Obligation de vigilance : exemption du maître de l’ouvrage
Pour l’application de l’article L. 8222-1 du code du travail, le maître de l’ouvrage n’est pas tenu à une obligation de vigilance à l’égard du sous-traitant de son cocontractant.
Entre 2016 et 2017, une première société, la maîtresse d’ouvrage, passait un contrat d’entreprise avec une seconde société, l’entrepreneur principal, laquelle faisait appel, pour l’exécution de la commande, à une troisième entreprise, la sous-traitante. L’entrepreneur principal, conformément aux dispositions de l’article 3 de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 (JO 3 janv. 1976), soumit le sous-traitant à l’acceptation du maître de l’ouvrage – acceptation qui fut donnée – et qui fit naître, toujours aux termes de la loi, un droit direct au payement au profit de celui-là contre celui-ci (Loi n° 75-1334 du 31 déc. 1975, art. 6). En 2019, l’URSSAF opéra un contrôle auprès de la sous-traitante, constata une situation de travail dissimulé et, considérant que le maître de l’ouvrage n’avait pas exécuté les contrôles imposés par les articles L. 8222-1 du code du travail auprès du sous-traitant, émit, outre l’annulation dans une seconde mise en demeure des réductions ou exonérations des cotisations ou contributions dont il avait bénéficié (CSS, art. L. 133-4-5), une mise en demeure au titre de la solidarité financière prévue au titre de l’article L. 8222-2 du même code. Cet article prévoit que le donneur d’ordre qui a violé les dispositions de l’article L. 8222-1 ou « toute personne condamnée pour avoir recouru directement ou indirectement par personne interposée aux services de celui qui exerce un travail dissimulé est tenu solidairement avec celui qui a fait l’objet d’un procès-verbal pour délit de travail dissimulé », notamment, « au paiement des impôts, taxes et cotisations obligatoires ainsi que des pénalités et majorations dus par celui-ci au Trésor ou aux organismes de protection sociales ». Le maître de l’ouvrage contesta la mise en demeure, au motif que les dispositions du code du travail n’imposent l’obligation de vigilance et n’organisent la sanction de la violation de celle-ci qu’à l’égard du cocontractant de la société contrôlée. La contestation demeura vaine devant la commission de recours amiable et les juges du fond, mais la Cour de cassation prêta une oreille attentive à la critique : elle cassa la décision des juges du fond, soulignant que « l’entrepreneur principal, seul cocontractant du maître de l’ouvrage, n’[ayant] pas fait l’objet d’un procès-verbal pour délit de travail dissimulé », la solidarité financière ne pouvait pas lui être opposée.
La démonstration de la Cour est rigoureuse. Elle s’effectue en deux temps. Il s’agit, d’abord, d’un rappel du sens des textes instituant l’obligation de vigilance et la sanction qui y est attachée : celles-ci ne visent que le contractant de l’entreprise contrôlée au titre du travail dissimulé. Il s’agit, ensuite, du rappel du sens de la loi du 31 décembre 1975 à propos de la chaîne de contrats : l’entreprise sous-traitante n’est pas contractuellement liée au maître de l’ouvrage.
L’obligation de vigilance à la charge exclusive du cocontractant
Qu’il s’agisse de la définition de l’obligation de vigilance ou de celle de la sanction de la violation de celle-ci, les textes sont clairs. L’article L. 8222-1 du code du travail, qui fixe l’obligation, impose à toute personne de vérifier « lors de la conclusion d’un contrat » et, périodiquement jusqu’à la fin de l’exécution du contrat, que son « cocontractant » s’acquitte d’un certain nombre de formalités (immatriculation, déclaration et payement des cotisations), sauf à être tenue solidairement du payement des cotisations et autres majorations. Les textes réglementaires pris pour l’application de la loi s’inscrivent rigoureusement dans le prolongement de celle-ci. Ainsi que le rappelle le rapporteur, l’article D. 8222-5 du code du travail désigne à son tour « la personne qui contracte » comme étant obligée, et les différentes circulaires ne disent rien d’autre : au titre de l’obligation de vigilance, y est visée « toute personne qui contracte avec un professionnel » (Circ. interministérielle DILTI du 31 déc. 2005) ou celle qui « confie à un professionnel » la réalisation d’un ouvrage (Circ. DSS/SD/5C n° 2012-186 du 16 nov. 2012). La lecture est d’autant plus cohérente que le code du travail n’oublie pas la situation du maître de l’ouvrage. D’une part, celui-ci peut lui-même être obligé solidairement au titre de l’article L. 8222-2 du code du travail après sa condamnation comme auteur ou complice. D’autre part, sans être tenu expressément en cette qualité de l’obligation de vigilance, le maître de l’ouvrage est susceptible d’intervenir en vue de faire cesser une situation de travail dissimulé : l’article L. 8222-5 prévoit que le « maître de l’ouvrage », lorsqu’il est informé d’une telle situation touchant un « cocontractant », un « sous-traitant » ou un « subdélégataire » doit aussitôt enjoindre « à son cocontractant de faire cesser sans délai cette situation ». Et ce n’est qu’à défaut d’action, après qu’il a été informé, qu’il peut être solidairement tenu des dettes de cotisations de l’employeur défaillant.
L’architecture légale est donc tout à fait cohérente et pertinente au regard de l’influence effective que peuvent avoir les acteurs les uns sur les autres : d’abord, toute personne qui participe à l’infraction ou en profite consciemment est tenue de la solidarité financière (C. trav., art. L. 8222-2) ; ensuite, le contractant est directement tenu de se renseigner sur la conformité des pratiques de son cocontractant de façon à prévenir toute situation de travail dissimulé (C. trav., art. L. 8222-1) ; enfin, le maître de l’ouvrage n’est tenu d’agir que s’il a été informé d’une difficulté pour faire cesser la situation de travail dissimulé (C. trav., art. L. 8222-5).
Si cette distinction fut rigoureusement appliquée par les magistrats, ceux-ci, dans leur œuvre, commirent plusieurs imprécisions sémantiques promptes à laisser planer le doute. Il n’y a pas de précédent, dans la jurisprudence de la Cour, condamnant le maître de l’ouvrage à raison de la seule commission par le sous-traitant de l’infraction de travail dissimulé. Toutefois, la tournure des décisions passées pouvait interroger. Si le « sous-traitant » de la loi de 1975 ou d’un cours de droit des contrats spéciaux est clairement identifié comme le troisième acteur d’une chaîne de contrat, dans le langage commun, le terme est souvent utilisé pour désigner, simplement, l’entrepreneur (le maître d’œuvre) dans un contrat d’entreprise. Appliquant les articles L. 8222-1 et L. 8222-2 du code du travail, la Cour de cassation résista parfois à la tentation de la facilité sémantique qu’agitaient les auteurs du pourvoi (v. par ex., Civ. 2e, 8 oct. 2020, n° 19-20.147, et comp. la rédaction de l’arrêt avec celle du pourvoi) mais se laissa ponctuellement aller à la facilité (v. par ex., Civ. 2e, 24 juin 2021, n° 20-10.946 ; 6 avr. 2023, n° 21-17.173, Dr. soc. 2024. 180, étude R. Salomon
; 5 déc. 2024, n° 22-21.152, D. 2024. 2114
; Dr. soc. 2025. 72, étude R. Salomon
; où le « sous-traitant » est bien le cocontractant de la société visée par la solidarité). Le Conseil constitutionnel lui-même entretint l’hésitation lorsque, retenant la conformité à la Constitution de l’article L. 8222-2 du code du travail, il écrivit : « le donneur d’ordre, qui n’a pas respecté l’obligation de vérification prévue à l’article L. 8222-1 du code du travail et dont le cocontractant ou un sous-traitant de celui-ci a fait l’objet d’un procès-verbal pour délit de travail dissimulé, ou qui a été condamné pour avoir recouru directement ou par personne interposée aux services de celui qui exerce un travail dissimulé, peut être regardé comme ayant facilité la réalisation de ce travail dissimulé ou ayant contribué à celle-ci » et se voir appliquer la solidarité financière (Cons. const. 31 juill. 2015, n° 2015-479 QPC, D. 2016. 1346
, note B. Girard
; Constitutions 2015. 569, chron. F. Duquesne
; RSC 2015. 889, obs. A. Cerf-Hollender
). Toutefois, amené à se prononcer sur l’article L. 133-4-5 du code de la sécurité sociale prévoyant la perte des droits à exonération de cotisations et contributions dans les mêmes conditions que celles afférentes à la solidarité financière, il sembla veiller à la précision de son vocabulaire en visant exclusivement le terme de « cocontractant », en excluant toute utilisation de celui de « sous-traitant » et en évoquant expressément le fait que le législateur, dans son œuvre, « a entendu tenir compte des liens économiques entre les cocontractants résultant du recours à la sous-traitance » (Cons. const. 5 juill. 2019, n° 2019-796 QPC, D. 2019. 1397
; Constitutions 2019. 438, Décision
).
Le sous-traitant n’est pas un cocontractant
Les maladresses de langage résultaient peut-être parfois, non pas d’une hésitation sur le sens de la loi – celle-ci ne vise que le cocontractant –, mais sur la situation juridique du sous-traitant à l’égard du maître de l’ouvrage. Quoique nul ne discute du principe selon lequel il n’existe pas de contrat stricto sensu entre ces deux acteurs, la loi du 31 décembre 1975 pouvait, du moins dans l’esprit de ceux qui ne fréquentent pas quotidiennement la jurisprudence civile « classique », faire douter. D’abord, le dispositif d’acceptation du sous-traitant par le maître de l’ouvrage – outre qu’il évoque l’acceptation nécessaire à la formation d’un contrat – garantit que celui-ci a connaissance de l’existence de celui-là et, partant, permet de facto un potentiel contrôle. S’il paraît délicat d’exiger du maître de l’ouvrage qu’il surveille un acteur dont il ignore l’intervention (parce qu’il n’a pas contracté avec lui, et parce qu’il n’a pas été informé de son intervention), il n’y a rien d’impossible à imposer cette obligation préventive lorsqu’il en a connaissance, ni a fortiori, lorsqu’il a accepté le principe et la personne du sous-traitant. Ensuite, le mécanisme d’acceptation fait naître un droit direct au payement contre le maître de l’ouvrage (Loi n° 75-1334 du 31 déc. 1975, art. 6) dont il faut convenir qu’à y regarder de loin, il pourrait se confondre avec un droit né d’une relation contractuelle. Et telles furent les réflexions qu’avait développées la cour d’appel : « [le maître de l’ouvrage] a expressément accepté [le sous-traitant] en qualité de sous-traitant et le paiement direct à cette dernière, en sorte qu’il existe un lien contractuel entre elles » (Amiens, 2 févr. 2023, n° 21/04339).
Ici, le sang ne fait qu’un tour… Car la deuxième chambre civile n’est pas une chambre « perdue » dans le droit social et le droit de l’assujettissement. Elle connaît ses classiques. Elle connaît l’article 1199 du code civil et l’effet relatif des contrats qu’elle fait figurer au visa de sa décision ; elle n’ignore pas que, en dépit des quelques tempéraments que la loi a pu introduire spécialement et ponctuellement, le principe demeure que « le sous-traitant n’est pas contractuellement lié au maître de l’ouvrage » (Cass., ass. plén., 12 juill. 1991, n° 90-13.602, Besse c/ Protois, D. 1991. 549
, note J. Ghestin
; ibid. 257, chron. C. Jamin
; ibid. 321, obs. J.-L. Aubert
; ibid. 1992. 119, obs. A. Bénabent
; ibid. 149, chron. P. Jourdain
; RDI 1992. 27, obs. B. Boubli
; ibid. 71, obs. P. Malinvaud et B. Boubli
; RTD civ. 1991. 750, obs. P. Jourdain
; ibid. 1992. 90, obs. J. Mestre
; ibid. 593, obs. F. Zenati
). De là, la conclusion limpide de la Cour : « pour l’application de l’article L. 8222-1 du code du travail, le maître de l’ouvrage n’est pas tenu à une obligation de vigilance à l’égard du sous-traitant de son cocontractant ».
Situation finale du maître de l’ouvrage
La solution est heureuse ; elle décharge effectivement le maître de l’ouvrage de l’obligation prévue à l’article L. 8222-1 de vérifier auprès de ses sous-traitants que les déclarations sociales sont correctement réalisées et les cotisations dûment acquittées. Il ne faut toutefois pas croire à l’immunité du maître de l’ouvrage, et celui-ci aurait tort de se désintéresser tout à fait du respect par ses sous-traitants de leurs obligations sociales. Outre qu’il s’expose toujours à la solidarité financière au titre des articles L. 8222-2 et L. 8222-5 du code du travail, ses obligations au titre de ses sous-traitants, au-delà de la question de l’URSSAF et notamment en termes de sécurité, ne sauraient être négligées (v. G. Bargain, Le « travail en sous-traitance » : quelle protection de la santé et de la sécurité des salariés ?, in J. Bourdoiseau, M. Oudin et V. Roulet [dir.], 1975-2015, De quelques aspects contemporains de la sous-traitance, LGDJ, 2016, p. 57).
Civ. 2e, 4 sept. 2025, F-B, n° 23-14.121
par Vincent Roulet, Avocat
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