Pablo Escobar : présumé criminel, mais jugé offensant par le public pertinent

Le nom d’une personnalité reconnue pour ses crimes ne peut être enregistré à titre de marque. Le fait que ce personnage soit devenu mythique ou symbolique dans la culture populaire dominante est indifférent. Le refus d’enregistrement sur le fondement de l’article 7, § 1, sous f), du règlement (UE) 2017/1001 ne viole pas le droit fondamental de la présomption d’innocence.

Une demande de marque de l’Union européenne a été présentée pour un signe verbal « Pablo Escobar ». Le signe a été rejeté à l’enregistrement, tant par la division d’examen que par la chambre de recours en ce que le signe serait contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs au sens de l’article 7, § 1, sous f), du règlement (UE) 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne. Il est intéressant, si ce n’est « cocasse », même si cela est indifférent dans l’appréciation de la contrariété du signe à l’ordre public et aux bonnes mœurs ici, de constater que le signe avait été demandé à l’enregistrement pour un grand nombre de produit et services et notamment pour des produits en classe 13 tels que « Armes à feu ; munitions ; bombes ; dynamite ».

Afin de confirmer le refus du signe à l’enregistrement, la chambre des recours a considéré que celui-ci serait perçu comme contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs par une partie non négligeable du public pertinent espagnol qui l’associerait aux crimes commis par le cartel de Medellín. Elle retient que ces faits sont inacceptables dans une société moderne, car contraire aux principes éthiques et moraux reconnus en Espagne, mais aussi dans tous les États membres de l’Union européenne et constitueraient une menace grave pour les intérêts fondamentaux de la société, le maintien de la paix sociale ainsi que de l’ordre social. À l’appui de son recours, la requérante affirme que les noms de personnages tels que « Bonnie et Clyde, d’Al Capone ou de Che Guevara » devenus mythiques, symboliques ou archétypaux dans la culture populaire dominante, même lorsqu’ils sont associés à des crimes, ne relèvent plus du champ d’application de l’article 7, § 1, sous f), du règlement (UE) 2017/1001.

Elle estime que Pablo Escobar serait, dans le même sens, devenu un personnage mythique dans la culture populaire dominante en raison de ses nombreuses bonnes actions en faveur du peuple colombien, comme en attestent sa page Wikipédia sur laquelle il est surnommé le « Robin des bois de Colombie » ou encore la série Narcos diffusée sur Netflix. La requérante reproche ainsi à la chambre de recours d’avoir fait une application trop libérale de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement (UE) 2017/1001, en ne recherchant pas si une majorité du public espagnol percevait effectivement la marque demandée comme étant immorale.

La contrariété du signe à l’ordre public et aux bonnes mœurs

Le tribunal rappelle en premier lieu que les notions d’ordre public et de bonnes mœurs ne sont pas définies par le règlement (UE) 2017/1001 et qu’elles doivent s’apprécier selon la perception du public pertinent de l’Union ou une partie substantielle de celui-ci pouvant être réduit, le cas échéant à un État membre, précisions faites que cette perception pouvait varier du fait des disparités culturelles et sociales, d’un État membre à un autre.

En tout état de cause, le tribunal rappelle qu’il convient d’appliquer une approche prudente et restrictive de ces notions ; c’est-à-dire qu’un signe ne pourrait être contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs seulement si ce signe était effectivement perçu comme allant à l’encontre des valeurs et des normes morales fondamentales de la société. Ainsi, l’utilisation de l’adjectif « libérale » pour désigner l’appréciation de la chambre de recours de l’article 7, § 1, sous f) du règlement (UE) 2017/1001 par la requérante, qui peut laisser perplexe, doit davantage, sans doute, être entendu comme antonymique à restrictif, à savoir extensif.

Le tribunal valide le choix, incontesté par ailleurs par les parties, fait par la chambre des recours de se focaliser sur la perception du public espagnol en raison des liens historiques unissant l’Espagne et la Colombie. Le public espagnol serait alors celui qui connaît le mieux le colombien présumé baron de la drogue Pablo Escobar et narcoterroriste ayant créé le cartel de Medellín. Ainsi, le tribunal retient que la chambre des recours n’a pas fait d’interprétation erronée ou trop libérale de l’article 7, § 1, sous f), du règlement (UE) 2017/1001 en se référant à la perception des personnes qui, au sein du public pertinent espagnol pris en compte, pouvaient être considérées comme étant raisonnables et ayant des seuils moyens de sensibilité, de tolérance et qui partageaient les valeurs indivisibles et universelles de l’Union, à savoir la dignité humaine, la liberté, l’égalité et la solidarité, ainsi que les principes de démocratie et d’État de droit, tels que proclamés dans la Charte, et le droit à la vie et à l’intégrité physique.

La chambre de recours avait donc, à juste titre, considéré que ce public associerait le nom de Pablo Escobar au trafic de drogue et au narcoterrorisme, ainsi qu’aux crimes et aux souffrances qui en découlaient, plutôt qu’à son possible engagement en faveur des pauvres en Colombie. De ce fait, ce public percevrait la marque demandée éponyme comme allant à l’encontre des valeurs et des normes morales fondamentales prévalant au sein de la société espagnole.

La requérante affirmait également que la chambre des recours n’aurait pas suffisamment motivé sa décision de refus d’enregistrement de la marque alors même qu’il apparaissait dans les registres que d’autres signes reprenant le nom de criminels présumés auraient déjà été enregistrés en tant que marque de l’Union européenne. Sur ce point, le tribunal considère que la chambre des recours avait suffisamment motivé sa décision en s’interrogeant avec une attention particulière sur la manière dont le nom Pablo Escobar serait perçu par le public pertinent comme le requerrait l’article 7, § 1, sous f) du règlement (UE) 2017/1001. Cette appréciation l’a conduit à considérer que le public pertinent percevrait ce nom comme un symbole offensant d’une criminalité organisée à l’origine de nombreuses souffrances, contrairement aux marques déjà enregistrées évoquées qui, si elles reprenaient des noms de criminels, ces derniers étaient devenus iconiques, relevaient davantage de l’histoire et dont le caractère offensant avait pu s’émousser avec le temps. Le caractère offensant serait alors qu’une question de temporalité ? En effet, si les normes morales varient d’une culture à une autre et évoluent avec le temps, certains actes ne sont-ils pas toujours choquants ? Sans doute l’éloignement temporel ou les histoires romanesques pouvant entourer certains personnages malfaisants viennent adoucir la perception du public quant à leurs méfaits. Cela ne semble pas encore être le cas du baron de la drogue Pablo Escobar.

En tout état de cause, l’Office n’est pas tenu par une pratique décisionnelle antérieure, mais seulement par le règlement tel qu’interprété par le juge de l’Union. Par ailleurs, le tribunal considère que le merchandising développé autour de cette personnalité – décorations murales, figurines, tee-shirts représentant Pablo Escobar de manière sympathique ou amusante, mais qui soulignaient son rôle de symbole de la criminalité organisée – permettait d’attester de la popularité de Pablo Escobar, mais ne remettait pas en cause le fait qu’il serait perçu comme un symbole offensant à l’origine de nombreuses souffrances.

L’argument tiré de la violation du droit fondamental à la présomption d’innocence

La requérante soutient également que le refus d’enregistrement de la marque demandée contrevient au droit fondamental à la présomption d’innocence garanti par l’article 48 de la Charte en ce que ce refus serait basé sur des actes criminels imputés à Pablo Escobar quand bien même il n’aurait jamais été condamné pour ces faits. Ainsi, la chambre des recours n’aurait pas correctement mis balance les intérêts opposés du public pertinent et du demandeur à l’enregistrement. Cette approche audacieuse de la requérante ne convainc pas, toutefois, le tribunal. Ce dernier considère que la décision de refus d’enregistrement de la marque demandée ne viole pas le droit fondamental de la présomption d’innocence.

Sans condamner ou reconnaître que Pablo Escobar ait fait l’objet d’une quelconque condamnation pour les crimes allégués, la chambre des recours a considéré que le public pertinent percevrait en tout état de cause son nom, repris dans la marque demandée, comme un symbole offensant d’une criminalité organisée à l’origine de nombreuses souffrances. En effet, finalement, il importe peu que le personnage donnant son nom à la marque ait bel et bien commis les crimes qui lui sont imputés pour apprécier la contrariété du signe à l’ordre public et aux bonnes mœurs, seule compte la perception du public pertinent. Il faut préciser sur ce point néanmoins que, si Pablo Escobar n’a jamais été condamné, il s’était pourtant volontairement reclus dans sa « prison », la Catedral, à la suite d’un accord passé avec le gouvernement colombien de l’époque. Qu’importe les poursuites judiciaires, c’est finalement le tribunal populaire qui juge du caractère offensant ou choquant et aura eu raison du signe Pablo Escobar.

 

Trib. UE, 17 avr. 2024, aff. T-255/23

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