Partie civile et égalité des armes

L’arrêt de grande chambre Fabbri c/ Saint-Marin est présenté avec une structure extrêmement pédagogique qui rappelle les fonctions de la formation de jugement spécifique de la Cour européenne des droits de l’homme : fixer les critères d’un raisonnement commun et unifier, ainsi, la jurisprudence européenne relative à une matière donnée.

En l’espèce, il s’agissait d’élucider, en particulier, les critères d’applicabilité de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme aux prétentions de caractère civil formulées dans le cadre d’une procédure pénale. Les deux requérants se plaignaient du fait qu’en raison de lenteurs dans le traitement de la procédure pénale, ils n’avaient pu faire valoir leur préjudice civil, la prescription ayant été acquise en cours des années. Ils invoquaient une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal prévu par l’article 6 de la Convention.

Par sa nature même, la question posée concerne un nombre important de pays européens, comme l’étude de droit comparé décrite dans l’arrêt le démontre. Ainsi, les juges européens indiquent explicitement qu’ils entendent définir « l’approche à adopter » afin d’apporter une « clarification » sur les critères applicables : un arrêt de principe se dessine dès les premiers paragraphes du raisonnement. Rappelons que l’article 6 de la Convention a un champ d’application limité à l’« accusation en matière pénale » et à la « contestation sur des droits et obligations de caractère civil » : en dehors de ces hypothèses, les garanties du droit au procès équitable ne constituent pas des droits fondamentaux.

L’applicabilité non automatique de l’article 6 au droit civil invoqué dans le cadre d’une procédure pénale

L’un des enjeux de l’affaire consistait à déterminer si le fait d’agir comme victime dans le cadre d’une procédure pénale comportait une « contestation sur des droits et obligations de caractère civil ».

Pour ce faire, la Cour européenne définit quatre critères de raisonnement.

Premièrement, il faut déterminer si la procédure porte aussi sur « un droit matériel de caractère civil reconnu par le droit interne » : par exemple, un droit à réparation du préjudice subi en raison d’une infraction pénale spécifique dont on a été la victime.

Deuxièmement, il faut évaluer si le droit interne permet de faire valoir ce droit dans le cadre d’une procédure pénale de type judiciaire. Tel est le cas, par exemple, lorsqu’il est possible, comme en France, de se constituer partie civile dans le cadre d’une procédure pénale.

Troisièmement, l’analyse doit porter sur l’attitude de la victime qui doit manifester clairement l’intérêt qu’elle attache à ce droit civil en agissant par « le canal approprié ». Il faut alors distinguer deux hypothèses. Lorsque le droit interne prévoit la possibilité d’une « partie civile » au procès pénal, la victime doit alors officiellement demander ce statut pour bénéficier des garanties relatives à l’article 6 (ce, dès l’introduction de sa demande, et non seulement à partir de la reconnaissance de son statut). Si cette possibilité n’est pas prévue par le droit interne, la victime doit néanmoins agir de manière claire en faveur du droit civil en cause. L’examen mené est nécessairement casuistique puisqu’il implique alors de s’attarder sur les formalités effectuées, concrètement, par la victime dans le cadre de la procédure pénale. Dans les deux cas, si la démarche est, à première vue, invalide au regard du droit interne, inappropriée ou abusive, l’article 6 ne s’appliquera pas.

Quatrièmement, la procédure pénale doit être déterminante pour le droit civil en cause. Tel est le cas lorsque, comme en France, le juge pénal statue sur le droit civil.

Sur le fond : l’atteinte au droit d’accès à un tribunal en matière civile en raison des lenteurs de la procédure pénale

Cet arrêt est aussi l’occasion pour les juges européens de déterminer l’approche à suivre sur le fond de la question. Ils indiquent que la clôture de la procédure pénale qui empêche d’obtenir une décision sur le droit civil ne constitue pas, en principe, une atteinte au droit d’accès à un tribunal si la clôture est régulière. L’acquisition de la prescription constitue, bien évidemment, une cause régulière d’arrêt de la procédure pénale.

Une exception est cependant identifiée : « le cas exceptionnel où la clôture régulière […] résulte d’un grave dysfonctionnement du système interne ». L’analyse sera toutefois globale et portera aussi sur les circonstances de l’espèce : il devra être tenu compte, d’une part, de la conduite de la victime dans le cadre de la procédure pénale (a-t-elle été suffisamment diligente ?) et, d’autre part, de l’existence d’autres voies pour faire valoir le préjudice civil. Une telle approche permet de déterminer si la substance du droit d’accès à un tribunal a été atteinte et, en conséquence, si l’article 6 a été violé. Ainsi, si la victime a contribué aux lenteurs dénoncées et s’il existe d’autres voies d’action, la substance du droit d’accès à un tribunal n’aura pas été affectée. En revanche, si les lenteurs sont le seul résultat du dysfonctionnement du système, il faut conclure que la victime disposait d’une « espérance légitime » d’obtenir une décision de justice, indépendamment de l’existence d’une autre voie d’action : la substance du droit d’accès à un tribunal sera alors atteinte et la violation de l’article 6 acquise.

En somme, bien qu’utilisés par le juge européen saisi d’une requête, ces critères d’applicabilité et de fond sont précieux dès le stade national de la procédure au cours duquel il convient que la victime fasse preuve de vigilance et de diligence pour pouvoir, le cas échéant, invoquer une violation de son droit d’accès à un tribunal.

 

CEDH, gr. ch., 24 sept. 2024, Fabbri et autres c/ Saint-Marin, nos 6319/21, 6321/21 et 9227/21

Lefebvre Dalloz