Numérique : Bruxelles freine les ambitions législatives françaises
Différentes alertes de Bruxelles, venues de la CJUE comme de la Commission, mettent en danger les velléités de législations françaises autonomes sur les sujets numériques. Outre le projet de loi numérique (PJLSREN), les lois influenceurs et majorité numérique sont directement menacées.
La première alerte était arrivée cet été sous la forme d’une lettre du commissaire européen Thierry Breton à la ministre des Affaires étrangères Catherine Colonna. Révélée par le média l’Informé, le commissaire au marché intérieur y critiquait vivement les lois influenceurs et majorité numérique, qui semblaient « enfreindre l'applicabilité directe du règlement sur les services numériques », voire même le contredire sur certains points. Il reprochait aussi à ces législations françaises de « fragmenter le marché unique européen que le DSA tend à harmoniser en imposant des restrictions injustifiées à la libre prestation des services […] qui ne sont pas établis en France ». Le commissaire regrettait également que ces lois aient été promulguées avant même la fin de procédure de notification. Leurs décrets d’application sont depuis bloqués dans l’attente de l’avis de la Commission.
Malgré ce premier avertissement, la France a persévéré avec le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique (SREN). Alors que ce texte devait adapter la loi française aux réglements DMA/DSA, les premiers articles imposent de nombreuses nouvelles obligations aux plateformes, sous des motifs divers.
Mais, le 25 octobre, après le passage du projet de loi dans les deux assemblées, la Commission européenne a envoyé un « avis circonstancié » sur le projet de loi tel qu’adopté au Sénat, révélé par Contexte. La procédure, rare, peut être le préalable à une procédure d’infraction. Bruxelles critique plusieurs dispositions, comme contraires au DSA et à la directive sur le commerce électronique. La Commission cite notamment deux mesures : le fait que les plateformes devront chercher les autres comptes d’un cyberharceleur condamné à une peine de bannissement temporaire, et l’obligation d’avertir avant l’accès à des contenus pornographiques « simulant la commission d’un crime ou d’un délit ».
Le projet de loi SREN tel qu’adopté ensuite par l’Assemblée a finalement été notifié par le gouvernement français à la Commission le 8 novembre. La commission mixte paritaire qui devait initialement avoir lieu en novembre, a été repoussée sine die par le gouvernement. Il serait étonnant qu’elle soit convoquée avant la fin de la période de statu quo, prévue le 9 février. Charge à cette CMP d’ensuite nettoyer le texte des dispositions qui seraient contraires au droit européen.
Un nouvel arrêt de la CJUE
Dans son approche, la Commission vient d’être confortée par la Cour de Justice de l’Union européenne. Dans un arrêt du 9 novembre 2023 (C-376/22), la CJUE a considéré qu’une législation autrichienne de 2001 était contraire à la directive « Services de médias audiovisuels ». Attaquée par Google, Meta et TikTok, cette loi oblige les plateformes à mettre en place des mécanismes de vérification des contenus.
Pour l’avocate Fayrouze Masmi-Dazi, « avec cet arrêt la CJUE, interdit aux législations nationales de prendre des mesures contraignantes supplémentaires à l’encontre des plateformes qui seraient établies dans un autre pays de l’Union. Toute mesure complémentaire risque donc d’être jugée contraire au droit de l’Union. Or, les géants du numérique sont souvent établis en Irlande, qui n’agit pas aussi fortement et rapidement que d’aucun pourrait le souhaiter ». Cette décision met en péril des dispositifs français existants, permettant à l’Arcom d’en savoir plus sur la modération des plateformes. Une des seules solutions serait de revoir plus largement le droit européen des plateformes, ce que le DMA/DSA n’a fait que partiellement.
Le « volontarisme excessif » français
Pour Henri Isaac, maître de conférences à l’université Paris-Dauphine et ancien président du Think Tank Renaissance Numérique, « il y a eu depuis 2014 une prise de conscience en Europe de la nécessité d’un cadre de régulation commun. En 2016, le RGPD a été une première étape. On s’est ensuite aperçu qu’il n’y avait pas que des problèmes de données, mais également des soucis de concurrence. D’autant que les plateformes jouaient de la concurrence entre les autorités nationales de régulation. En conséquence, pour le DMA et le DSA, la volonté a une application directe par la Commission, afin d’éviter des variations. » Avec ces textes, « l’Europe s’est mise d’accord sur un cadre unique pour avoir un rapport de force avec les plateformes. D’où l’agacement de Bruxelles d’une volonté française d’avoir des législations propres, alors même que notre pays a été moteur dans le DMA/DSA ».
Interrogés par ActuEL DJ, plusieurs interlocuteurs regrettent ce qu’un lobbyiste considère comme un « volontarisme excessif » : « le législateur français pense qu’il peut tout, en dépit des réalités juridiques, comme l’avait montré la loi Avia qui s’était fracassée au conseil constitutionnel ». Pendant les débats sur le projet de loi SREN, les députés, de tous bords, ont revendiqué dépasser le cadre européen. Et le rapporteur général sur le texte, le député Paul Midy, les a encouragés dans cette voie, en proposant lui-même un contrôle de l’identité pour l’inscription sur les réseaux sociaux. Avant de reculer face à l’opposition gouvernementale. Entre volontarisme politique et réalités juridiques, le chemin est souvent étroit.
© Lefebvre Dalloz