Obligation du médecin de prodiguer des soins appropriés et compte-rendu opératoire lacunaire : vers une présomption de faute ?

Initialement, le régime de la responsabilité médicale résultait du fameux arrêt Mercier de 1936, dans lequel la Cour de cassation affirmait que la relation médecin/patient était de nature contractuelle, obligeant le praticien à une obligation de soins de moyens (Civ. 20 mai 1936, Dr Nicolas c/ Mercier, GAJC, 13e éd., 2015, n° 162). Cependant, depuis la loi du 4 mars 2002, la responsabilité médicale ne relève plus d’une défaillance contractuelle, mais d’un fondement délictuel autonome : l’article L. 1142-1, I, alinéa 1er, du code de la santé publique. Cet article prévoit que, hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les professionnels de santé n’engagent leur responsabilité personnelle qu’en cas de faute. Mais encore faut-il prouver la faute. Dans un arrêt rendu le 16 octobre 2024, la première chambre civile semble venir admettre une présomption de faute, en présence d’un compte-rendu opératoire lacunaire.

En mai 2012, un patient a subi une arthroscopie de hanche. Cette opération consiste à pratiquer plusieurs incisions dans l’articulation, dont l’une sert à introduire un tube rigide, relié à une caméra et une source de lumière, ce qui permet au chirurgien de visualiser la région intra-articulaire sur un écran. Grâce aux autres incisions, le praticien insère les mini-instruments qui lui permettent de pratiquer des gestes sur l’articulation. Cette technique permet de réaliser de petits gestes chirurgicaux sur une articulation sans qu’il soit nécessaire d’ouvrir.

Malheureusement, au cours de cette opération pratiquée en 2012, une broche guide, en métal, s’est rompue, occasionnant des dégâts sur la hanche. Deux ans plus tard, le patient se plaignant toujours de douleurs, une arthroplastie a été réalisée. Pour le dire autrement, il a fallu retirer l’articulation abîmée et poser une prothèse. En février 2018, le patient a assigné en responsabilité et indemnisation le chirurgien, dont l’assureur est intervenu volontairement à l’instance.

Le 29 septembre 2022, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a rejeté la demande du patient. Les juges du fond ont retenu que, d’après le rapport d’expertise, la Société française d’arthroscopie (SFA) recommandait de commencer ce type d’intervention par une introduction d’air puis de sérum physiologique dans l’articulation. Or, le compte-rendu opératoire ne mentionnait pas que ce geste avait été fait, mais le chirurgien avait indiqué y recourir systématiquement. La cour d’appel en a alors déduit que le dommage subi par le patient pouvait avoir deux origines : sa constitution anatomique ou un manquement du chirurgien, qui n’aurait pas suivi les recommandations de la SFA. Mais, dans la mesure où cette dernière explication n’était qu’une hypothèse, non avérée, la faute du chirurgien n’était pas démontrée.

Un pourvoi est formé et, le 16 octobre 2024, la première chambre civile casse et annule la solution de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. Au double visa des articles L. 1142-1, I, alinéa 1er, du code de la santé publique et 1353 du code civil, la Haute juridiction rappelle que la responsabilité civile du médecin est une responsabilité pour faute. Elle précise également qu’en cas d’absence ou d’insuffisance d’informations sur la prise en charge du patient, qui empêche ce dernier de s’assurer que les actes de soins réalisés ont été appropriés, c’est au médecin d’en rapporter la preuve. Ce faisant, la Cour de cassation rappelle que le médecin a l’obligation d’accomplir des actes de soins « appropriés », c’est-à-dire conformes aux données acquises de la science. Mais la Haute juridiction semble aller plus loin : le manquement à cette obligation pourrait être présumé, dans l’hypothèse où, en raison d’un compte-rendu opératoire incomplet, le patient n’a pas été en mesure de s’assurer que les soins ont bel et bien été appropriés.

Obligation de prodiguer des soins conformes aux données acquises de la science 

Comme le rappelle la première chambre civile en visant l’article L. 1142-1, I, alinéa 1er, du code de la santé publique, les professionnels de santé n’engagent leur responsabilité qu’en cas de faute. En l’espèce, la faute qui est invoquée est le fait que le chirurgien n’aurait pas suivi les recommandations de la SFA, ne prodiguant, ainsi, pas de soins appropriés. Le caractère approprié ou non des soins renvoie à une obligation « fondamentale » (P. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation, 13e éd., Dalloz Action, 2023-2024, n° 6411.31) du médecin : prodiguer des soins conformes aux données acquises de la science.

Si l’article R. 4127-8 du code de la santé publique pose le principe selon lequel le médecin est libre de ses prescriptions, il n’en reste pas moins que ce dernier ne doit mettre en œuvre que des traitements ou des investigations considérées comme conformes aux données acquises de la science. Cette obligation, issue de l’arrêt Mercier, est rappelée fréquemment par la jurisprudence (Civ. 1re, 14 oct. 2010, n° 09-68.471, Dalloz actualité, 28 oct. 2010, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2011. 135, obs. P. Jourdain ). Elle est également présente dans la lettre de l’article R. 4127-8 du code de la santé publique, qui précise « compte tenu des données acquises de la science » s’agissant de la liberté de prescription du médecin. Les données acquises s’entendent de celles de l’époque des soins, et non de celles qui existent au moment de l’expertise ou au moment où le juge statue (en ce sens, P. le Tourneau, op. cit., n° 6411.31). L’Ordre des médecins a d’ailleurs précisé que les « données acquises de la science étant par essence évolutives, les controverses sur telle ou telle modalité de traitement, médicamenteux ou autre, doivent conduire à une évaluation actualisée, impartiale et rigoureuse par la communauté médicale et scientifique du service médical rendu » (Ordre des médecins, Mise au point, adoptée le 14 juin 2018). En l’espèce, un rapport de la SFA recommandait de commencer l’intervention par une introduction d’air, puis de sérum physiologique. Dès lors, délivrer des soins appropriés – et donc conformes aux données acquises de la science – impliquait, pour le praticien, de suivre ces recommandations. Autrement, il commettrait une faute, de nature à engager sa responsabilité personnelle. Sur la charge de la preuve d’une telle faute, la Cour de cassation adopte alors une solution originale, favorable aux victimes.

Renversement de la charge de la preuve

Conformément à l’article 1353 du code civil, que la Haute juridiction rappelle dans son visa, celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver. Transposé au domaine de la responsabilité médicale, cela signifie que c’est à la victime de rapporter la preuve que le médecin a commis une faute, à l’origine de son dommage. En l’espèce, ce serait donc au patient de prouver que le chirurgien n’a pas respecté les recommandations de la SFA. C’est ce raisonnement qu’avait suivi la Cour d’appel d’Aix-en-Provence : le patient n’ayant pas établi la faute du praticien, il a été débouté de ses demandes. C’est à une tout autre conclusion que parvient, en revanche, la première chambre civile. Si la Cour rappelle que, certes, au regard de l’article 1353 du code civil, c’est à la victime de rapporter la preuve de la faute du praticien, il en va autrement en cas d’absence ou d’insuffisance d’informations sur la prise en charge du patient, qui ne permet pas à ce dernier, ou à ses ayants droit, de s’assurer du caractère approprié des soins. Dans ce cas, c’est au médecin de prouver que les soins prodigués ont été appropriés. En l’espèce, le compte-rendu opératoire ne mentionnait pas que l’introduction d’air, puis de sérum physiologique, avait été réalisée. Il était donc incomplet et, en conséquence, il appartenait au médecin de rapporter la preuve que cette introduction avait été réalisée. C’est ainsi un renversement de la charge de la preuve qu’admet la Haute juridiction : si l’information sur la prise en charge est absente ou insuffisante, c’est au médecin, défendeur, de rapporter la preuve qu’il a prodigué des soins appropriés, conformes aux données acquises de la science. Autrement dit, c’est au médecin de prouver qu’il n’a pas commis de faute. En se prononçant ainsi, la première chambre civile semble, par la même occasion, admettre une présomption de faute.

Présomption de faute

Imposer au médecin de rapporter la preuve qu’il n’a pas commis de faute revient, finalement, à faire peser sur lui une présomption de faute. Pouvant être définie comme une « conséquence que la loi ou le juge tire d’un fait connu à un fait inconnu dont l’existence est rendue vraisemblable par le premier » (G. Cornu, Vocabulaire juridique, 13e éd., PUF, coll. « Quadrige », 2020, Présomption, p. 791), la présomption est une supposition de départ, une vérité qui est admise jusqu’à la preuve du contraire. Dans l’arrêt du 16 octobre 2024, le fait connu est le caractère lacunaire du compte-rendu opératoire, l’insuffisance d’informations relatives à la prise en charge. Le fait inconnu, que l’on cherche à prouver, est la faute du praticien. Cette dernière va alors pouvoir être déduite de l’absence ou de l’insuffisance d’informations sur la prise en charge. La faute sera une supposition de départ, admise jusqu’à la preuve du contraire, plus précisément jusqu’à ce que le médecin, en tant que défendeur, rapporte la preuve qu’il n’a pas commis de faute. En faisant peser la charge de la preuve de l’absence de faute sur le médecin, la Haute juridiction semble ainsi admettre l’existence d’une présomption de faute. Si le compte-rendu est lacunaire, de telle sorte que le patient n’est pas en mesure de s’assurer du caractère approprié des soins qui ont été prodigués, alors la faute sera présumée. Ce sera au praticien de rapporter la preuve que les soins ont été conformes aux données acquises de la science.

Dans la mesure où le médecin peut rapporter la preuve contraire, la présomption est simple. Mais la preuve contraire peut être difficile à rapporter, précisément dans le cas où le compte-rendu opératoire est incomplet. Plus encore, elle peut être impossible à rapporter, quand il s’agira de prouver que les soins ont été appropriés, car le médecin se sera abstenu de réaliser tel ou tel geste. Dans ce cas, il faudra rapporter la preuve d’un fait négatif, véritable probatio diabolica, car comment prouver ce qui n’existe pas ? (J. Larguier, La preuve d’un fait négatif, RTD civ. 1953. 1 ; Rép. civ.,  Preuve : règles de preuve, par G. Lardeux, n° 84). De simple, la présomption pourrait devenir irréfragable.

Partant, si la solution du 16 octobre 2024 est très favorable aux patients, elle est, en contrepartie, très sévère pour le professionnel de santé. Dès lors que ce dernier ne permettra pas au patient d’avoir une information suffisante sur la prise en charge, en rédigeant un compte-rendu opératoire incomplet, sa faute sera présumée. Bien qu’admise, la preuve contraire pourrait, en pratique, être difficile à rapporter. On peut, finalement, s’interroger sur la véritable faute dont il est question : le chirurgien est-il fautif pour ne pas avoir suivi les recommandations scientifiques, ou bien est-il fautif pour avoir manqué de diligence dans la rédaction du compte-rendu opératoire ?

 

Civ. 1re, 16 oct. 2024, F-B, n° 22-23.433

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