Pas de contrefaçon de droit d’auteur pour des photographies exploitées sur un réseau social payant
Doit être débouté de ses demandes au titre de la contrefaçon de ses droits d’auteur le photographe professionnel qui se plaignait de la diffusion de clichés, réalisés dans le cadre d’une commande pour un usage privé, sur un réseau social à caractère pornographique dont l’accès est réservé à des abonnés ayant accepté de payer une redevance mensuelle.
 
                            Le Tribunal judiciaire de Bordeaux a rendu le 29 février dernier une décision intéressante et surprenante en matière de droit d’auteur appliqué à des photographies. Le débat ne portait pas tant sur la question de l’originalité des clichés que sur le périmètre des droits accordés par le photographe ainsi que sur la définition d’usage privé – ou non – des photographies en cause.
Commande de photographies de portrait destinées à un usage privé
L’affaire opposait un photographe professionnel, officiant dans un studio réputé, à une cliente mannequin qui lui avait commandé en 2016 la réalisation de six photographies de portraits prétendument destinées à être intégrées dans son « book », c’est-à-dire son recueil de clichés présenté à des agences ou de potentiels clients.
Il est toutefois apparu, plusieurs années après la séance de prise de vue, que les photographies en cause étaient diffusées sur un réseau social destiné aux créateurs de contenus, surtout connu pour sa réputation sulfureuse, puisqu’une part substantielle des visuels qui y sont mis en ligne sont constitués de matériel érotique, voire pornographique, accessible uniquement sur abonnement payant dont le montant varie selon le créateur concerné.
Le photographe avait considéré que cet usage, selon lui de nature commerciale, ne correspondait pas à l’accord des parties tel que matérialisé dans des conditions de licence, les clichés ne devant en principe être utilisés que dans un contexte privé.
Après avoir adressé une lettre de mise en demeure à sa cliente, le photographe avait obtenu la suppression de cinq clichés sur six, mais s’était vu refuser le principe d’une indemnisation. Il avait alors fait constater la présence maintenue d’une photographie sur le réseau social, d’ailleurs sans la mention de son nom, et avait décidé d’assigner sa cliente pour violation des droits patrimoniaux d’auteur et atteinte à son droit moral.
Le montant de ses demandes pécuniaires était particulièrement élevé, puisque le photographe avait assis ses prétentions sur une évaluation des revenus tirés de l’exploitation des clichés en cause. Il réclamait ainsi plus de 260 000 € de dommages et intérêts au titre des « conséquences négatives » de l’exploitation sans autorisation, plus de 106 000 € au titre des prétendus bénéfices réalisés, 15 000 € pour préjudice moral et plus de 130 000 € pour l’atteinte à son droit moral.
Délimitation des droits cédés en question
Il est intéressant de relever que la défenderesse avait fait le choix de ne pas constituer avocat devant le tribunal judiciaire et, partant, n’était ni présente ni représentée dans le cadre de cette procédure. Dans une telle hypothèse, les juges ont parfois tendance à se substituer au travail du défendeur et à analyser les prétentions adverses de manière plus scrupuleuse qu’en présence de l’ensemble des parties.
Précisément, dans cette affaire, les juges ont d’abord reproché au demandeur de n’avoir pas rapporté la preuve de l’acceptation, par sa cliente, des termes de la licence d’utilisation des photographies. En l’occurrence, il était invoqué des conditions générales de prestations photographiques, présentes sur le site internet du photographe, mais seulement en anglais. Si une traduction en français a bien été produite dans le cadre du procès, le tribunal a considéré que cette mise à disposition, dans ces conditions, n’était pas opposable à sa cliente : « des mentions intitulées "mentions légales" (sic) figurant en anglais sur un site sont insuffisantes pour caractériser une adhésion aux conditions contractuelles souscrites ».
Le jugement retient à cet égard que « le professionnel reste tenu d’informer son client avec précision sur les conditions de vente de ses prestations et de s’assurer que celui-ci a parfaitement compris ces conditions. » On sent ici l’influence du droit de la consommation, qui irrigue désormais des pans entiers du droit, jusqu’au droit de la propriété intellectuelle !
Au demeurant, les juges ont considéré que les termes des conditions contractuelles n’étaient pas suffisamment précis pour permettre aux clients de comprendre quel était le périmètre de l’autorisation d’exploitation. En effet, il était indiqué que les clichés réalisés dans le cadre de la « Formule One », l’offre la moins chère nous dit-on, étaient réservés à « un usage non commercial (pas de PLV, pas de publicité, pas de droits de diffusion média autre que l’usage de promotion individuelle) », ce qui, selon le jugement, devait permettre au modèle de diffuser les images « pour sa promotion individuelle ».
Une telle assertion et une telle interprétation peuvent surprendre, dès lors qu’en matière de propriété littéraire et artistique, il est constant que les droits non expressément cédés sont retenus par l’auteur ou l’ayant-droit, ceci en vertu des dispositions de l’article L. 131-3 du code de la propriété intellectuelle, qui soumet la cession de droits d’auteur à un formalisme spécifique et, en particulier, à un énoncé précis et limitatif des droits cédés.
Le jugement surprendra encore davantage le lecteur en énonçant qu’il existerait une « certaine complexité (sic) entre les droits du créateur d’une part (le photographe) et ceux du client qui est le sujet disposant par ailleurs d’un droit à son image, d’autre part. » Il est ici difficile de suivre le tribunal, la question de l’équilibre entre les droits de propriété intellectuelle et le droit à l’image n’étant pas en cause dans cette affaire. Il n’en serait allé autrement que si le mannequin s’était opposé à la diffusion de son image dans le cadre de la diffusion des clichés par le photographe.
Exploitation de clichés sur un réseau social payant et caractère commercial
Passons également sur cette affirmation du jugement selon lequel « le caractère d’œuvres au sens du code de la propriété intellectuelle n’est pas contestable en ce qui concerne les photographies effectuées (sic) en studio ». À la rigueur, c’est leur caractère protégeable qui aurait pu être contesté, mais probablement pas leur qualité d’œuvres de l’esprit !
Le principal intérêt de cette décision réside dans l’appréciation du caractère licite ou non de l’exploitation des clichés en cause. Le tribunal ayant considéré que la cliente avait acquis « le droit de faire usage des photographies qui lui avaient été remises à l’issue de la séance de photographies afin qu’elle puisse (…) constituer un book pour améliorer sa carrière », leur diffusion sur un réseau social devait selon lui entrer dans le cadre des prévisions contractuelles invoquées, « dans un usage de promotion individuelle ».
Les juges ont en effet estimé que l’utilisation des photographies sur un réseau social accessible par abonnement constituait bien un usage commercial, mais un usage autorisé, s’agissant de « la forme modernisée du portfolio papier dont l’usage est nécessairement à titre commercial puisqu’il s’agit de "vendre son image", de faire sa promotion personnelle (de mannequin, d’acteur) à des producteurs ou des spectateurs ».
Cette analyse, soulevée, rappelons-le, en l’absence de défense de la cliente, non représentée dans le cadre de la procédure, peut apparaître contestable. D’une part, il est difficile de considérer qu’un book fasse normalement l’objet d’une exploitation commerciale. Il est exact qu’il est constitué pour faire la promotion du mannequin ou de l’acteur, mais il est simplement présenté aux potentiels partenaires, qui n’ont en principe pas à payer pour en prendre connaissance.
D’autre part, en tout état de cause, il n’apparaît pas que la diffusion des clichés sur un réseau social payant pour en tirer une rémunération soit constitutive d’un usage à titre de book.
Il semble que les magistrats n’aient pas parfaitement compris le but du réseau social en question, qui consiste à « vendre » des abonnements par la promesse d’un accès à des contenus « exclusifs » susceptibles d’intéresser les internautes. Il n’est absolument pas certain que les internautes en question soient, à titre principal, des producteurs ou des directeurs de casting à la recherche de la nouvelle star…
Ainsi, il est à nouveau difficile de suivre le tribunal lorsqu’il estime que l’utilisation des clichés constituait une « publication privée » dans le sens où le photographe l’entendait à l’origine, c’est-à-dire, de manière plus vraisemblable, une utilisation dans un cercle plus ou moins réduit et, surtout, sans contrepartie financière.
Absence d’atteinte au droit moral, malgré l’absence d’indication du nom de l’auteur
Enfin, les puristes du droit d’auteur s’étonneront probablement de cette assertion des juges bordelais, qui ont considéré que l’absence d’indication du nom du photographe, en violation du droit à la paternité de l’auteur, ne pouvait pas faire l’objet d’un grief. Selon le jugement, il aurait appartenu à l’auteur de démontrer qu’il avait exigé l’indication de son nom : « il n’est pas constaté (…) que l’usage des photographies acquises ait imposé que le nom du photographe soit associé aux clichés diffusés en reconnaissance de sa paternité sur ces œuvres. » C’est pourtant la loi !
On finira par ne plus rire à lire la motivation du tribunal, selon laquelle « il est paradoxal d’estimer que le droit moral est bafoué du fait de l’absence du nom de l’auteur et du fait que des photographies de moindre qualité côtoient les photographies de l’auteur qui pourtant n’est pas identifié. »
En d’autres termes, le photographe aurait dû se satisfaire de ne pas voir son nom mentionné sur ses clichés, puisqu’il était ainsi impossible de l’associer à des photographies de moins bonne qualité ! C’est effectivement une manière de voir les choses, mais on ne conseillera pas aux futurs plaideurs d’y voir une règle intangible…
Pour conclure, il est exact que tout auteur qui accorde un droit d’exploitation sur une œuvre devrait s’assurer que les termes et conditions de cette utilisation sont clairement définis. Cela dit, il est plus traditionnellement jugé que le doute profite à l’auteur et non à l’exploitant, qui devrait, lui, s’assurer que les termes contractuels sont conformes aux règles d’ordre public posées par l’article L. 131-3 du code de la propriété intellectuelle.
Cette décision, surprenante à bien des égards, semble donc opérer un renversement de la charge de la preuve, puisqu’elle estime qu’il appartiendrait à l’auteur de soumettre de manière claire ses conditions contractuelles, lesquelles devraient en outre s’interpréter dans un sens plus favorable à son cocontractant. Autant dire qu’il n’est pas obligé d’y voir une décision de principe…
TJ Bordeaux, 29 févr. 2024, n° 23/08086
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