Pas de contribution aux charges du mariage par apport de fonds pour la construction d'un bien à usage familial bis
Sauf convention contraire des époux, l’apport en capital de fonds personnels, réalisé par un époux séparé de biens pour financer l’amélioration, par voie de construction, d’un bien personnel appartenant à l’autre et affecté à l’usage familial, ne participe pas de l’exécution de son obligation de contribuer aux charges du mariage.
Nouvel épisode de la saga jurisprudentielle relative à la contribution aux charges du mariage ! La position de la Cour de cassation est précisée et réaffirmée, en cohérence avec les solutions antérieurement dégagées.
Les faits sont désormais classiques : deux époux mariés sous le régime de la séparation de biens divorcèrent et l’un réclama à l’autre une créance en remboursement d’un investissement immobilier. Plus précisément, l’époux avait contribué à hauteur de 36 240,83 € pour la construction d’une maison sur une parcelle appartenant à l’épouse.
Pour réfuter tout droit à remboursement, l’épouse opposait au demandeur son obligation de contribuer aux charges du mariage. Convaincue par cet argument, la cour d’appel de Chambéry rejeta la demande en remboursement, motif pris que l’affaire concernait « le financement de la construction d’un bien personnel de l’épouse et non celui de la part indivise du conjoint, que le montant de la facture demeure relativement modeste et constitue une dépense ponctuelle, qu’il n’est pas établi de sur-contribution aux charges du mariage (…) et qu’il n’est pas contesté que [le demandeur] a bénéficié avec les enfants du couple d’un hébergement dans le bien immobilier considéré » (§ 5).
Le succombant forma alors un pourvoi en cassation. La question de pur droit ainsi posée était la suivante : l’apport en capital pour le financement d’une construction sur un terrain personnel participe-t-il de l’exécution de l’obligation de contribuer aux charges du mariage ?
Si elle semble familière, l’interrogation est inédite car la Cour de cassation ne s’était jusque-là prononcée que sur le cas de biens indivis. Il s’agissait donc pour elle de se demander s’il convenait ou non d’étendre sa jurisprudence aux biens faisant l’objet d’une propriété exclusive.
Sans surprise et en parfaite cohérence avec sa ligne jurisprudentielle, la première chambre civile accueille le pourvoi, casse la décision d’appel et, au visa de l’article 214 du code civil, énonce en attendu de principe que « sauf convention contraire des époux, l’apport en capital de fonds personnels, réalisé par un époux séparé de biens pour financer l’amélioration, par voie de construction, d’un bien personnel appartenant à l’autre et affecté à l’usage familial, ne participe pas de l’exécution de son obligation de contribuer aux charges du mariage ». Dès lors, pour faire échec à la demande en remboursement, il aurait fallu démontrer l’existence d’une convention entre époux prévoyant que le mari exécuterait son obligation contributive sous la forme d’un apport en capital. Faute d’avoir caractérisé une telle convention, la cour d’appel de Chambéry n’a pas donné de base légale à sa décision.
Un tel positionnement était attendu et ne surprend guère. En effet, la Cour retient depuis quelques temps que l’apport en capital ne participe pas de l’exécution de l’obligation contributive, que ce soit pour l’acquisition d’un bien indivis (Civ. 1re, 3 oct. 2019, n° 18-20.828 P, Dalloz actualité, 22 oct. 2019, obs. M. Cottet ; D. 2020. 60
, note B. Chaffois
; ibid. 901, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau
; ibid. 2206, obs. S. Godechot-Patris et C. Grare-Didier
; AJ fam. 2019. 604, obs. J. Casey
; RTD civ. 2019. 913 et les obs.
; 17 mars 2021, n° 19-21.463 P, abondamment commentés, Dalloz actualité, 31 mars 2021, obs. Q. Guiguet-Schielé ; D. 2021. 631
; ibid. 819, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau
; ibid. 1784, chron. V. Champ, C. Dazzan, S. Robin-Raschel, S. Vitse, V. Le Gall, X. Serrier, J. Mouty-Tardieu, E. Buat-Ménard et A. Feydeau-Thieffry
; ibid. 2022. 528, obs. M. Douchy-Oudot
; AJDI 2021. 383
; AJ fam. 2021. 314, obs. J. Casey
; et Civ. 1re, 9 févr. 2022, n° 20-14.272, inédit, RTD civ. 2022. 693, obs. I. Dauriac
) ou pour l’amélioration, par voie de construction, d’un tel bien (Civ. 1re, 9 juin 2022, n° 20-21.277 P, très commenté, Dalloz actualité, 28 juin 2022, obs. Q. Guiguet-Schielé ; D. 2022. 1151
; ibid. 2023. 523, obs. M. Douchy-Oudot
; AJ fam. 2022. 445, obs. J. Casey
; RTD civ. 2022. 954, obs. I. Dauriac
). Or, rien n’aurait justifié qu’une solution différente soit retenue dans l’hypothèse d’une propriété exclusive.
La présente décision n’en est pas moins importante, notamment car c’est la première fois que la Cour se positionne clairement sur l’hypothèse précise d’un financement, par des deniers personnels, d’une construction sur le terrain d’autrui. Le panorama jurisprudentiel est ainsi à la fois utilement complété et solidement réaffirmé. Qu’on se le dise : ce n’est pas demain que la Cour changera d’avis sur la question. L’équilibre semble avoir été trouvé entre une conception large des charges du mariage (incluant les investissements immobiliers à usage familial) et la préservation des intérêts de l’époux investisseur.
Cet arrêt du 5 avril 2023 est également fort éclairant sur la manière dont la Cour envisage précisément les choses. Deux conceptions sont possibles. Dans la première, l’investissement immobilier n’est pas une charge du mariage, même lorsque le bien est affecté à l’usage familial, sauf convention contraire. Ce positionnement est peu convainquant dans la mesure où la destination familiale de la dépense est la même que l’on finance le coût par emprunt ou par apport en capital. De plus, il est peu conforme à l’impérativité du régime primaire de laisser aux époux la possibilité de délimiter la notion de charges du mariage, surtout par convention simple.
La seconde conception est plus nuancée et donc plus acceptable. Elle consiste à admettre qu’un investissement immobilier à usage familial constitue en soi une charge du mariage (en ce sens déjà, J. Flour et G. Champenois, Les régimes matrimoniaux, 2e éd., Armand Colin, 2011, n° 62, p. 52 : « les charges du mariage peuvent encore englober les dépenses en capital, pour autant qu’elles soient conformes à l’intérêt de la famille : par exemple, une acquisition immobilière… »). Cependant, au stade de l’exécution de l’obligation, l’apport en capital ne serait, en principe, pas un mode de contribution, à la différence du remboursement d’un emprunt. Cette vision n’est pas exempte de critiques car il est étrange de constater qu’une dépense constitue une charge du mariage mais que son paiement ne relève pas de l’obligation légale impérative d’y contribuer… Pour autant, elle peut s’analyser sous un angle présomptif : les époux sont présumés ne pas avoir souhaité que l’exécution de la contribution aux charges du mariage prenne la forme d’un apport en capital. Cette présomption simple admet la preuve contraire, laquelle a pour objet une convention entre époux.
Il est clair désormais que la Cour retient la seconde conception. L’on pouvait déjà s’en douter car, dans ses attendus de principe, la première chambre civile a toujours évoqué l’exécution de l’obligation et jamais la notion même de charge du mariage. Par ailleurs, en laissant la possibilité de renverser la solution par convention simple, elle semblait indiquer qu’il n’y avait là qu’une modalité de contribution, et non une redéfinition contractuelle de la notion ou une répartition de la charge contributive, aménagements qui auraient a minima nécessité une convention matrimoniale (donc un contrat de mariage ou une convention modificative du régime matrimonial au sens de l’art. 1397 c. civ.).
Le doute n’est désormais plus permis car le sixième paragraphe de l’arrêt du 5 avril 2023 précise clairement l’objet de la preuve contraire : une convention sur « l’exécution par [le demandeur] de sa contribution aux charges du mariage sous forme d’un apport en capital » (nous soulignons ; ce sens déjà, Civ. 1re, 9 févr. 2022, n° 20-14.272, préc.). Le contraste est saisissant avec la formulation du moyen du pourvoi qui insistait quant à lui sur l’obligation sans évoquer l’exécution (« ne relève pas de son obligation de contribuer aux charges du mariage », § 3). Ce faisant, la Cour de cassation demeure cohérente avec sa conception large et reconnaît, en creux, que le critère de qualification d’une dépense en « charge du mariage » tient davantage à sa finalité familiale qu’à sa proportionnalité au train de vie du ménage.
Nous disposons donc à présent d’une jurisprudentielle stable, globalement lisible et presque complète. Il reste encore à la Cour de cassation à se prononcer sur le cas des époux mariés en communauté de biens. Quant à la paralysie du droit au remboursement par l’obligation contribution contributive, il est probable qu’elle retiendrait la même solution pour les créances entre époux mais non pour les récompenses, ce qui poserait clairement un problème de cohérence.
Cette limite que réaffirme ici la Cour de cassation a en tous cas le mérite d’éloigner le spectre de la clause de présomption de contribution quotidienne et de la clause de non-recours en contribution aux charges du mariage, qui, on le sait, amplifient les conséquences néfastes de la conception extensive des charges du mariage englobant les immeubles affectés à l’usage familial. Il n’en demeure pas moins une certaine complexité car plusieurs distinctions doivent désormais être gardées à l’esprit, surtout si l’on replace la question dans le contexte plus global des rapports entre époux et que l’on fait le lien avec le droit de l’indivision.
Il convient d’abord de distinguer d’après la qualification du bien : s’il est personnel, l’investissement immobilier donnera lieu à créance entre époux ; s’il est indivis, il y aura, peut-être, une créance contre l’indivision ; si le bien est commun, c’est une récompense qui sera due, mais uniquement si le financement est issu d’une masse propre ; si l’immeuble est propre (cette qualification ne se confond pas avec celle de « bien personnel », contrairement à ce que retient ici la cour d’appel de Chambéry), l’investissement génèrera tantôt une récompense, tantôt une créance, selon que la masse appauvrie sera la communauté ou l’autre masse propre.
Il faut ensuite distinguer d’après la nature de la dépense. Les dépenses d’acquisition (apport en capital) ne relèvent en principe ni de l’exécution de l’obligation contributive, ni de l’article 815-13 du code civil. Les dépenses d’amélioration, notamment par voie de construction, ne relèvent pas non plus de l’exécution de l’obligation de contribuer aux charges du mariage mais sont citées à l’article 815-13 du code civil et donnent donc lieu, le cas échéant, à créance contre l’indivision. Quant aux dépenses de conservation, telles le règlement des échéances de l’emprunt immobilier, elles relèvent tant de l’article 214 que de l’article 815-13 du code civil… mais il n’est pas certain, en communauté, qu’une récompense soit paralysée par la contribution aux charges du mariage.
Enfin et surtout, il est nécessaire de distinguer doublement selon la présence ou non d’une convention contraire et selon la nature de cette convention. Une convention simple peut déjouer ou renforcer la paralysie de la créance en précisant les modalités de contribution que les époux souhaitent écarter ou privilégier. Une convention matrimoniale peut aussi neutraliser la menace, mais de différentes manières. S’il s’agit d’une clause de présomption (Civ. 1re, 18 nov. 2020, n° 19-15.353 P, Dalloz actualité, 17 déc. 2020, obs. Q. Guiguet-Schielé ; D. 2020. 2344
; ibid. 2021. 483, chron. X. Serrier, S. Robin-Raschel, S. Vitse, V. Le Gall, V. Champ, C. Dazzan, E. Buat-Ménard et C. Azar
; ibid. 499, obs. M. Douchy-Oudot
; ibid. 819, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau
; AJ fam. 2021. 193, obs. J. Casey
), la question se posera de sa nature simple ou irréfragable. Si c’est une clause de non-recours (Civ. 1re, 13 mai 2020, n° 19-11.444 P, Dalloz actualité, 18 juin 2020, obs. Q. Guiguet-Schielé ; D. 2020. 1173
; ibid. 2190, chron. S. Robin-Raschel, X. Serrier, V. Champ, S. Vitse, C. Azar, E. Buat-Ménard, R. Le Cotty et A. Feydeau-Thieffry
; ibid. 2206, obs. S. Godechot-Patris et C. Grare-Didier
; ibid. 2021. 499, obs. M. Douchy-Oudot
; ibid. 819, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau
; AJ fam. 2020. 362, obs. J. Casey
; RTD civ. 2021. 189, obs. B. Vareille
), il faut distinguer entre le recours contributif pour le passé (neutralisé par la clause qui a ici la portée d’une fin de non-recevoir) et le recours contributif pour l’avenir (toujours possible mais rare et peu efficace). Dans l’hypothèse, fréquente, où les deux stipulations se rejoignent en une, la question sera de savoir sur quel terrain se positionner : présomption ou non-recours ? Sans doute cela dépendra-t-il de la qualité de la partie qui invoque la contribution aux charges du mariage. Le demandeur peut se voir opposer la clause de non-recours, empêchant ainsi toute discussion sur la nature de la présomption. Cependant, lorsque le défendeur invoque l’article 214 du code civil pour s’opposer à une prétention, il n’exerce pas à proprement parler un recours, de sorte qu’il ne trahit pas son engagement de non-recours ; la discussion peut alors porter sur la nature simple ou irréfragable de la présomption conventionnelle.
Ces multiples distinctions et cette enivrante complexité sont désormais bien établies. Aux juristes de s’en emparer à bon escient.
© Lefebvre Dalloz