Parlement européen : adoption de la résolution « Cadre pour la situation sociale et professionnelle des artistes » - 2de partie

Le 21 novembre 2023, à Strasbourg, la résolution du Parlement européen contenant des recommandations à la Commission sur un cadre de l’Union pour la situation sociale et professionnelle des artistes et des travailleurs des secteurs de la culture et de la création (2023/2051[INL]), présentée par ses deux rapporteurs Antonius Manders et Domènec Ruiz Devesa, a été adoptée par 433 voix pour, 100 voix contre et 99 abstentions.

Si les premières mesures recommandées sont très ambitieuses et doivent maintenant être suivies d’effet par la Commission européenne (S. Le Cam, Parlement européen : adoption de la résolution sur un cadre pour la situation sociale et professionnelle des artistes [1re partie], Dalloz actualité, 4 déc. 2023), il en existe d’autres qui le sont tout autant. Nous reviendrons ici sur le défi de la mobilité transfrontière, le rôle des partenaires sociaux et de la négociation collective, les mesures de lutte contre le harcèlement et la discrimination, ainsi que sur les défis du numérique, chacun de ces thèmes étant au cœur de la résolution adoptée par les députés européens.

Relever le défi de la mobilité

L’objectif est de faciliter le travail créatif des professionnels de la culture et de la création en élargissant les possibilités d’acquérir de nouvelles expériences professionnelles à l’étranger. Le Parlement pousse ainsi les États membres à la coopération administrative pour permettre aux artistes de travailler n’importe où dans l’Union et qu’ils ne soient pas freinés par des contingences administratives (pt 15). La coopération récente de la Commission aux activités pilotes du passeport européen de sécurité sociale (ESSPASS) est en ce sens saluée et les initiatives proches sont fortement encouragées. Le Parlement demande ainsi à la Commission de présenter une proposition législative afin d’assurer une identification, une traçabilité, une agrégation et une portabilité effective des droits de sécurité sociale.

Si l’objectif annoncé est d’améliorer l’application des règles de l’Union pour la mobilité des travailleurs et la coordination de la sécurité sociale sur le marché du travail, on voit également que le but affiché est de garantir des conditions de concurrence équitables, mais il est aussi de mieux prévenir la fraude sociale, le faux travail indépendant, le travail non déclaré et le non-versement de cotisations de sécurité sociale.

La proposition paraîtra audacieuse quand on sait la difficulté qui a été celle d’identifier en France les travailleurs relevant du régime de sécurité sociale des artistes-auteurs. Au moment où l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa) et la Maison des artistes (regroupées depuis le 1er déc. 2022 en une seule structure, la « 2S2A ») ont transféré leurs compétences à l’Urssaf Limousin, désormais seule union chargée de la collecte des cotisations sociales, les artistes-auteurs identifiés par l’Urssaf ont considérablement augmenté. Et cette augmentation n’était pas le fait d’un accroissement de la population, mais bien liée à un défaut d’identification de nombreux artistes-auteurs par les services de l’Agessa, défaut qui avait alors causé la perte pour beaucoup d’entre eux de droits à la retraite.

Les artistes-auteurs peuvent être rémunérés de différentes manières, selon la prestation qu’ils sont en train de réaliser. Ils œuvrent dans différents domaines de la création. Certains ne savent pas qu’ils sont artistes-auteurs (c’est le cas de beaucoup d’universitaires, par exemple) et d’autres le savent, mais ne parviennent pas à finaliser leur déclaration. Toutes ces circonstances compliquent leur identification à l’échelle nationale, ce qui nous amène à considérer comme encore peu réaliste, pour ne pas dire chimérique, l’idée qu’ils pourraient bientôt être identifiés sans problème à l’échelle européenne.

Renforcer la négociation collective et le rôle des partenaires sociaux

Le Parlement européen vise l’objectif de renforcer la négociation collective et le rôle des partenaires sociaux dans les différents domaines de la création. En ce sens, la résolution pointe les niveaux limités de couverture des négociations collectives, lesquels contribueraient à la mauvaise qualité des emplois, aux bas salaires, aux contrats défavorables et à un accès limité à la protection sociale (consid. K). Les syndicats seraient confrontés à des difficultés « un certain nombre d’organisations ne participant pas aux négociations collectives », tandis que « de nombreux groupes professionnels ne sont toujours pas représentés ». La résolution précise aussi que « les nouveaux défis auxquels sont confrontés les secteurs, tels que la numérisation, l’IA et le développement de nouvelles compétences, devraient se refléter dans des systèmes de négociation collective modernes et efficaces ».

Les partenaires sociaux jouent en effet un rôle de plus en plus important dans le dialogue social au niveau de l’Union européenne, rôle essentiel pour le développement des droits sociaux et l’amélioration des conditions de travail. Or, s’ils doivent être consultés avant toute proposition législative (TFUE, art. 153 et 154), le secteur de la création connaît des périodes de crises de représentation qui aboutissent souvent à rendre le processus de négociation collective laborieux. En ce sens, le rapport Racine avait dressé un constat inquiétant quant à la faiblesse des organisations professionnelles d’artistes-auteurs et sa conséquence en termes de dialogue social, jugé alors inefficace (v. en ce sens, B. Racine, L’auteur et l’acte de création, Rapport au ministre de la Culture, janv. 2020). Or, l’absence de régulation explique la détérioration constante des conditions de travail.

Les principes énoncés dans la résolution européenne devront donc apporter un nouvel éclairage aux États membres désireux d’œuvrer enfin en faveur de la reconnaissance des droits collectifs les plus élémentaires. Ceux-là sont invités à garantir aux professionnels la liberté et le droit de fonder des syndicats et des organisations professionnelles, d’y adhérer, d’être représentés et de participer de manière systématique et utile aux processus d’élaboration des politiques en matière de culture, d’action sociale et d’emploi (pt 38).

Les États membres doivent « renforcer le dialogue social au niveau européen, national et sectoriel, conformément à la recommandation du Conseil relative au renforcement du dialogue social, en veillant à la représentation de tous les professionnels de l’ensemble des secteurs de la culture et de la création, ainsi qu’à un niveau élevé de couverture par des négociations collectives ». Le Parlement leur demande « de garantir l’application effective du droit à la négociation collective dans ces secteurs ». Le Parlement demande à la Commission et aux États membres d’atteindre une couverture par des négociations collectives d’au moins 80 % d’ici 2030 et d’examiner régulièrement les progrès accomplis en vue de la réalisation de cet objectif.

Les négociations collectives doivent permettre de rétablir un équilibre dans les relations individuelles, mais faute d’efficacité, il en résulte que les travailleurs indépendants parviennent rarement à influer sur leurs conditions de travail, puisque souvent ils sont engagés dans des contrats à prendre ou à laisser… Les États membres devraient alors être invités à régler la difficulté du financement des organisations professionnelles et créer un fonds dédié au financement du dialogue social dans le domaine de la création, afin d’assurer un fonctionnement optimal des organisations professionnelles et syndicales.

Lutter contre le harcèlement et la discrimination

Si sans réelle surprise, le Parlement relève que les femmes sont fréquemment victimes de sexisme, de stéréotypes de genre et de harcèlement sexuel et sont moins bien rémunérées que les hommes à poste équivalent, il souligne étonnamment que le secteur de la culture et de la création, « en raison de la fréquente précarité des conditions de travail et de structures de pouvoir déséquilibrées » se caractérise par une exposition supérieure à la moyenne à l’intimidation et aux discriminations. Le secteur du divertissement ainsi que de la production cinématographique et télévisuelle seraient particulièrement touchés.

Une telle problématique exige l’implication globale de tout l’écosystème et une approche partagée et transversale à laquelle chacun des acteurs des domaines de la création doit contribuer. On a vu ainsi émerger des cellules dédiées à l’écoute et au soutien, tout en instaurant et faisant respecter des codes de conduite ainsi que des référents lors des salons et festivals. En France, le ministère de la Culture finance une cellule d’alerte pour la prévention et la lutte des violences et harcèlements sexuels et sexistes dans les secteurs du spectacle vivant, de la musique, de l’audiovisuel et du cinéma (v. https://www.culture.gouv.fr/). Pour aller plus loin encore, le Parlement demande donc aux États membres de redoubler d’efforts pour « éradiquer le harcèlement sexuel dans les secteurs de la culture et de la création et garantir la sécurité et la sérénité sur les lieux de travail, notamment par des échanges de bonnes pratiques ». Il prie les États membres de supprimer les obstacles systémiques qui vulnérabilisent les professionnels, notamment en définissant clairement les responsabilités dans les procédures de signalement et de protection.

À propos des discriminations, le constat est récurrent, peu d’artistes sont issus de milieux sociaux défavorisés ou de la diversité et les inégalités entre femmes et hommes persistent (v. not., D. Bousquer, S. Frimat, A. Grumet, B. Arthure et C. Guiraud, Inégalités entre les femmes et les hommes dans les arts et la culture : après 10 ans de constats, le temps de l’action, Rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, n° 2018-01-22-TRA-031, janv. 2018). C’est la raison pour laquelle le Parlement invite les États membres, en collaboration avec les partenaires sociaux, à transposer et mettre en œuvre rapidement la directive sur la transparence des rémunérations, ainsi qu’à durcir les mesures contraignantes en matière de transparence des rémunérations. À ce titre, le Parlement fait remarquer que les femmes doivent bénéficier d’un meilleur accès aux ressources permettant la création et la production et il demande aux États membres de favoriser, en coordination avec les partenaires sociaux, le dialogue social, y compris dans le cadre des négociations collectives, en vue de remédier à l’inégalité de genre.

Relever les défis du numérique

Enfin, le Parlement souligne que si l’automatisation et l’intelligence artificielle sont désormais un outil utile en matière de création artistique et qu’elles peuvent également contribuer à la création d’emplois, elles vont aussi « entraîner des difficultés particulières pour les artistes et autres professionnels ». Il s’agit notamment du risque de perte d’emploi, des droits qui les rémunèrent ou du contrôle sur leur travail ou encore la détérioration de leurs conditions de travail.

Voilà pourquoi il demande à la Commission d’élaborer, après consultation des partenaires sociaux, une approche stratégique au niveau de l’Union afin d’anticiper les effets dans les secteurs de la culture et de la création sur l’emploi, les méthodes de travail, les conditions de travail, le perfectionnement et la reconversion professionnels ainsi que les besoins en main-d’œuvre. Les États membres sont aussi invités à « mettre au point des mesures et un soutien financier à destination de ces secteurs afin de garantir l’accès à une protection sociale adaptée pour les personnes concernées par les pertes d’emploi liées à la numérisation et à l’intelligence artificielle ».

À propos de l’Intelligence artificielle spécifiquement, le Parlement demande à la Commission d’adopter des mesures pour garantir la transparence et l’obligation de rendre des comptes des systèmes et algorithmes afin notamment de garantir l’égalité de traitement, l’inclusion et l’utilisation optimale des technologies numériques en vue de conditions de travail décentes. En ce sens, il vise : « la jouissance de leurs droits et, en particulier, du droit à une rémunération équitable, adaptée et proportionnée, conformément à la législation de l’Union relative au droit d’auteur ».

Autre recommandation qui devra retenir l’attention, le Parlement demande à la Commission de « déterminer dans quelle mesure le règlement général européen sur la protection des données peut fournir des garanties rapides et efficaces contre l’extraction non autorisée de données à caractère personnel par des systèmes d’intelligence artificielle et si les exceptions existantes en matière d’exploration de texte et de données sont suffisamment équilibrées pour satisfaire au test en trois étapes, y compris s’agissant de l’intelligence artificielle générative ».

Mesures de l’Union proposées

En conclusion, le Parlement demande à la Commission de présenter, sur la base de l’article 153 et de l’article 352 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, « des propositions d’instruments législatifs portant création d’un cadre complet de l’Union sur la situation sociale et professionnelle des artistes et autres professionnels des secteurs de la culture et de la création » et notamment :

  • une directive relative à des conditions de travail décentes, qui contribuerait à la détermination du statut professionnel ;
  • la publication de données pertinentes facilitant la coopération et l’échange de bonnes pratiques entre les États membres ;
  • la création d’une plateforme européenne, en vue de définir des normes de qualité et d’examiner les évolutions importantes en ce qui concerne le statut et la situation des professionnels ;
  • l’inscription à l’agenda européen de la culture de l’amélioration des conditions de vie et de travail des professionnels en tant que priorité ;
  • la présentation d’un rapport bisannuel sur son analyse de la situation des professionnels des secteurs de la culture et de la création.

Enfin, il souligne que compte tenu de l’importance des secteurs de la culture et de la création pour les économies de l’Union et des États membres, « l’adoption et la mise en œuvre des propositions entraîneraient des gains financiers et d’efficacité substantiels et seraient bénéfiques sur les plans économique et social » (pt 72).

La sémantique utilisée est intéressante, car il estime que les dépenses publiques consacrées à la culture constituent un « investissement social ». La culture est trop souvent reléguée au rang d’une simple dépense budgétaire, alors qu’elle devrait être perçue comme un investissement dans le tissu social, un encouragement de la créativité. En ce sens, il est souvent important de rappeler que les artistes-auteurs lourdement impactés par l’intelligence artificielle sont avant tout des entrepreneurs, chaque abandon de carrière qui pourrait en découler sera en réalité une entreprise qui disparaît. 

 

© Lefebvre Dalloz