’établir l’existence d’une « autre preuve » de la réservation.

La Cour de justice a déjà eu l’occasion de préciser, s’agissant de la notion d’« autre preuve », que si le passager aérien dispose de celle-ci émise par le transporteur aérien ou par l’organisateur de voyages, cette « autre preuve » équivaut à une « réservation » (CJUE 21 déc. 2021, Azur air e.a., aff. C‑146/20, C‑188/20, C‑196/20 et C‑270/20, pt 42, D. 2022. 595 , note G. Poissonnier ; ibid. 2127, obs. H. Kenfack ; JT 2022, n° 249, p. 11, obs. X. Delpech ; RTD eur. 2022. 562, obs. L. Grard ).

En l’occurrence, si, comme on l’a dit, les passagers ne disposaient pas de billet de transport, ils disposaient bel et bien, en revanche, de « cartes d’embarquement délivrées par le transporteur aérien, ce qui leur a permis d’effectuer un vol de Ténériffe à destination de Varsovie, assuré par ce transporteur, en se présentant au préalable à l’enregistrement » (pt 22). Il s’ensuit qu’une carte d’embarquement peut constituer une « autre preuve », au sens de l’article 2, sous g), du règlement (CE) n° 261/2004, « indiquant que la réservation a été acceptée et enregistrée par le transporteur aérien ou l’organisateur de voyages pour le vol concerné » (pt 24). Le fait d’interpréter « largement » (pt 21) ces notions d’« autre preuve » et de « réservation » est logique ; cette lecture se recommande également de l’interprétation téléologique du règlement habituellement faite par la Cour, à savoir au regard de l’objectif affiché par le texte, qui est d’assurer un « niveau élevé de protection des passagers » (Règl. [CE] n° 261/2004, consid. 1 ; pour une illustration récente, CJUE 16 janv. 2025, Qatar Airways, aff. C-516/23, spéc. pt 23, Dalloz actualité, 3 févr. 2025, obs. X. Delpech ; D. 2025. 108 ).

La Cour de justice ajoute, pour en finir sur cette première question, que dans la mesure où les passagers concernés « se sont correctement acquittés de l’exigence de se présenter à l’enregistrement et ont réalisé le vol concerné en étant munis d’une carte d’embarquement pour celui-ci, il doit être considéré qu’ils se sont conformés à l’exigence d’être en possession d’une réservation confirmée sur ce vol » (pt 29).

2. La Cour est ensuite interrogée sur le point de savoir si les deux passagers ont, en l’occurrence, voyagé gratuitement ou à un tarif réduit non directement ou indirectement accessible au public, au sens du règlement (CE) n° 261/2004. Dans un cas comme dans l’autre, en effet, ce règlement ne s’applique pas (Règl. [CE] n° 261/2004, art. 3, § 3), de telle sorte que les passagers ne peuvent prétendre à l’indemnisation forfaitaire prévu par celui-ci en cas de retard important de vol. C’était ici la notion de voyage à titre gratuit qui était invoquée. Dans la mesure où ces deux hypothèses constituent une exception au principe du droit à indemnisation, elles doivent faire l’objet d’une interprétation stricte – et favorable aux intérêts des passagers aériens. C’est cette règle d’interprétation qui explique qu’il a récemment été jugé que lorsque, pour effectuer sa réservation, le passager a dû s’acquitter exclusivement des taxes sur le transport aérien et des redevances, il ne voyage pas gratuitement (CJUE 16 janv. 2025, Qatar Airways, aff. C-516/23, préc.). La solution est pourtant discutable, car si l’on se place du point de vue du transporteur, il ne perçoit en cette hypothèse absolument rien, les sommes versées par le passager revenant exclusivement à l’État (taxes) et aux aéroports d’embarquement et de débarquement (redevances).

La Cour considère ici, s’appuyant sur le considérant 5 du règlement (CE) n° 261/2004, que la protection offerte par ce règlement devrait s’appliquer non seulement aux passagers des vols réguliers, mais aussi à ceux des vols non réguliers, y compris les vols faisant partie de circuits à forfait (pt 46), ce qui est ici le cas. Elle ajoute que « le fait que le prix du voyage à forfait a été payé non pas par eux, qui n’étaient pas dans une relation contractuelle avec ce transporteur, mais par un tiers, à l’organisateur de voyages qui a payé à son tour le prix du vol audit transporteur » n’exclut pas l’application du règlement. Cela, parce qu’en pareille hypothèse, certes, il n’y a pas de lien contractuel entre le transporteur et le passager, mais il y a bel et bien un vol réalisé à titre onéreux. Cela tient, en effet, à ce que le transporteur a perçu un prix, même si, certes, celui-ci n’est pas payé par le passager, mais par l’« intermédiaire » (ici l’«organisateur de voyages » agissant pour le compte du tour opérateur).

Sur qui, ensuite, repose la charge de la preuve du caractère gratuit du vol concerné ? A priori, si on applique les canons du droit commun de la preuve, sur le transporteur, qui cherche à échapper à son obligation d’indemnisation (le droit à indemnisation du passager étant le principe en cas d’annulation ou de retard de vol). Cette solution se recommande également de l’esprit et de la finalité du règlement. Pour la Cour, en effet, « une interprétation consistant à faire peser sur les passagers la charge de la preuve serait non seulement contraire à l’objectif du règlement [CE] n° 261/2004, qui est de garantir un niveau élevé de protection des passagers aériens, mais également difficile à mettre en œuvre, en particulier dans le contexte spécifique de la présente affaire, où les passagers […] ont réservé un voyage à forfait auprès d’un organisateur de voyages » (pt 52). Lorsque le passager, poursuit la Cour, « réserve son voyage à forfait non pas directement auprès du transporteur aérien effectif, mais par l’intermédiaire d’un organisateur de voyages, c’est généralement ce dernier, comme en l’occurrence, qui effectue le paiement du prix du vol auprès de ce transporteur, ce passager s’acquittant d’un prix pour l’ensemble du voyage à forfait, y compris celui du vol ». Ledit passager « ignore [alors] le prix exact du vol payé par cet organisateur » (pt 53). Il ne peut donc lui demander de prouver un fait qu’il ne peut pas connaître ; en d’autres termes, en présence d’une diabolico pobatio, il se voit donc délester du poids de la preuve.

La Cour conclut qu’« un passager n’est pas réputé voyager gratuitement ou à tarif réduit non directement ou indirectement accessible au public, au sens de [l’art. 3, § 3, du règlement [CE] n° 261/2004] lorsque, d’une part, l’organisateur de voyages verse le prix du vol au transporteur aérien effectif conformément aux conditions du marché et, d’autre part, le prix du voyage à forfait est versé à cet organisateur non pas par ce passager, mais par un tiers. Il incombe à ce transporteur aérien de démontrer, selon les modalités prévues par le droit national, que ledit passager a voyagé gratuitement ou à un tel tarif réduit ».

Pour les deux raisons qui ont été exposées, existence d’une réservation confirmée et d’un vol à titre onéreux – et que le juge polonais saisi du litige devra vérifier si elles sont effectivement réunies – les deux passagers « victimes » d’un retard important de vol devraient en principe obtenir l’indemnisation qu’ils réclament au transporteur aérien. Cela, même si le transport aérien en cause a été acquis dans le cadre d’un voyage à forfait.

 

CJUE 6 mars 2025, Cymdek, aff. C-20/24

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