Nullité du brevet : nouvelle application du moyen dit de la « généralisation intermédiaire inadmissible »

La saga opposant Intellectual Ventures (IV) aux opérateurs télécoms français a récemment connu un nouvel épisode avec un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 13 juin 2025 (v. préc., Paris, pôle 5 - ch. 2, 28 juin 2024, Intellectual Ventures II c/ Orange et a., nos 22/01209, 22/02736, 22/03590 et Intellectual Ventures II c/ SFR et a., nos 22/01211 et 22/02755).

 

La saga opposant Intellectual Ventures (IV) aux opérateurs télécoms français a récemment connu un nouvel épisode avec un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 13 juin 2025 (v. préc., Paris, pôle 5 - ch. 2, 28 juin 2024, Intellectual Ventures II c/ Orange et a., nos 22/01209, 22/02736, 22/03590 et Intellectual Ventures II c/ SFR et a., nos 22/01211 et 22/02755).

Les faits étaient les suivants : Intellectual Ventures, présentée comme « spécialisée dans la création, le développement, l’acquisition et l’exploitation d’inventions » est ce que l’on peut appeler une « Non practicing entity » ou « NPE », spécialisée dans l’acquisition et la monétisation de portefeuilles de brevets au niveau mondial par l’octroi de licences.

Le brevet en cause était le brevet européen désignant la France EP 1 304 002 (EP 002), intitulé « organisation d’un chiffrement de données dans un système de communications sans fil » déposé le 28 juin 2001 avec revendication de priorité d’une demande de brevet finlandais elle-même déposée par la société Nokia Corporation. Le brevet avait expiré le 28 juin 2021.

Sur la base de ce brevet, IV a fait diligenter une saisie-contrefaçon dans les locaux de la société SFR (SFR) puis a assigné celle-ci en contrefaçon au mois de novembre 2016.

L’action visait tout d’abord le service « Auto Connect wifi » offert par SFR à ses abonnés et permettant la bascule automatique de la connexion internet du réseau mobile vers le réseau SFR wifi Mobile via le protocole « EAP-SIM » (contrefaçon alléguée de la revendication 1 de procédé du brevet EP 002 – art. L. 613-3-b) du code de la propriété intellectuelle - CPI).

L’action concernait également l’offre et la mise dans le commerce, par SFR, de téléphones mobiles et tablettes aptes à mettre en œuvre le protocole « EAP-SIM » dans un réseau local sans fil de type wifi (contrefaçon allégué de la revendication 11 couvrant le terminal, CPI, art. L. 613-3, a) ainsi que l’offre, la mise dans le commerce et l’utilisation de « Hotspots wifi » (points d’accès pour un réseau local sans fil, en ce compris les box des abonnés SFR) aptes à mettre en œuvre le protocole « EAP-SIM » (contrefaçon alléguée de la revendication 14 couvrant le point d’accès, CPI, art. L. 613-3, a).

En première instance, le Tribunal judiciaire de Paris avait jugé les revendications 1, 11 et 14 du brevet EP 002 comme nulles pour extension de l’objet du brevet au-delà du contenu de la demande telle que déposée (TJ Paris, 25 oct. 2022, n° 16/16346).

Ce jugement du 25 octobre 2022 a alors fait l’objet d’un appel de la part d’IV par le biais duquel celle-ci réitérait ses demandes en contrefaçon à l’encontre de SFR assorties notamment d’une demande de condamnation au paiement de la somme de 5 000 000 € à titre de provision à valoir sur les dommages et intérêts.

En défense, SFR sollicitait à titre principal la confirmation du jugement (compte tenu de l’issue de l’arrêt d’appel, il ne sera pas fait état plus avant des moyens subsidiaires développés par SFR, dont la question de l’inopposabilité du brevet EP 022 pour fraude aux normes 3GPP TS 33.234 ou de l’irrecevabilité des demandes d’IV pour des faits postérieurs à la date de suppression de la norme 3GPP TS 33.234 ; à noter que si la lecture du jugement de 1re instance renseigne sur une tentative d’IV de conclure un contrat de licence avec SFR, le litige n’apparaît pas s’être placé sur le terrain « FRAND »).

Moyen de nullité du brevet

Le débat se nouait donc, en premier lieu, autour du moyen de nullité du brevet pour extension de l’objet du brevet au-delà du contenu de la demande telle que déposée, et plus particulièrement du grief de « généralisation intermédiaire » inadmissible.

Ce grief est susceptible de survenir à la suite d’une modification de la demande de brevet ou du brevet, laquelle modification peut prendre la forme d’une généralisation intermédiaire lorsqu’elle vise à extraire une caractéristique spécifique en l’isolant d’un ensemble de caractéristiques divulguées initialement uniquement de façon combinée, et de l’utiliser pour délimiter l’objet revendiqué. La notion d’« intermédiaire » évoque le statut entre le mode de réalisation particulier dont est issue la caractéristique et la définition générale de l’invention.

S’agissant d’un brevet européen, une telle modification est soumise aux dispositions de l’article 123, § 2, de la Convention sur le brevet européen (CBE) du 5 octobre 1973 révisée, lequel prévoit que « la demande de brevet européen ou le brevet européen ne peut être modifié de manière que son objet s’étende au-delà du contenu de la demande telle qu’elle a été déposée » (Disposition à lire en combinaison avec les art. L. 614-12 CPI et 138, § 1, c, CBE).

En effet, selon l’Office européen des brevets (OEB), « il ne faut pas considérer le contenu de la demande telle que déposée comme un réservoir à partir duquel il est possible de combiner des caractéristiques individuelles appartenant à des modes de réalisation séparés afin de créer artificiellement une combinaison particulière » (Directives relatives à l’examen pratiqué à l’OEB, avr. 2025, partie H, chap. V, 3.2.1).

Pour être acceptable, selon la jurisprudence de l’OEB, une telle généralisation intermédiaire doit remplir deux conditions :

  • la caractéristique extraite ne doit pas être apparentée ou inextricablement liée aux autres caractéristiques de l’ensemble dont elle est extraite ;
  • la divulgation générale de la demande justifie l’isolement de la caractéristique, sa généralisation et son introduction dans la revendication.

L’analyse de l’admissibilité de la modification s’effectue au travers du prisme de la personne du métier pour qui la généralisation doit résulter clairement d’informations déductibles directement et sans ambiguïté de la demande telle que déposée (Test de « norme de référence » (gold standard) devant l’OEB).

En l’espèce, IV avait déposé le 15 novembre 2019 auprès du directeur général de l’INPI une requête en limitation de la partie française du brevet EP 002, acceptée le 8 janvier 2020.

SFR soutenait que la limitation effectuée par IV et destinée à revendiquer le chiffrement dans la couche MAC reposait sur un mode particulier dans lequel ce chiffrement avait lieu en utilisant l’algorithme à confidentialité équivalente au filaire (WEP), utilisation pourtant non revendiquée par IV. Selon l’opérateur, l’extraction de cette caractéristique du chiffrement dans la couche MAC sans revendication de l’algorithme WEP, pourtant inextricablement lié, constituait une généralisation intermédiaire inadmissible. SFR avançait qu’il était impossible à la personne du métier, à la date de priorité de déduire « directement et sans ambiguïté » de la demande et de ses connaissances générales constituées par la norme IEEE802.11 (wifi) dans sa version de 1999 que le chiffrement et le déchiffrement des données pouvait avoir lieu dans la couche MAC du terminal et du réseau sans fil, sans pour autant recourir à l’algorithme WEP.

En réponse, IV soutenait que les deux caractéristiques en débat n’étaient pas inextricablement liées puisque le mode de réalisation spécifique discuté présentait le cas particulier du recours à l’algorithme WEP optionnel prévu par la norme wifi et que la demande prenait soin de préciser que l’invention n’était pas limitée à ce cas particulier. IV prenait comme exemple le cas d’un réseau local sans fil relevant d’une autre norme, la norme HiperLAN, dont le système de chiffrement ne repose pas sur l’algorithme WEP. IV faisait également valoir que le choix d’une méthode particulière de chiffrement des données plutôt qu’une autre dans le réseau local sans fil ne participait aucunement à la résolution du problème technique posé.

Solution retenue par la Cour

Dans l’énoncé de la solution, la Cour commence par se référer explicitement à la jurisprudence de l’OEB, notamment la décision T-2489/13 du 18 avril 2018.

Puis les juges d’appel citent la requête en limitation litigieuse dans laquelle IV a indiqué que la modification (chiffrement dans la couche MAC) se fondait sur un passage spécifique de la description de la demande initiale, lequel passage, fait valoir la Cour, associe un tel chiffrement à l’algorithme WEP, de sorte que ces deux caractéristiques seraient inextricablement liées.

S’agissant du recours à une autre norme, comme la norme HiperLAN, telle que mise en avant par IV, la Cour considère que « la demande ne décrit que la norme wifi, de sorte que la personne du métier ne peut envisager que le brevet envisage des modes de réalisation possibles excluant l’utilisation de l’algorithme WEP pour le chiffrement des données », a fortiori lorsque les revendications 4, 5, 10, 13 et 15 du brevet font expressément référence au protocole WEP de la norme wifi. L’arrêt précise en outre que le recours à l’algorithme WEP participait bien à la résolution du problème technique posé par l’invention.

La Cour en conclut donc que la limitation effectuée par IV représentait une généralisation intermédiaire inadmissible constitutive d’une extension de l’objet revendiqué au-delà du contenu de la demande telle que déposée, et confirme alors le jugement ayant annulé les revendications 1, 11 et 14 et rejeté les demandes en contrefaçon d’IV (la Cour confirme par ailleurs la condamnation d’IV au paiement à SFR de la somme de 50 000 € pour dénigrement du fait que la publication par IV, sur son site internet, d’un communiqué faisant état de l’action en contrefaçon intentée avant toute décision au fond).

Perspectives

L’action ayant abouti à l’arrêt présenté a été intentée en 2016. Depuis, le paysage du contentieux des brevets, en France et en Europe, a été profondément remodelé par l’avènement de la Juridiction unifiée du brevet (JUB).

Cette décision du 13 juin 2025 et en particulier l’appréciation du moyen de nullité tiré de la généralisation intermédiaire inadmissible effectuée par la Cour doit ainsi être mise en perspective de la position adoptée par la JUB sur ce point.

À cet égard, la jurisprudence issue des différentes divisions de la JUB s’est bien étoffée depuis ses débuts et semble rejoindre une position équivalente à celle de l’OEB tout en apparaissant porteuse de potentielles nuances (v. not., JUB, division locale de La Haye, Abbott c/ Sibio, n° CFI_131/2024-ACT_14945/2024 ; Cour d’appel du Luxembourg, 14 févr. 2025, n° 382/2024-APL_39664/2024).

Il conviendra de suivre de près l’évolution de cette tendance.

 

Paris, pôle 5 - ch. 2, 13 juin 2025, Intellectual Ventures I c/ SFR, n° 23/02588

par Pierre Nieuwyaer, Counsel

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