Pas de liberté d’audition des salariés pour l’expert-comptable désigné par le CSE

L’expert-comptable, désigné dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi, s’il considère que l’audition de certains salariés de l’entreprise est utile à l’accomplissement de sa mission, ne peut y procéder qu’à la condition d’obtenir l’accord exprès de l’employeur et des salariés concernés.

Les expertises occupent une place de choix lors de la consultation du comité social et économique (CSE). Toutefois, la possibilité de recourir à l’expertise ne saurait se suffire à elle-même. Encore faut-il que l’expert désigné ait une certaine autonomie dans l’accomplissement de ses missions, afin de mener à bien son expertise.

Le 13 juillet 2021, le comité social et économique d’une clinique a décidé de recourir à une expertise-comptable relative au dernier exercice clos de la société. L’expertise était justifiée par le besoin de l’éclairer lors des consultations annuelles sur la situation économique et financière de l’entreprise, ainsi que sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi. Le comité social et économique a alors désigné un expert-comptable, lequel a notifié à la société deux lettres de mission le 22 juillet 2021. La première comportait les modalités de son intervention au titre de la politique sociale, des conditions de travail et de l’emploi, la seconde les modalités de son intervention au titre de la consultation annuelle sur la situation économique et financière de l’entreprise.

Quelques jours plus tard, la clinique assigna le CSE et l’expert-comptable devant le président du Tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre dans le cadre de la procédure accélérée au fond. Rappelons qu’une procédure accélérée au fond permet d’obtenir, en urgence, une décision rapide qui, à la différence du référé, est définitive. Cette procédure s’applique à une liste limitative de litiges, dont l’action en contestation de l’expertise par l’employeur (C. trav., art. L. 2315-86 ; pour un rappel récent, Soc. 15 juin 2022, n° 21-12.726, inédit).

La société demandait à la juridiction de réduire le taux journalier et le coût prévisionnel de l’expertise ainsi que sa durée. Elle arguait notamment du fait que les entretiens avec les salariés, prévus par la lettre de mission, n’avaient pas été autorisés par ses soins. Le président du tribunal judiciaire fit droit à sa demande. Au soutien de son pourvoi, l’expert-comptable invoquait un libre accès à l’entreprise pour les besoins de sa mission ainsi qu’une liberté dans la détermination des éléments utiles à l’exercice de sa mission, desquels découlerait une liberté de réaliser des entretiens avec les salariés.

La question posée à la Cour de cassation était somme toute assez simple : l’expert-comptable, désigné dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi, peut-il librement réaliser des entretiens avec les salariés ou doit-il obtenir l’accord exprès de l’employeur ?

Le recours à l’expertise-comptable par le comité social et économique

Rappelons que le comité social et économique dans les entreprises d’au moins cinquante salariés est consulté annuellement – sauf accord collectif modifiant la périodicité – sur trois thèmes : les orientations stratégiques de l’entreprise, la situation économique et financière de l’entreprise, ainsi que la politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi (C. trav., art. L. 2312-17).

Lorsqu’il est consulté sur la situation économique et financière de l’entreprise et la politique sociale, comme il était question en l’espèce, le CSE est destinataire d’informations supplémentaires de la part de l’employeur. Au titre de la première, ce dernier doit lui transmettre, via la base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE), les informations relatives à l’activité et la situation économique et financière de l’entreprise ainsi que les perspectives pour l’année à venir ou encore les documents comptables (C. trav., art. L. 2312-25). Pour la seconde, incluant une large gamme de sous-thèmes, allant de l’évolution de l’emploi à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, en passant les conditions de travail et les congés, l’employeur transmet au CSE les informations qui y sont relatives (C. trav., art. L. 2312-26).

Pour l’aider dans l’appréhension de ces multiples informations, le CSE « peut décider de recourir à un expert-comptable ou à un expert habilité » (C. trav., art. L. 2315-78 ; v. B. Teyssié, Le recours à l’expert-comptable par le comité social et économique, JCP S 2021. 1072 ; L’expert habilité du comité social et économique, JCP S 2021. 1040).

Général, ce droit à l’expertise-comptable est parfois réaffirmé de manière précise, ainsi pour les trois thèmes précités de consultation annuelle (C. trav., art. L. 2315-87, L. 2315-88 et L. 2315-91). Alors, la mission de l’expert-comptable porte sur « tous les éléments d’ordre économique, financier, social ou environnemental nécessaires à la compréhension des orientations stratégiques de l’entreprise » (C. trav., art. L. 2315-87-1), sur « tous les éléments d’ordre économique, financier, social ou environnemental nécessaires à la compréhension des comptes et à l’appréciation de la situation de l’entreprise » (C. trav., art. L. 2315-89) et/ou sur « sur tous les éléments d’ordre économique, financier, social ou environnemental nécessaires à la compréhension de la politique sociale de l’entreprise, des conditions de travail et de l’emploi » (C. trav., art. L. 2315-91-1 ; à propos de l’étendue des missions de l’expert-comptable, v. Soc. 23 mars 2022, n° 20-17.186 B, D. 2022. 658  ; ibid. 1280, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ).

Outre l’étendue de ses missions, c’est également son autonomie, et notamment les ressources librement mobilisables, qui conditionnent le (bon) accomplissement de sa mission par l’expert-comptable.

L’absence de liberté d’audition des salariés pour l’expert-comptable

Quant aux moyens de l’expert-comptable, le code du travail contient à cet égard deux dispositions (B. Teyssié, L’exécution de sa mission par l’expert-comptable du comité social et économique, JCP S 2023. 1125). La première, l’article L. 2315-82, énonce que « les experts mentionnés aux paragraphes 2 et 3 [c’est-à-dire désignés par le comité social et économique dans les entreprises d’au moins cinquante salariés] ont libre accès dans l’entreprise pour les besoins de leur mission ». La seconde, l’article L. 2315-83, dispose que « l’employeur fournit à l’expert les informations nécessaires à l’exercice de sa mission ». En sus, en contrepartie de cette autonomie, l’expert est tenu à une obligation de secret et de discrétion (C. trav., art. L. 2315-84).

À lire ces deux premiers textes, on pourrait en déduire que l’expert a une large autonomie pour accomplir sa mission. L’employeur est tenu – c’est un devoir, non un droit – de lui fournir toutes les informations nécessaires au bon accomplissement de ses missions. La Cour de cassation a ainsi déjà pu affirmer qu’il appartient « à l’expert de déterminer les documents utiles à sa mission ». En l’espèce, dès lors que les documents litigieux (les DSN) se rapportaient à l’emploi, aux qualifications et à la rémunération des salariés au sein de l’entreprise, ils étaient nécessaires à l’exercice de sa mission d’expertise dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et d’emploi (Soc. 23 mars 2022, n° 20-17.186 B, préc.). Une fois la nécessité établie, libre à l’expert-comptable de juger de l’utilité des documents (G. Auzero, D. Baugard et E. Dockès, Droit du travail, 36e éd., Dalloz, 2023, n° 1308).

Posée en matière de documents, cette solution n’est néanmoins pas étendue à l’audition des salariés. Selon la Cour de cassation, il résulte des articles L. 2315-82 et L. 2315-83 que « l’expert-comptable, désigné dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi, s’il considère que l’audition de certains salariés de l’entreprise est utile à l’accomplissement de sa mission, ne peut y procéder qu’à la condition d’obtenir l’accord exprès de l’employeur et des salariés concernés » (§ 8). Esquissée par la doctrine (B. Teyssié, L’exécution de sa mission par l’expert-comptable du comité social et économique, préc.), la solution est à notre sens énoncée pour la première fois par la chambre sociale (v. cep., TGI Paris, réf., 30 juill. 1984, Gaz. Pal. 1984. 2. 659 ; Dr. soc. 1985. 8, obs. J. Savatier ; Paris, 5 mai 1998, n° 96/17676 et n° 96/17807).

À vrai dire, on peine à trouver le fondement d’une telle solution dans les deux textes mentionnés, sauf à considérer que ces deux textes ne concernent que le droit de consultation des documents par l’expert-comptable. Le professeur Teyssié considère ainsi que le premier des textes n’emporte pas un « droit de visite » dans l’entreprise, mais seulement un droit d’accès dont l’étendue est conditionnée à sa finalité, à savoir la consultation des documents dans l’entreprise (B. Teyssié, préc.).

Le fondement serait-il ailleurs ? Serait-il dans le pouvoir de direction de l’employeur, seul à même de décider – outre un texte légal – qui peut auditionner les salariés dans l’entreprise ? Serait-il dans la qualité de débiteur de l’employeur, auquel incombe intégralement le coût de l’expertise dans le cadre des consultations sur la situation économique et financière de l’entreprise et sur la politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi (C. trav., art. L. 2315-80, 1°) ?

En l’espèce, l’expert-comptable avait inscrit, dans sa lettre de mission au titre de son analyse des conditions de travail, « des entretiens avec vingt-cinq salariés d’une durée de 1h30 chacun avec un battement de quinze minutes entre chaque entretien, soit un total de cinq entretiens sur cinq à six jours ». Le président du tribunal judiciaire avait juste relevé que l’employeur s’était opposé à ces entretiens. Seule circonstance permettant de justifier, pour la Cour de cassation, que la lettre de mission soit expurgée des entretiens et, par conséquent, la réestimation de la durée et du coût prévisionnels de l’expertise par le président du tribunal judiciaire.

Pareille motivation suscite nouvelle interrogation : est-ce réellement à l’employeur de déterminer si les entretiens sont utiles dans l’accomplissement de la mission de l’expert-comptable ? Il n’est en effet pas exclu que les entretiens, refusés sans motif par l’employeur, soient utiles à l’expertise-comptable. Un meilleur équilibre ne serait-il pas préférable ? Ne pourrait-on pas transposer la solution jurisprudentielle retenue pour la consultation des documents ? En ce sens, dès lors que l’expert démontrerait que les entretiens sont nécessaires, par référence à la finalité de la mission, il serait souverain pour apprécier de leur utilité. Ou bien, ne pourrait-on pas réserver l’hypothèse de l’abus de droit de l’employeur dans le refus des entretiens, à l’instar de l’éventuel abus de droit de l’expert-comptable dans la sollicitation des documents (v. sur ce dernier point, Soc., QPC, 12 sept. 2013, n° 13-12.200 P, Dalloz actualité, 24 sept. 2013, obs. W. Fraisse ; D. 2013. 2599, obs. P. Lokiec et J. Porta  ; JCP S 2013. 1424, note L. Dauxerre) ? Affirmée dans son principe par la Cour de cassation, on a le sentiment que cette solution ne manquera pas de susciter de nouveaux débats.

 

© Lefebvre Dalloz