Parquet européen : étendue du contrôle d’une mesure d’enquête transfrontière
Par arrêt de grande chambre du 21 décembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne fournit de précieuses indications sur l’étendue du contrôle opéré par les autorités respectives des États membres dont relèvent les procureurs européens délégués et procureurs européens délégués assistants dans le cadre d’une enquête transfrontière décidée par le parquet européen.
L’espèce
Une société et ses deux gérants sont soupçonnés d’avoir, par de fausses déclarations, contrevenu à la réglementation douanière européenne en important du biodiésel américain sur le territoire de l’Union, causant aux intérêts de celle-ci un préjudice estimé à 1 259 000 €. Une enquête est ouverte en Allemagne, au nom du parquet européen, par un procureur européen délégué (PED) allemand pour des faits de fraude fiscale à grande échelle et d’appartenance à une organisation criminelle constituée en vue de commettre des infractions fiscales. Dans le cadre de l’assistance fournie à l’enquête initiée en Allemagne, un procureur européen délégué assistant (PEDA) autrichien ordonne des perquisitions et saisies dans les locaux commerciaux de l’entreprise et de sa société mère ainsi qu’aux domiciles des deux gérants, tous situés en Autriche. Il sollicite également l’autorisation de ces mesures auprès des juridictions autrichiennes compétentes, conformément aux dispositions du code de procédure pénale autrichien.
Les mesures, dûment autorisées puis exécutées, font l’objet de recours introduits par les suspects devant le Tribunal régional supérieur de Vienne. Ceux-ci estiment, notamment, que les mesures ordonnées n’étaient ni nécessaires, ni proportionnées et que les autorisations délivrées par les juridictions autrichiennes étaient insuffisamment motivées. Cette motivation relevait-elle de la compétence des autorités autrichiennes, en vertu des articles 31 et 32 du règlement (UE) 2017/1939 relatif au parquet européen ? Pris d’un doute, le tribunal autrichien saisit la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de trois questions préjudicielles. Celles-ci sont examinées conjointement par la grande chambre de la Cour luxembourgeoise, qui rend son arrêt le 21 décembre 2023.
Le problème
L’affaire ayant donné naissance à l’arrêt commenté était l’occasion, pour la Cour de justice, de livrer une première interprétation des dispositions du règlement relatif au parquet européen depuis l’entrée en fonctions de ce dernier en juin 2021. La création du parquet européen, véritable arlésienne dans le processus d’établissement d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice » au sein de l’Union européenne, est l’aboutissement d’une procédure législative longue et difficile, dont le règlement 2017/1939 du 12 octobre 2017 porte les stigmates. Le libellé de son article 31, en particulier, souffre d’une rédaction dont l’ambiguïté est à l’origine de la problématique posée en l’espèce.
Cet article est consacré aux mesures d’enquête transfrontières pouvant être adoptées par le PED d’un État membre, qui en délègue alors la mise en œuvre à un PEDA situé dans l’État membre où celles-ci doivent être exécutées (art. 31, § 1).
L’ambiguïté provient de l’articulation des deuxième et troisième paragraphes de l’article, qui prévoient respectivement que « la justification et l’adoption de ces mesures sont régies par le droit de l’État membre du [PED] chargé de l’affaire », et que « si la mesure requiert une autorisation judiciaire en vertu du droit de l’État membre du [PEDA], ce dernier se charge de l’obtention de cette autorisation conformément au droit de cet État membre ». Le troisième paragraphe prévoit en outre, en son troisième alinéa, que si le droit de l’État membre du PEDA n’exige pas une telle autorisation judiciaire, mais qu’elle est requise par le droit de l’État membre du PED, « l’autorisation est obtenue par le [PED] chargé de l’affaire et présentée en même temps que la délégation ».
Les trois questions préjudicielles posées à la Cour tendaient vers le même but : déterminer l’étendue du contrôle effectué par les autorités judiciaires des États membres concernés par une enquête transfrontière mise en œuvre par le parquet européen. Le contrôle exercé au sein de l’État membre du PEDA, lorsqu’une mesure d’enquête déléguée requiert une autorisation judiciaire dans cet État membre, doit-il porter tant sur les éléments relatifs à la justification et à l’adoption de cette mesure que sur ceux relatifs à son exécution, y compris lorsque l’admissibilité de cette mesure a déjà été – en principe – contrôlée dans l’État membre du PED ?
Deux thèses s’affrontaient. D’une part, celle, défendue par les gouvernements allemand et autrichien, d’un contrôle complet au sein de l’État membre du PEDA.
Selon cette interprétation, l’autorisation judiciaire sollicitée par le PEDA devrait résulter d’un contrôle exercé tant sur les modalités d’exécution de la procédure que sur son admissibilité au regard des éléments de fond du dossier, quand bien même celle-ci aurait déjà été examinée dans l’État membre du PED. D’autre part, la thèse défendue par la Commission et le parquet européen est celle d’une répartition des compétences : le juge de l’État membre du PEDA ne pourrait contrôler que les modalités procédurales de mise en œuvre de la mesure déléguée, y compris lorsque le droit de l’État membre du PED ne requiert pas d’autorisation judiciaire pour une telle mesure.
Les deux interprétations, rendues possibles par la rédaction imprécise de l’article 31, aboutissent à des résultats différents, de nature à affecter sensiblement l’efficacité des missions du parquet européen. C’est en faveur de la seconde thèse, dite de répartition des compétences, que s’est prononcée la Cour de justice dans son arrêt du 21 décembre 2023.
La solution
Convenant de ce que ni l’article 31, ni l’article 32 du règlement de 2017 ne précisent l’étendue du contrôle effectué aux fins de l’autorisation judiciaire par les autorités compétentes de l’État membre du PEDA, la Cour de justice s’est néanmoins fondée sur trois considérations afin de restituer leur sens utile à ces dispositions.
C’est d’abord leur lettre qui plaide, selon la Cour, en faveur d’une répartition des compétences entre États membres (pts 47 à 54 de l’arrêt). En effet, le premier paragraphe de l’article 31 prévoit que lorsqu’une mesure doit être prise dans un autre État membre, le PED chargé de l’affaire « se prononce sur l’adoption de la mesure nécessaire » tandis que le deuxième paragraphe indique que « la justification et l’adoption de [cette mesure] sont régies par le droit de l’État membre du [PED] chargé de l’affaire ». L’exécution de la mesure, quant à elle, est régie par le droit de l’État membre du PEDA, en vertu de l’article 32.
La Cour se fonde ensuite sur le contexte dans lequel s’inscrivent les articles 31 et 32 du règlement (pts 54 à 64). Ce contexte est celui du système de coopération judiciaire en matière pénale, reposant sur les principes, fondamentaux en droit de l’Union, de confiance et de reconnaissance mutuelle. La logique imposée par ces principes est illustrée par les exemples de la décision-cadre 2002/584 relative au mandat d’arrêt européen et de la directive 2014/41/UE relative à la décision d’enquête européenne. Ces deux instruments fonctionnent selon un modèle comparable de répartition des rôles entre une autorité d’émission, chargée de contrôler le respect des conditions de fond nécessaires pour émettre le mandat ou la décision, et une autorité d’exécution, chargée d’exécuter ce mandat ou cette décision sans pouvoir contrôler l’appréciation préalablement effectuée par l’autorité d’émission quant aux conditions de fond. C’est à ce même modèle que la Cour rattache le fonctionnement des mesures d’enquête transfrontière décidées par le parquet européen.
Enfin, cette logique est confortée par l’objectif poursuivi par le législateur européen à travers la création d’un parquet européen : lutter plus efficacement contre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union (pts 65 à 72). Un tel objectif implique que les dispositions du règlement de 2017 instituent un mécanisme au moins aussi efficace, sinon davantage, que les autres instruments juridiques en vigueur en matière de reconnaissance mutuelle. Or privilégier l’interprétation austro-allemande du règlement aboutirait à rendre son mécanisme d’enquêtes transfrontières moins efficace que celui, par exemple, de la décision d’enquête européenne prévue par la directive 2014/41/UE. En effet, l’exercice d’un contrôle complet par les autorités de l’État membre du PEDA supposerait au préalable une transmission et, le cas échéant, une traduction de l’ensemble des pièces du dossier de la procédure. Il supposerait en outre l’application, par ces mêmes autorités, du droit de l’État membre du PED conformément à l’article 31, § 2, du règlement. Ces désagréments conduisent à écarter une telle interprétation au profit de celle défendue par la Commission et le parquet européen lui-même.
Le tempérament
Pour finir, il convient de souligner que, conformément à l’interprétation du règlement retenue par l’Allemagne, la législation germanique ne fait obligation au PED de recueillir l’autorisation judiciaire d’une mesure, lorsqu’elle est requise en droit interne, que si le droit de l’autre État membre ne requiert pas une telle autorisation. Il en résulte qu’en l’espèce, cette autorisation judiciaire n’avait pas été sollicitée par le PED allemand aux juridictions allemandes, celui-ci ayant dû estimer que le contrôle du PEDA autrichien serait étendu à l’admissibilité de la mesure. Cette situation, dans l’hypothèse où la mesure d’enquête transfrontière requise constitue, comme en l’espèce s’agissant de perquisitions et saisies, une ingérence dans les droits fondamentaux du suspect (not., le droit à la vie privée et familiale, la protection du domicile et du droit de propriété), aboutit à une protection insuffisante de tels droits, contraire aux objectifs du droit européen (pts 73 à 77).
La Cour rappelle ainsi que le partage de responsabilités institué par les articles 31 et 32 du règlement est sans préjudice des exigences tenant au respect des droits fondamentaux du suspect, garantis notamment par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Il incombe ainsi à l’État membre du PED de prévoir un contrôle juridictionnel préalable pour de telles mesures. À défaut, et dès lors que le PEDA n’est pas habilité à solliciter un contrôle de l’admissibilité de la mesure, la Cour rappelle qu’il lui est possible d’informer le procureur européen chargé de la surveillance de l’affaire qu’une mesure moins intrusive permettrait d’atteindre les mêmes résultats, et de consulter le PED à cette fin (art. 31, § 5, c) du règlement). À défaut d’accord entre les procureurs délégués, la chambre permanente compétente peut être saisie de la question afin de la trancher (art. 31, § 7).
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