Nul n’est tenu de rester dans l’indivision même lorsqu’elle ne porte que sur la nue-propriété

Lorsqu’il existe une indivision entre descendants portant sur la nue-propriété des biens dépendant de la succession de leur mère, chacun d’eux est, en application de l’article 815 du code civil, en droit d’en provoquer le partage.

Un couple se marie en 1965 sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. En 1983, les époux se consentent une donation au dernier vivant. Le 28 mai 2009, les époux décident de changer de régime matrimonial optant pour le régime de la communauté universelle à l’exception des biens que l’article 1404 du code civil déclare propres par leur nature et des biens immobiliers appartenant à l’épouse avec attribution au conjoint survivant à son choix, soit de la totalité en toute propriété des biens communs, soit de la moitié en pleine propriété et l’autre moitié en usufruit. Le 19 juin 2016, l’épouse décède en laissant pour lui succéder son mari et deux enfants communs. Le veuf opte alors pour l’attribution de la propriété de l’ensemble des biens communs dans le cadre de la communauté et pour l’usufruit de l’ensemble des biens de la succession de son épouse. Cinq ans plus tard (en juin 2021), le fils assigne son père et sa sœur afin d’ouvrir les opérations de comptes, liquidation et partage de la succession de sa mère ainsi que, le cas échéant, liquidation de la communauté ayant existé entre elle et son époux. Il demande également le rapport à la succession des donations consenties à ses héritiers et la réduction des libéralités excédant la quotité disponible. Le père et la fille saisissent alors le juge de la mise en état aux fins de voir déclarer irrecevable l’action introduite en l’absence d’indivision successorale. Par ordonnance du 14 janvier 2022, le juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Quimper a déclaré l’action introduite par le fils irrecevable. Ce dernier a interjeté appel. Dans une décision du 25 octobre 2022, la Cour d’appel de Rennes (Rennes, 25 oct. 2022, n° 22/00318) déboute le fils de toutes ses demandes estimant qu’il n’existe pas d’indivision entre usufruitiers et nus-propriétaires, ces derniers ayant des droits de nature différente. Le fils décide de former un pourvoi en cassation lequel est accueilli par la première chambre civile de la Cour de cassation.

La question qui se posait alors était de savoir si l’action en partage de l’héritier contre sa cohéritière, avec laquelle il est coïndivisaire de la nue-propriété, et son père était recevable alors que ce dernier avait opté pour l’usufruit à l’ouverture de la succession. La Haute juridiction censure l’arrêt rendu en appel au visa de l’article 815 du code civil. Elle rappelle qu’en vertu de ce texte « nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision et le partage peut toujours être provoqué, à moins qu’il n’y ait été sursis par jugement ou convention ». Elle relève ensuite que la cour d’appel a violé l’article 815 en déclarant irrecevable l’action du requérant « après avoir constaté l’existence d’une indivision successorale entre [les enfants de la défunte] portant sur la nue-propriété des biens dépendant de la succession de leur mère » (§ 11). La première chambre civile, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, décide alors de statuer au fond. Selon la Cour, il « résulte des articles 720, 815, 825, 843, 920 et 924-3 du code civil, que, malgré l’adoption par le défunt d’un régime de communauté universelle de biens avec clause d’attribution intégrale au conjoint survivant, un héritier réservataire peut, le cas échéant, prétendre au partage de ceux des biens demeurés propres au défunt sur lesquels il détient une quote-part indivise, que l’indivision porte sur la pleine propriété desdits biens ou l’un de ses démembrements, ainsi qu’au rapport ou à la réduction des libéralités consenties par le défunt » (§ 14). Elle relève également que le conjoint survivant « ayant opté pour l’usufruit de la totalité des biens appartenant en propre à son épouse, en application de la donation du 17 décembre 1983 », leurs enfants « ont la qualité de nus-propriétaires des biens dépendant de la succession de leur mère » (§ 15). Par ailleurs, le fils « sollicite, concomitamment à l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession de sa mère, le rapport à la succession des donations qu’elle a consenties à ses héritiers et la réduction des libéralités excédant la quotité disponible » (§ 16). Elle en déduit donc assez logiquement que son action est donc recevable ce qui la conduit à censurer sans renvoi la décision rendue en appel.

L’enjeu est important pour de nombreuses familles dont les parents aménagent la transmission avec l’objectif de protéger le conjoint survivant et de repousser au départ du dernier membre du couple la transmission à leurs enfants. Ainsi, la situation est relativement classique : les enfants voient leur vocation successorale repoussée au moment du décès du second parent et majoritairement, ils n’y voient rien à redire. Cependant, la situation ne satisfait pas toujours les enfants qui ont le sentiment de voir l’accès à l’héritage parental repoussé aux calendes grecques avec parfois la crainte de ne pas en avoir du tout. C’est l’enjeu dans cette affaire. Au fond, les juges ont rejeté la demande de l’héritier considérant que l’on ne pouvait pas demander le partage en présence de droits de natures différentes (usufruit pour le père et nue-propriété pour les enfants). La solution avait l’apparence de la logique : pas de partage en l’absence d’indivision ! Pourtant, l’arrêt d’appel ne prenait pas acte de la nature complexe de la situation et l’existence d’une indivision entre les nus-propriétaires. Si le père avait bénéficié de l’attribution intégrale de la communauté universelle, il existait un démembrement entre lui, usufruitier, et ses deux enfants, nus-propriétaires, sur les biens appartenant en propre à feu son épouse. Ainsi, la Cour de cassation rappelant le principe selon lequel nul ne saurait être contraint à demeurer dans l’indivision, vient réaffirmer le droit des nus-propriétaires à demander le partage malgré l’organisation mise en place.

La solution est absolument logique sur le point de vue de la technique juridique et elle ne peut être que saluée. Sur le plan pratique, les choses sont un peu plus complexes. En effet, les héritiers peuvent évidemment demander le partage de l’indivision successorale, ce qui ne remet en aucun cas en cause l’usufruit dont jouit leur père en tant que conjoint survivant. Si le principe est réaffirmé, encore faut-il parvenir à partager effectivement cette nue-propriété ! Si cette dernière porte sur différents biens et qu’il est possible de constituer des lots assez simplement, on passera d’une nue-propriété indivise à deux démembrements distincts (entre le père et chacun de ses enfants). Mais les choses peuvent être autrement plus complexes si cela n’est pas possible. Alors, il faudra envisager que l’un des indivisaires en nue-propriété puisse et veuille racheter la part de l’autre ou s’il n’en a pas les moyens ou l’envie, trouver une personne prête à acheter la nue-propriété. On le sait, un tel rachat n’est pas très prisé et le sera d’autant moins qu’il existe toujours à ce moment-là l’enjeu de l’indivision ! Seule sortie possible, c’est que l’usufruitier intervienne alors même qu’il n’est pas impliqué dans l’indivision. Ainsi, on peut envisager que celui-ci se porte acquéreur de la part indivise de nue-propriété – bien que l’intérêt de l’opération puisse être discutable sur le plan de sa propre succession – ou qu’il signe une convention d’indivision avec les nus-propriétaires. En effet, l’article 1873-16 du code civil énonce que « Lorsque les biens indivis sont grevés d’un usufruit, des conventions, soumises en principe aux dispositions du chapitre précédent, peuvent être conclues, soit entre les nus-propriétaires, soit entre les usufruitiers, soit entre les uns et les autres. Il peut y avoir pareillement convention entre ceux qui sont en indivision pour la jouissance et celui qui est nu-propriétaire de tous les biens, de même qu’entre l’usufruitier universel et les nus-propriétaires ». Aussi, la voie contractuelle pourrait permettre de solutionner l’affaire. Cependant, il semblerait que précisément la voie de l’amiable n’ait pas eu la faveur du fils – lequel demande par ailleurs l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession de sa mère, le rapport à la succession des donations qu’elle a consenties à ses héritiers et la réduction des libéralités excédant la quotité disponible… Il est à craindre que tout cela ne rende compliquée la mise en œuvre du droit au partage… Cette affaire nous rappelle ainsi que l’anticipation successorale aussi évidente qu’elle puisse paraître au moment de sa conceptualisation ne peut faire l’économie de l’humain et qu’il convient toujours d’aussi anticiper d’éventuels conflits entre ses héritiers. Si vis pacem, para bellum.

 

Civ. 1re, 15 janv. 2025, F-B, n° 22-24.672

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