Outils basés sur l’IA : comment le ministère de la Justice veut avancer sur ce sujet en 2025

La Place Vendôme vient de signaler les cas d’usage prioritaires. Elle planche également sur une charte pour encadrer la pratique de ces outils.

Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA) oblige – Paris a accueilli pendant une semaine une série d’événements sur cette technologie –, le ministère de la Justice vient de préciser ses axes de travail sur ce sujet, plusieurs mois après la clarification du cadre juridique avec l’adoption du règlement européen sur l’intelligence artificielle. La Place Vendôme, qui avait abandonné en 2022 le développement de Datajust, cet outil basé sur l’IA qui devait aider à l’évaluation du dommage corporel, indique ainsi avoir identifié « quatre cas d’usage prioritaires où l’IA pourrait apporter une réelle valeur ajoutée ». Il s’agit tout d’abord de la retranscription d’entretiens, pour accélérer la mise en texte de réunions. Puis l’aide à la recherche, pour « faciliter l’accès aux jurisprudences et aux textes juridiques pour les professionnels du droit ». Ensuite l’interprétariat et la traduction, et enfin le résumé de dossiers.

Le premier cas d’usage serait le plus avancé. Le ministère planche actuellement sur un outil de retranscription automatique des entretiens qui « devrait voir le jour dès 2025 ». L’IA générative Albert, développée par la Direction interministérielle du numérique (DINUM), est également expérimentée par le parquet général de la Cour d’appel de Paris et les parquets de son ressort. « Ce premier terrain d’expérimentation devrait permettre d’approfondir les travaux de conception d’outils internes pour faciliter le travail des parquets et des greffes », précise la Place Vendôme.

Dans une publication récente en ligne, Audrey Farrugia, la cheffe du service de l’expertise et de la modernisation au secrétariat général du ministère de la Justice, avait notamment signalé des « outils d’aide à la qualification pénale actuellement en phase de test ». La magistrate citait également deux autres exemples, l’occultation automatique de données sensibles dans les décisions de justice et des outils de synthèse ou de recherche juridique. De même, l’Union syndicale des magistrats (USM), dans une note aux rapporteurs sénatoriaux de la mission d’information sur l’intelligence artificielle et les métiers du droit, signalait l’utilisation à titre expérimental au Tribunal judiciaire de Paris d’un outil de traduction automatique, TRAUNE.

Une opportunité et un défi

Les champs d’expérimentation du ministère semblent en ligne avec les préconisations de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ). Son groupe de travail sur la cyberjustice et l’intelligence artificielle avait publié une note de travail en février 2024. Dans ce document de cinq pages, ce dernier listait cinq exemples où l’IA générative « semble donner de bons résultats à l’intérieur d’un cadre clairement défini ». Il s’agissait de la traduction de textes, la production de textes – mais « pas nécessairement vrais », était-il rappelé –, le résumé automatique de textes, l’analyse sémantique et la détection d’opinions, et enfin l’exploration de texte et l’accès au contenu.

« L’IA est une révolution technologique qui concerne désormais tous les aspects de notre société, les professions du droit ne font pas exception », avait signalé au Sénat à la fin novembre Clara Chappaz. Et de remarquer que l’arrivée des outils d’IA générative représentait à la fois « une opportunité immense » et « un défi collectif ». La secrétaire d’État chargée de l’intelligence artificielle et du numérique citait notamment l’exemple des notaires, une profession qui pourrait gagner du temps sur la rédaction d’un contrat. Les magistrats, ajoutait-elle, « pourraient eux aussi tirer des bénéfices des outils d’IA et jouer à armes égales face aux avocats ».

Des gains de temps leur permettant ensuite de « consacrer davantage de temps à leur mission première : rendre une justice équitable, rapide et accessible à tous ». « J’entends que l’on dise que l’IA est là pour aider et éviter les tâches répétitive », relève Hervé Bonglet, le secrétaire général UNSA Services judiciaires. « Mais il faudra être très vigilant, respecter les droits fondamentaux des justiciables, protéger les données, et rester en questionnement sur la sécurité de nos systèmes d’informations », ajoute-t-il à Dalloz actualité. Et de regretter, par exemple, l’absence de débat sur la responsabilité : en cas de mauvaise analyse ou d’erreur, qui sera responsable ?

Charte en préparation

Pour les professions juridiques, l’IA « aura un impact considérable. Les processus de travail vont changer radicalement et, dans certains cas, des domaines de tâches seront complètement transférés », remarquait dans une déclaration datant de septembre dernier, l’Union européenne des auxiliaires de justice. Cette association dont est membre l’UNSA Services judiciaires pointait ensuite la question de l’impact de ces outils sur les procédures judiciaires et les risques sociaux, notamment sur l’emploi.

« On trouve cela très bien que le ministère de la Justice s’empare de ce sujet, il vaut mieux être proactif que de subir », relève également, auprès de Dalloz actualité, Alexandra Vaillant, la secrétaire générale de l’USM. Mais si l’IA peut aider les chefs de juridiction dans leurs tâches administratives, ce genre d’outils, en matière juridictionnelle, ne peut être que de l’ordre de l’assistance, « et en aucun cas comme un outil remplaçant le processus décisionnel » du juge.

« Le recours à l’intelligence artificielle comporte plusieurs risques : atteinte aux droits fondamentaux, en particulier le droit au respect de la vie privée, risque d’une perte de sens, perte d’autonomie du juge, reproduction de biais statistiques pouvant conduire à créer ou perpétuer des discriminations », signalait cet automne l’organisation syndicale au Sénat. Ce genre d’outil doit « être mis en œuvre avec prudence », avec des lignes directrices et un cadre éthique pour l’usage, facultatif, par les magistrats, poursuivait-elle. Et l’USM d’appeler à un droit de regard du juge sur les « systèmes mis en œuvre dans leur juridiction » et de demander la vérification de « l’exactitude de toute information fournie à un magistrat par un outil d’IA » avant son utilisation par un tribunal.

Passif numérique

En réponse à ce type d’interrogations, le ministère de la Justice précise aujourd’hui privilégier « des solutions hébergées sur le territoire national ». Outre des travaux sur l’encadrement juridique de ces outils, la Place Vendôme planche actuellement sur une charte d’usage. Destinée aux agents du ministère, ce document devrait rappeler « les règles minimales de prudence et d’attention », « la vérification et le contrôle systématique des résultats fournis », « l’attention au risque de biais, la protection des informations confidentielles et sensibles, l’exclusion de données à caractère personnel ou encore la sobriété numérique ».

« Avant de parler de l’IA, il faudrait déjà partir d’une situation propre », s’interroge cependant Hervé Bonglet. « S’en emparer, c’est très bien, en revanche, il faut continuer à travailler sur nos logiciels métiers et la qualité du réseau justice, un outil informatique encore largement défaillant », complète Alexandra Vaillant. Dans leur rapport d’information, publié en décembre, les sénateurs Christophe-André Frassa et Marie-Pierre de La Gontrie avaient relayé ces inquiétudes. Ils déploraient ainsi « le décalage technologique croissant entre les professions réglementées, qui se saisissent déjà de ces outils, et les magistrats et personnels en juridiction, qui souffrent d’un sous-investissement majeur et pérenne dans leur équipement informatique et numérique auquel il est urgent de remédier ».

Un impératif bien identifié par Audrey Farrugia. Avec l’IA générative, remarquait-elle, « il est évident qu’on va avoir un afflux de courriers, de saisines ou encore un nombre croissant de requêtes, qu’il faudra être en capacité de gérer ». « Très concrètement, aujourd’hui, quelqu’un peut prendre ChatGPT [l’outil d’IA générative le plus connu aujourd’hui] et lui demander de rédiger une plainte pour un vol de portable qui a lieu la nuit dernière, poursuivait la magistrate. Dans cette facilitation de l’accès à la justice, il va falloir qu’on puisse faire face à la massification des demandes. »

 

© Lefebvre Dalloz