Nouvelles précisions sur la recevabilité des constitutions de partie civile en matière terroriste

Selon la Cour de cassation, les fonctionnaires de police qui font une incursion sur les lieux d’une action criminelle terroriste sans être confrontés à l’assaillant et ceux qui sont requis pour menotter l’auteur des faits après qu’il a été neutralisé ne justifient pas d’un préjudice en relation directe avec les infractions poursuivies, ce qui rend leur constitution de partie civile irrecevable.

L’affaire en cause dans ces deux arrêts est l’attentat de la basilique Notre-Dame de Nice, commis le 29 octobre 2020. Vers 8h30, le mis en cause est entré dans le lieu de culte et il y a tué plusieurs personnes à l’aide d’une arme blanche. Alertés par l’activation d’une borne de sécurité, quatre policiers municipaux sont entrés dans la basilique par l’arrière du bâtiment. Ils se sont retrouvés face à l’assaillant qu’ils ont neutralisé. Parallèlement, un équipage de trois policiers municipaux, M. [O] [W] (pourvoi n° 23-82.801), Mme [B] [Y] (pourvoi n° 23-82.802), M. [N] [B] (pourvoi n° 23-82.806), et deux fonctionnaires de la police nationale sont entrés par l’avant du bâtiment. Ils ont constaté la présence du corps d’une femme, et les policiers municipaux sont sortis sur injonction d’un des fonctionnaires de la police nationale, en raison d’un danger potentiel dû à la présence d’un bagage suspect. Par la suite, plusieurs autres policiers municipaux, M. [S] [L] (pourvoi n° 23-82.803), M. [N] [T] (pourvoi n° 23-82.804) et Mme [J] [R] (pourvoi n° 23-82.805), ont été requis pour entraver l’auteur des faits, grièvement blessé, mais toujours conscient. Il a été mis en examen, et il est prévu qu’il soit jugé par la Cour d’assises spéciale de Paris en février 2025 pour assassinats et tentatives d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste. Avant cela, la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur la recevabilité de la constitution de partie civile des policiers municipaux précédemment évoqués.

Comme toute action, la constitution de partie civile est soumise à des conditions de recevabilité. Qu’elle soit formée par voie d’action ou par voie d’intervention, elle suppose que le demandeur ait qualité et intérêt à agir. L’intérêt à agir suppose un dommage certain, personnel et né directement de la commission d’une infraction. Ces conditions sont appréciées plus souplement lorsque la constitution de partie civile intervient en phase d’information judiciaire, la Haute juridiction estimant qu’il suffit que « les circonstances sur lesquelles elle s’appuie permettent au juge d’admettre comme possible l’existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale » (Crim. 5 mars 1990, n° 89-80.536 P). Dans des arrêts plus récents, la Cour de cassation a affiné sa jurisprudence, en décrivant des situations pour lesquelles elle admet la recevabilité de constitutions de partie civile pour des infractions terroristes. Tel est le cas de la personne qui tente d’interrompre la commission du crime ou d’empêcher le renouvellement d’atteintes intentionnelles graves aux personnes en s’y exposant elle-même (Crim. 15 févr. 2022, n° 21-80.264, Dalloz actualité, 18 févr. 2022, obs. D. Goetz ; D. 2022. 1487, obs. J.-B. Perrier ; ibid. 1934, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; AJ pénal 2022. 143, note J. Alix ; RSC 2022. 332, obs. Y. Mayaud ; ibid. 636, obs. P.-J. Delage ; 15 févr. 2022, n° 21-80.670, D. 2022. 354 et notes préc. pour Crim. 15 févr. 2022, n° 21-80.264) et de celle qui s’est blessée en tentant de fuir le lieu d’une action criminelle ayant pour objet de tuer indistinctement un grand nombre de personnes, à laquelle, du fait de sa proximité, elle a pu légitimement se croire exposée (Crim. 15 févr. 2022, n° 21-80.265, v. notes préc. pour Crim. 15 févr. 2022, n° 21-80.264 ; 24 janv. 2023, n° 21-85.828 et n° 21-82.778, Dalloz actualité, 21 févr. 2023, obs. D. Floreancig ; D. 2023. 1977, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; AJ pénal 2023. 192 ).

En l’espèce, il était question de deux autres situations : l’intervention sur les lieux de commission de l’infraction et l’immobilisation de l’auteur des faits neutralisé. Dans les deux cas, la Cour de cassation a estimé que la possibilité de l’existence d’un préjudice en relation directe avec les infractions poursuivies n’était pas caractérisée.

L’intervention sur les lieux de commission de l’infraction

Pour déclarer irrecevable l’action civile des trois policiers municipaux qui sont entrés par la porte principale avant de ressortir, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a retenu qu’ils ne se sont pas trouvés directement et personnellement menacés ou mis en danger par l’agresseur. En effet, le terroriste était à ce moment neutralisé par les tirs de l’autre équipage. Dès lors, il n’y avait à ce stade plus de risque d’être touché ou menacé par l’action homicide du mis en cause. Les pourvois des fonctionnaires de la police municipale ne contestent pas le fait que le mis en cause était bien neutralisé. En revanche, ils soulignent qu’il existait d’autres risques au moment de leur intervention : ils ont notamment craint la présence d’un second assaillant et les dangers que pouvait représenter le sac suspect qui se trouvait au sol.

Pour la Cour de cassation, le moyen devait être écarté. À l’instar de la cour d’appel, elle retient que les policiers municipaux sont intervenus à un moment où l’auteur des faits était neutralisé. Elle précise que celui-ci avait agi seul, et que les fonctionnaires étaient sortis dès que la présence d’un sac considéré comme suspect leur avait été signalée. Elle en conclut qu’ils n’avaient pas été confrontés à l’agresseur ni à son action homicide. En outre, elle recontextualise l’incursion des policiers municipaux, qu’elle qualifie d’inspection de sécurité effectuée par des professionnels du maintien de la sécurité publique, et elle ajoute que le danger dû à la présence d’un bagage suspect n’était que « potentiel ».

Même si la présence sur les lieux de l’action criminelle est un critère important pour établir la relation directe entre le préjudice et l’infraction, il n’est pas à lui seul suffisant. Cela apparaît clairement dans les arrêts relatifs aux blessures en cas de fuite des lieux de l’attentat : la proximité doit avoir pour incidence de faire naître la croyance d’une exposition à l’action criminelle. Ainsi, dans plusieurs arrêts, la Cour de cassation retient qu’en dépit de la proximité du demandeur avec le lieu de commission des faits, celui-ci ne s’était pas cru exposé à une action criminelle, ce qui faisait obstacle à la caractérisation d’un préjudice en relation directe avec les infractions poursuivies (Crim. 24 janv. 2023, n° 21-85.828 et n° 21-82.778, préc.). En l’espèce, les auteurs des pourvois tentent d’établir qu’ils se sont crus exposés à un danger en invoquant la présence possible d’un second assaillant et d’un bagage piégé. Sur ces aspects, la Cour de cassation répond qu’il n’y avait pas de second assaillant et que les policiers municipaux étaient sortis sur signalement du seul danger potentiel du sac abandonné. On pourrait se demander si la Cour de cassation ne substitue pas la condition de croyance en l’exposition à une action criminelle par une réalité de cette exposition.

Le principe est pourtant de se fonder sur la croyance de la victime. Ainsi, dans un arrêt du 15 février 2022 (Crim. 15 févr. 2022, n° 21-80.265, préc.), la Cour de cassation a censuré les juges du fond, qui avaient procédé à une analyse de la trajectoire du véhicule utilisé par un terroriste pour se prononcer sur l’exposition à un risque de mort ou de blessure, et qui étaient arrivés à la conclusion que le demandeur ne se trouvait pas sur cette trajectoire. Interprétée trop strictement, l’exigence d’un risque avéré ne conduirait qu’à admettre l’action de ceux pour qui le risque s’est réalisé. À l’inverse, une appréciation trop souple de la croyance aurait pour incidence d’admettre l’action de tous ceux qui déclarent s’être crus exposés au danger. La solution que retient la Cour de cassation est intermédiaire : elle exige une croyance « légitime » (même arrêt), caractérisée ou non à partir d’éléments objectifs. En l’espèce, bien que les auteurs des pourvois invoquent la croyance dans l’exposition à un risque, la Haute juridiction leur oppose des éléments objectifs pour retenir l’absence de lien direct entre le préjudice qu’ils invoquent et les faits poursuivis.

L’immobilisation de l’auteur des faits

Comme pour les policiers municipaux ayant réalisé une incursion dans la basilique, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris retient que les policiers qui ont été requis pour immobiliser l’assaillant après qu’il a été neutralisé ne pouvaient pas être considérés comme des victimes directes des faits poursuivis. En effet, selon les juges du fond, ces fonctionnaires de la police municipale ne se sont pas trouvés directement et personnellement menacés ou mis en danger par l’agresseur puisque celui-ci gisait au sol, grièvement blessé. Pour contester l’arrêt de la chambre de l’instruction, les pourvois relèvent que les policiers se sont retrouvés en contact direct avec l’assaillant, qu’ils ont tenu en joue. En outre, ils devaient surveiller les portes du lieu, en craignant l’intervention d’un second assaillant.

Pour écarter le moyen du pourvoi, la Cour de cassation relève dans un premier temps que le mis en cause était inoffensif au moment où les policiers municipaux ont été requis pour l’immobiliser : il gisait au sol, atteint de treize projectiles, sans arme à portée de main. Elle ajoute ensuite que les policiers municipaux n’ont pas été confrontés à l’action homicide de l’agresseur, puisque celle-ci avait pris fin après les tirs du premier équipage. Elle en conclut que la possibilité de l’existence d’un préjudice en relation directe avec les infractions poursuivies n’est pas caractérisée.

Il est tentant de comparer les faits de ces arrêts à ceux relatifs à la tentative d’interruption d’un crime terroriste. Dans les arrêts du 15 février 2022 (Crim. 15 févr. 2022, nos 21-80.264 et 21-80.670, préc.), la chambre criminelle admet que le préjudice invoqué par une personne qui est intervenue pour mettre fin à une attaque terroriste est indissociable de l’infraction. Il est important de relever que la Cour de cassation n’exige pas que la partie civile interrompe effectivement la commission de l’infraction. À cet égard, elle a considéré que la constitution de partie civile d’un homme qui avait couru derrière le véhicule d’un assaillant sans le rattraper devait être déclarée recevable (Crim. 15 févr. 2022, n° 21-80.264, préc.). Il faut toutefois que l’intervention ait pour objet d’interrompre la commission des crimes ou d’empêcher leur renouvellement ; elle ne peut donc pas être postérieure à la neutralisation de l’assaillant. Sur ce point, les arrêts commentés s’inscrivent dans la continuité de la jurisprudence : ils offrent l’occasion à la Cour de cassation de distinguer la tentative d’interruption d’infraction de la simple immobilisation d’un homme hors d’état de nuire, mais susceptible de prendre la fuite.

Outre la mise en joue de l’auteur des faits, les pourvois évoquent la crainte de l’intervention d’un autre assaillant, pour établir qu’ils ont cru être exposés à l’action criminelle. Dans ses motifs, la chambre criminelle retient que les lieux avaient fait l’objet d’un contrôle de sécurité par d’autres membres des forces de l’ordre, ce qui laisse entendre qu’il n’y avait pas de risques qu’un second assaillant se cache sur place. Là encore, la Cour de cassation remet en cause la croyance des demandeurs d’être exposés à un risque.

Un dernier élément reste à évoquer : dans tous les arrêts, la Cour de cassation insiste sur la qualité de « professionnel du maintien de la sécurité publique » du demandeur. Quel est le sens de cette précision ? S’agit-il d’un élément objectif servant à l’appréciation de la légitimité de la croyance du demandeur d’être exposé à une action criminelle ? À défaut d’articulation de la profession des auteurs des pourvois avec le reste des motifs, on ne peut tirer aucune conclusion. Quoi qu’il en soit, on peut constater la difficulté de caractériser le caractère direct du lien entre le préjudice et l’infraction. En réaction à de précédents arrêts, des commentateurs avaient observé qu’« il faut maintenant sonder les reins et les cœurs pour dire recevable, ou non, une constitution de partie civile en matière d’attentat terroriste » (A. Maron et M. Haas, Mauvaises frayeurs, Dr. pénal 2023. Comm. 52). Avec les arrêts du 11 juin 2024, il appert que la Cour de cassation ne lit pas dans les esprits, mais qu’elle déduit les pensées des demandeurs à partir des faits. Sans remettre en cause la nécessité du filtre des constitutions de partie civile par des conditions de recevabilité, on regrettera que la Haute juridiction se retrouve à apprécier la légitimité des craintes de celles et ceux qui étaient présents lors d’un attentat.

 

Crim. 11 juin 2024, F-B, n° 23-82.801

Crim. 11 juin 2024, F-B, n° 23-82.803

© Lefebvre Dalloz