Pas de contrôle en temps réel des techniques spéciales d’enquête

Selon la chambre criminelle, le contrôle par le juge des libertés des techniques spéciales d’enquête ne doit pas être effectué dès l’accomplissement des mesures autorisées ; seule la communication par le procureur de la République des procès-verbaux établis dans ce cadre doit être immédiate.

Bien que les techniques spéciales se retrouvent au cœur d’un nombre conséquent de décisions de la chambre criminelle, on ne peut que constater le faible nombre d’arrêts relatifs au contrôle de ces mesures au cours de leur exécution. Selon l’article 706-95-14 du code de procédure pénale, les techniques spéciales d’enquête se déroulent sous l’autorité et le contrôle du magistrat qui les a autorisées. En enquête, il s’agit du juge des libertés et de la détention, tandis qu’au cours de l’information judiciaire, c’est le juge d’instruction (C. pr. pén., art. 706-95-12). Quelques décisions ont été rendues pour préciser le contrôle du magistrat instructeur : on sait notamment que le contrôle est inhérent à l’exécution de la commission rogatoire délivrée aux officiers de police judiciaire, ce qui signifie qu’il n’est soumis à aucun formalisme particulier et qu’une transmission d’un procès-verbal relatant à leur issue l’ensemble des opérations suffit (Crim. 17 mars 2015, n° 14-88.351, Dalloz actualité, 3 avr. 2015, obs. S. Fucini ; D. 2015. 1395, chron. G. Barbier, B. Laurent et G. Guého ; AJ pénal 2015. 552, obs. G. Roussel ; RSC 2015. 405, obs. D. Boccon-Gibod ; ibid. 406, obs. D. Boccon-Gibod ). Toutefois, cette solution ne peut pas être transposée à l’identique en phase d’enquête, car les différences de rôle entre le juge d’instruction et le juge des libertés entraînent une disparité dans les régimes de contrôle. En effet, pour les techniques spéciales d’enquête, le juge d’instruction est destinataire des procès-verbaux d’investigation à double titre : en tant qu’autorité de contrôle de la mesure et aussi en tant que magistrat en charge de l’ensemble des investigations. En phase d’enquête, ces rôles sont dissociés : le premier appartient au juge des libertés et de la détention, le second au procureur de la République. Par conséquent, le contrôle de la mesure implique des interactions entre ces magistrats, dont la teneur est précisée par le présent arrêt.

Au cours d’une enquête portant sur des faits relevant de la criminalité ou délinquance organisée, des mesures de sonorisation de véhicules ont été ordonnées sur le fondement des articles 706-96 et suivants du code de procédure pénale. La sonorisation, à l’instar des fixations d’images, des interceptions de correspondances et des captations de données informatiques, fait partie des techniques spéciales d’enquête régies par les articles 706-95-11 et suivants du code de procédure pénale. Il est important de relever la chronologie des opérations : l’autorisation a été délivrée par le juge des libertés et de la détention le 5 octobre 2022, un premier véhicule a été sonorisé le 17 octobre, un second le 19 octobre. Le rapport de synthèse réalisé par les enquêteurs ainsi que les procès-verbaux retranscrivant les conversations enregistrées utiles à la manifestation de la vérité ont été transmis au procureur de la République le 2 novembre 2022, qui a communiqué le jour même ces pièces au juge des libertés et de la détention. Toujours le même jour, le juge des libertés a apposé son visa sur les pièces, tandis que le procureur a requis l’ouverture d’une information judiciaire. Le lendemain, le juge d’instruction a ordonné la poursuite des sonorisations pour une durée de quatre mois. Par la suite, le mis en examen a déposé une requête en annulation de ces mesures, qui a été rejetée par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Toulouse.

Dans son pourvoi, le mis en examen reproche à la chambre d’instruction d’avoir violé l’article 706-95-14 du code de procédure pénale et les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans son ensemble, le moyen est pris de l’absence de contrôle effectif des mesures par le juge des libertés et de la détention.

Délai de transmission des pièces

En l’espèce, les premiers procès-verbaux ont été transmis au procureur de la République quinze jours après le début des opérations, puis communiqués immédiatement par le procureur au juge des libertés et de la détention. Pour le pourvoi, ces délais entraînaient une violation de l’article 706-95-14 du code de procédure pénale, qui dispose que le juge des libertés et de la détention « est informé sans délai par le procureur de la République des actes accomplis ». Le débat portait sur l’appréciation de cette disposition : pour le pourvoi, elle impose une obligation de célérité dans la transmission tant au procureur qu’aux enquêteurs, tandis que les juges du fond ont estimé que seul le parquet avait à se montrer diligent. Sur ce point, la Cour de cassation a estimé que le moyen devait être écarté. En effet, selon la Haute juridiction, il suffit que le procureur de la République informe le juge des libertés et de la détention des actes accomplis dès réception des procès-verbaux établis par les enquêteurs pour satisfaire aux prescriptions du deuxième alinéa de l’article 706-95-14 du code de procédure pénale.

Cette solution s’inscrit dans la continuité d’un arrêt récent, dans lequel la chambre criminelle a admis que le contrôle pouvait n’avoir lieu pour la première fois que lors de l’examen d’une demande de prolongation de la mesure (Crim. 5 mars 2024, n° 23-84.626, Dalloz actualité, 2 avr. 2024, obs. M. Slimani ; AJ pénal 2024. 280, obs. P. de Combles de Nayves ). On comprend qu’il ne saurait donc être question d’un contrôle en « temps réel » par le juge des libertés et de la détention. La solution est conforme aux nécessités de la pratique, telles que décrites par la chambre de l’instruction : aucun juge des libertés n’a les ressources temporelles nécessaires pour contrôler une sonorisation en direct. Le magistrat ne peut se prononcer qu’à partir de la synthèse que constituent les procès-verbaux établis par les enquêteurs. Or, ceux-ci ont aussi besoin de temps pour les rédiger : ils doivent écouter les enregistrements, choisir les extraits pertinents, les retranscrire, expurger les éléments relatifs à la vie privée des personnes écoutées étrangers aux infractions recherchées (C. pr. pén., art. 706-95-18, al. 2). Le temps que toutes ces opérations soient réalisées, la période durant laquelle la sonorisation a été autorisée arrive rapidement à son terme. Admettre que la transmission des procès-verbaux ne soit pas immédiate est d’autant plus acceptable que la mesure fait l’objet d’autres contrôles : celui préalable du juge des libertés qui l’autorise et celui a posteriori de la juridiction d’instruction ou de jugement qui statue sur sa validité. Et même avec la pire des hypothèses, en imaginant que des enquêteurs se servent du délai qui leur est accordé pour maintenir une sonorisation que le juge des libertés ferait immédiatement cesser s’il lisait les retranscriptions, il reste au moins deux garanties. Premièrement, même si la jurisprudence admet que la transmission ne soit pas immédiate, il n’en reste pas moins que les stratagèmes déloyaux sont interdits, et qu’une communication intentionnellement tardive pourrait constituer un contournement d’une règle de procédure. Deuxièmement, sachant que la mesure se déroule sous l’autorité du juge des libertés, il lui est loisible d’exiger des enquêteurs qu’ils hâtent la transmission des procès-verbaux.

Modalités du contrôle par le juge des libertés et de la détention

Dans son moyen, l’auteur du pourvoi critique le caractère tardif de la transmission des procès-verbaux pour deux raisons : en prenant en compte le temps qui s’est écoulé depuis le début des opérations, mais aussi parce que la communication des pièces est intervenue le même jour que l’ouverture d’une information judiciaire. Par conséquent, le contrôle de la mesure de sonorisation est passé des mains du juge des libertés à celles du juge d’instruction. Pour le pourvoi, le contrôle du juge n’était, dans ces conditions, que théorique et illusoire. Pour la Cour de cassation, cette critique n’est pas opérante, car l’ouverture imminente d’une information judiciaire ne privait pas le juge des libertés de son contrôle de la mesure ; il aurait toujours pu ordonner la destruction des procès-verbaux et des enregistrements effectués s’il avait estimé que les prescriptions légales ou les limites de son autorisation n’avaient pas été respectées (C. pr. pén., art. 706-95-14, al. 3). On ne peut que souscrire à ces motifs : si le juge des libertés n’avait que le pouvoir d’interrompre la mesure, la transmission le jour même risquerait de considérablement limiter les effets de son contrôle. En revanche, avec le pouvoir d’ordonner la destruction des procès-verbaux réalisés, le juge des libertés peut parvenir à un anéantissement total de la mesure, sans que le juge d’instruction ne puisse rétablir ce qui a été fait. Il existe cependant une limite : la décision de détruire les procès-verbaux est susceptible de recours, formé par le procureur de la République devant le président de la chambre de l’instruction dans un délai de dix jours. Cet appel est nécessairement suspensif. Toutefois, le texte ne précise pas ce qu’il advient des procès-verbaux tant que le recours est pendant. La prudence commanderait de les extraire temporairement du dossier, pour éviter que des pièces potentiellement irrégulières ne polluent la lecture du dossier par le juge d’instruction en cas d’ouverture d’information.

Enfin, la Cour de cassation se prononce sur la preuve du contrôle par le juge des libertés. Pour la chambre criminelle, le visa porté par le juge des libertés sur le soit-transmis du ministère public suffit à prouver qu’il a contrôlé la mesure. Cette exigence ne s’impose pas au juge d’instruction, pour qui le contrôle n’est soumis à aucun formalisme (Crim. 17 mars 2015, préc.) et qui n’a pas à viser de pièces. La différence s’explique par le fait que le juge des libertés n’a pas vocation à conserver le dossier, car il n’intervient que ponctuellement en enquête. Il est donc nécessaire qu’il laisse une marque sur une pièce pour établir que les éléments lui permettant de contrôler la mesure lui ont bien été communiqués.

 

Crim. 18 juin 2024, F-B, n° 23-86.289

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