Partage judiciaire complexe : revirement sur la portée à donner à l’article 4 du code civil, le rôle du juge et le rôle du notaire

Dans le cadre de la procédure de partage judiciaire dit complexe (C. pr. civ., art. 1364 à 1376), c’est au tribunal qu’il revient de trancher les points de désaccord subsistants entre les copartageants sur le projet d’état liquidatif dont le juge commis lui a fait le rapport. Dès lors, s’il résulte de l’article 4 du code civil que le juge, auquel il incombe de trancher lui-même les contestations soulevées par les parties, ne peut se dessaisir et déléguer ses pouvoirs à un notaire liquidateur, ne méconnaît pas ce texte le juge qui, saisi de contestations au stade de l’ouverture des opérations de partage judiciaire, renvoie les parties devant le notaire afin d’en permettre l’instruction, dans l’intérêt du bon déroulement des opérations de partage

Le mois de mars 2024 aura été un mois riche sur le plan jurisprudentiel en matière de procédure de partage complexe. Après un arrêt sur l’exigence d’un état liquidatif pour bénéficier de la concentration des moyens (Civ. 1re, 6 mars 2024, n° 22-15.311 F-B, Dalloz actualité, 15 mars 2024, obs. M. Jaoul ; D. 2024. 477  ; AJ fam. 2024. 254, obs. J. Casey ), la première chambre civile vient, par un arrêt de revirement, admettre que le juge puisse renvoyer les parties devant le notaire afin de permettre l’instruction des contestations au stade de l’ouverture des opérations de partage.

Le 9 septembre 2016, un couple qui s’était marié sans contrat préalable obtient un jugement de divorce. Des difficultés étant survenues lors des opérations de comptes, liquidation et partage de leurs intérêts patrimoniaux. Dans ce cadre, un jugement du 19 novembre 2020 a désigné un notaire pour procéder à ces opérations, commis un juge pour les surveiller et statué sur certaines des contestations soulevées par les parties. La Cour d’appel (Lyon, ch. 2 A, 19 janv. 2022, n° 21/00334) énonce que l’ex-épouse bénéficie d’une créance à l’encontre de l’indivision pour les taxes d’habitation 2014 et foncières des années 2017, 2018, 2019 et 2020 ainsi qu’au titre du changement de la chaudière dans le bien indivis mais que, concernant les taxes foncières 2014, 2015 et 2016, il lui appartiendra d’apporter les preuves du paiement devant le notaire, à défaut de quoi, aucune créance ne sera fixée à son bénéfice à ce titre. L’ex-époux a formé appel de ce jugement considérant que le juge aurait dû trancher lui-même les contestations dont il était saisi sans pouvoir déléguer ses pouvoirs au notaire liquidateur, dont la mission ne peut être que de donner son avis sur des points de faits relatifs à l’évaluation des créances des époux. Le requérant estime qu’une telle décision constituait un déni de justice, lequel est prohibé par l’article 4 du code civil. Saisie de l’affaire, la première chambre civile rejette le pourvoi dans un revirement livré avec son mode d’emploi et qui ne manquera pas d’être remarqué tant par la doctrine que par la pratique.

La question était donc de savoir si le juge pouvait, sans commettre un déni de justice, refuser de trancher sur l’existence de la créance d’une indivisaire et renvoyer devant le notaire liquidateur pour apporter les justificatifs de ses demandes.

Pour comprendre la question posée à la Cour de cassation, il est important de rappeler – brièvement – la procédure dans le cadre des partages judiciaires complexes prévue aux articles 1364 à 1376 du code de procédure civile (Sur ce point, pour le détail, v. Rép. civ.,  Partage judiciaire, par C. Brenner, Dalloz, oct. 2020, spéc. nos 75-119). Lorsque le maintien d’une indivision n’est plus souhaitable et que les indivisaires ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les modalités de la fin de l’indivision, la voie judiciaire est la seule issue possible. Dans ce cas, il va être introduit une instance « aux fins d’ouverture des opérations de liquidation et de partage ». Intervient donc un jugement qui ordonne l’ouverture de ces opérations et désigne un notaire commis afin d’y procéder et un juge commis (C. pr. civ., art. 1364). Le notaire va alors recevoir les indivisaires qui vont lui communiquer tous les éléments en vue de dresser un projet d’état liquidatif mais aussi un procès-verbal contenant l’ensemble des dires des parties (C. pr. civ., art. 1368). S’il subsiste des points de désaccord au terme de ces échanges avec le notaire, le juge commis en fait le rapport au tribunal (C. pr. civ., art. 1373). La juridiction va alors statuer sur les points présentés à l’exclusion de tous autres sauf découverte ou survenance ultérieure à la date du rapport (Civ. 1re, 7 déc. 2016, n° 15-27.576 FS-P+B, Dalloz actualité 2 janv. 2017, obs. D. Louis ; D. 2016. 2570  ; AJ fam. 2017. 74, obs. J. Casey ). Le tribunal va soit homologuer l’état liquidatif, soit renvoyer les parties devant le notaire commis afin que ce dernier dresse l’acte en tenant compte de la décision judiciaire (C. pr. civ., art. 1375).

La Cour devait donc regarder si, au vu de la technicité des opérations et ce dans l’intérêt du bon déroulement des opérations de partage, le juge – auquel il incombe de trancher lui-même les contestations soulevées par les parties selon les textes – pouvait déléguer ce pouvoir au notaire liquidateur.

La première chambre civile est venue répondre par l’affirmative avec une décision richement motivée opérant ainsi un revirement dans sa jurisprudence.

D’abord, elle rappelle qu’en vertu de l’article 4 du code civil, elle avait toujours considéré que « le juge, auquel il incombe de trancher lui-même les contestations soulevées par les parties, ne peut se dessaisir et déléguer ses pouvoirs à un notaire liquidateur » (§ 6). Rappelant sa jurisprudence antérieure (Civ. 1re, 2 avr. 1996, n° 94-14.310 ; 21 juin 2023, n° 21-20.323), elle souligne qu’en vertu de ce principe, elle décidait depuis de nombreuses années que constituait une violation de l’article 4, « le fait, pour le juge saisi d’une demande d’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage ; de s’abstenir de trancher les contestations soulevées par les parties et de renvoyer celles-ci devant le notaire liquidateur pour apporter les justificatifs de leurs demandes » (§ 7). Ce faisant, elle reconnaît que « cette jurisprudence, dans sa rigueur, ne tient pas compte de la spécificité de la procédure de partage judiciaire dit complexe prévue aux articles 1364 à 1376 du code de procédure civile, qui comprend une phase au cours de laquelle le notaire désigné par le tribunal pour procéder aux opérations de partage sous la surveillance d’un juge commis convoque les parties et demande la production de tout document utile pour procéder aux comptes entre elles et à la liquidation de leurs droits, avant de dresser un projet d’état liquidatif, conformément aux articles 1365 et 1368 du même code » (§ 8).

La Haute juridiction se veut pratique – et pédagogue – dans sa décision. La Cour de cassation vient fonder sa décision en trois points. D’abord, elle relève alors que dans la procédure de partage judiciaire complexe, les opérations de partage commencent dès la phase notariée – l’objectif dans l’absolu étant que le notaire dresse un état liquidatif sur lequel il ne subsiste aucune contestation. Elle relève, en outre, que l’article 1372 du code de procédure civile prévoit, en application de l’article 842 du code civil, que les copartageants peuvent abandonner à tout moment les voies judiciaires afin de poursuivre le partage à l’amiable, si les conditions en sont réunies. Dès lors, il est conforme à l’esprit de ce dispositif de permettre l’instruction par le notaire des désaccords relatifs aux comptes, à la liquidation et au partage, afin d’en favoriser le règlement amiable. La Cour vient donc lire le texte à la lumière des objectifs qu’il poursuit : à savoir favoriser, à chaque fois que cela est possible, le règlement amiable. Cette lecture s’inscrit d’ailleurs dans un mouvement plus global de déjudiciarisation de la matière et de valorisation de l’amiable.

Ensuite, la Cour relève qu’il n’est pas toujours souhaitable et pertinent que le juge des différends tranche de manière anticipée les désaccords opposant les copartageants. Elle souligne que si cela « peut parfois favoriser le bon déroulement des opérations de partage en permettant, notamment, l’établissement de la qualité d’héritier ou de légataire ou la détermination en amont de la loi applicable au litige ou des éléments actifs et passifs de la masse à partager, il peut également présenter des inconvénients. Ainsi, en présence de demandes portant sur l’évaluation de biens objets du partage ou de créances calculées au profit subsistant, une décision immédiate sera dépourvue de l’autorité de la chose jugée si elle ne fixe pas la date de jouissance divise » (Civ. 1re, 3 mars 2010, n° 09-11.005 F-P+B, D. 2010. 2092, chron. N. Auroy et C. Creton  ; ibid. 2011. 1040, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau  ; AJ fam. 2010. 188, obs. F. Chénedé  ; RTD civ. 2010. 305, obs. J. Hauser  ; ibid. 363, obs. B. Vareille  ; Civ. 1re, 21 juin 2023, n° 21-24.851 FS-B, Dalloz actualité, 4 juill. 2023, obs. Q. Guiguet-Schielé ; D. 2024. 441, obs. M. Douchy-Oudot  ; AJ fam. 2023. 525, obs. P. Hilt  ; RTD civ. 2023. 956, obs. I. Dauriac  ; L’Essentiel Droit de la famille et des personnes 2023, n° 8, obs. L. Mauger-Vielpeau, Dr. fam. 2023, n° 10, p. 525, obs. P. Hilt), « laquelle doit être la plus proche possible du partage et ne saurait, en principe, être fixée dès l’ouverture des opérations » (§ 10). Aussi, la première chambre civile considère qu’il est plus opportun de permettre au juge d’apprécier s’il est adéquat pour lui de traiter la difficulté lui-même ou s’il est plus efficient au vu des circonstances propres à la procédure de partage de les renvoyer au notaire pour qu’il les instruise.

Enfin, elle rappelle que selon les articles 1373, alinéas 1 et 2, et 1375, alinéa 1er, du code de procédure civile, le notaire est tenu d’en référer au juge commis en cas de désaccord des copartageants sur le projet d’état liquidatif. Dans ce cas, c’est au tribunal qu’il revient de trancher les points de désaccord subsistants dont le juge commis lui a fait le rapport. La Cour fait valoir que dans ce cadre, le juge qui, saisi de contestations au stade de l’ouverture des opérations de partage judiciaire, décide de renvoyer les parties devant le notaire afin d’en permettre l’instruction, ne délègue pas ses pouvoirs. Ce renvoi est opéré dans l’intérêt du bon déroulement des opérations de partage et la première chambre affirme que « Ces considérations conduisent (…) à juger désormais que ne méconnaît pas son office le juge qui, saisi de demandes au stade de l’ouverture des opérations de partage, estime qu’il y a lieu de renvoyer les parties devant le notaire afin d’en permettre l’instruction » (§ 12). En effet, qui mieux que le notaire pour opérer cette tâche qui correspond à sa mission dans le cadre de l’établissement du projet liquidatif (sur le renforcement du rôle du notaire commis, C. Fressenon, Le notaire commis dans le cadre d’un partage judiciaire, JCP N 2009. 1326 ; J. Combret, La mission du notaire dans la procédure de partage, JCP N 2019. 1261). En l’espèce, il était demandé d’apporter la preuve du paiement exclusif allégué par la coindivisaire des taxes dont les avis mentionnaient le nom des deux parties. La première chambre civile retient donc que la cour d’appel n’avait pas méconnu son office en décidant qu’il appartiendrait à l’indivisaire de justifier du paiement de ces taxes devant le notaire pour fonder son droit à créance, à défaut de quoi aucune créance ne serait fixée à son bénéfice à ce titre.

 

Civ. 1re, 27 mars 2024, FS-B, n° 22-13.041

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