Pas de négociation annuelle obligatoire sans délégué syndical

La négociation triennale obligatoire en matière de gestion des emplois et des parcours professionnels est subordonnée à l’existence d’une ou plusieurs organisations syndicales représentatives au niveau de l’entreprise, ce qui impose la désignation d’un délégué syndical central en cas d’établissements distincts.

Finalités de la GEPP. L’ordonnance n° 2017-1385 du 22 septembre 2017 a réformé la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), née avec la loi n° 2005-32 de programmation pour la cohésion sociale du 18 janvier 2005, réformée par la loi n° 2015-994 du 17 août 2015, dite « loi Rebsamen », considérée comme trop rigide, au profit de la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP). La GEPP est une démarche d’accompagnement dynamique des changements dans l’entreprise par l’anticipation à moyen et long terme des besoins de l’entreprise au regard des effectifs, des métiers et des compétences, aboutissant à la mise en place d’un plan d’action destiné à réduire les écarts entre les ressources existantes et les besoins futurs de l’entreprise. La finalité de la GEPP est de répondre aux évolutions économiques, sociétales, juridiques, techniques et technologiques de l’entreprise, ainsi qu’« aux enjeux de la transition écologique », comme l’a précisé la loi « Climat et résilience » n° 2021-1104 du 22 août 2021, afin d’atteindre ses objectifs stratégiques tout en sécurisant le parcours professionnel des salariés dans un esprit de co-investissement.

Vertu du dialogue social. Lors de l’élaboration d’une démarche de GEPP, l’accent est mis sur le dialogue social, en particulier par la négociation d’un accord collectif. La négociation sur la GEPP offre l’occasion d’envisager ses différents enjeux pour l’entreprise, en termes de vision stratégique, pour les salariés, en termes d’évolution de carrière, voire pour le territoire, en termes d’attractivité du bassin d’emploi. Les partenaires sociaux ont de nombreux intérêts à la négociation collective qui permet d’établir et d’analyser les écarts entre les ressources actuelles et les besoins futurs d’emplois, d’effectifs, de compétences avant de construire collectivement les actions à mettre en œuvre pour répondre aux besoins futurs. L’employeur gagne en compétitivité face à la concurrence et en attractivité en améliorant la gestion de ses ressources humaines pour attirer les talents (dans leur diversité) et fidéliser ses salariés. Les représentants du personnel garantissent un développement et une valorisation des compétences des salariés, source de sécurité pour les emplois et de mobilité professionnelle. L’employabilité, entendue comme l’adaptabilité des métiers, des entreprises et des travailleurs sur le marché de l’emploi, est au cœur de cette négociation, dans un contexte de fortes mutations sociétales où les enjeux de reconversion professionnelle sont prégnants. La GEPP prend en compte la numérisation du monde du travail, la « guerre » des talents du fait notamment d’un vieillissement de la population active (avec la question centrale de la transition emploi-retraite), la gestion des carrières plus agile et l’accélération de l’obsolescence des compétences.

C’est dire si l’arrêt du 11 septembre 2024 est d’une première importance car, outre le fait qu’il soit le premier arrêt sur la question, il en précise le champ d’application : faut-il désigner un délégué syndical au niveau de l’entreprise pour que la négociation sur la GEPP devienne obligatoire conformément à l’article L. 2242-2 du code du travail ?

Étendue du dialogue social. Vertueuse, la négociation collective est imposée, à l’article L. 2242-2 du code du travail, « en plus des négociations mentionnées à l’article L. 2242-1 », « dans les entreprises et les groupes d’entreprises au sens de l’article L. 2331-1 d’au moins trois cents salariés, ainsi que dans les entreprises et groupes d’entreprises de dimension communautaire au sens des articles L. 2341-1 et L. 2341-2 comportant au moins un établissement ou une entreprise d’au moins cent cinquante salariés en France ». Les entreprises qui ne sont pas soumises à l’obligation de négocier peuvent adopter une démarche volontaire de GEPP. Des aides financières de l’État et des dispositifs d’appui au demeurant existent pour accompagner les entreprises dans leur démarche, en particulier pour la mise en place du plan de GPEC (C. trav., art. L. 5121-3 et D. 5121-4 s.).

Dans le champ de l’obligation de négociation, il est prévu que « l’employeur engage, au moins une fois tous les quatre ans, en plus des négociations mentionnées à l’article L. 2242-1, une négociation sur la gestion des emplois et des parcours professionnels » (C. trav., art. L. 2242-2). Supplétivement, l’article L. 2242-20 du code du travail impose une négociation « tous les trois ans » ; mais un accord de méthode dérogatoire peut prévoir une périodicité différente, sans pouvoir dépasser une limite de quatre ans (C. trav., art. L. 2242-12). À défaut d’initiative de l’employeur depuis plus de trente-six mois (voire en cas d’inexécution des stipulations d’un précédent accord), une organisation syndicale représentative est en droit d’enjoindre l’employeur à négocier (C. trav., art. L. 2242-13, al. 5). Si les négociations n’aboutissent pas à un accord, elles auront néanmoins permis de poser les bases d’un diagnostic porteur d’un plan de gestion à travers le « procès-verbal de désaccord dans lequel sont consignés, en leur dernier état, les propositions respectives des parties et les mesures que l’employeur entend appliquer unilatéralement » (C. trav., art. L. 2242-5). Les éventuelles mesures unilatérales retrouveront alors la voie du dialogue social avec, d’abord, la consultation récurrente du comité social et économique, prévue à l’article L. 2312-22 du code du travail, sur les orientations stratégiques qui « porte, en outre, sur la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, sur les orientations de la formation professionnelle et sur le plan de développement des compétences » (C. trav., art. L. 2312-24), mais également sur la politique sociale de l’entreprise qui couvre la formation professionnelle et le plan de développement des compétences (C. trav., art. L. 2312-26) et, ensuite, l’obligation d’engager à nouveau « tous les trois ans […] une négociation » (C. trav., art. L. 2242-13, al. 4). En cas de réussite des négociations, les entreprises « ne sont pas soumises […] à l’obligation de consultation du comité social et économique » (C. trav., art. L. 2312-14, al. 3). Le niveau de la négociation n’est pas exclusivement l’entreprise ; un accord de méthode conclu au niveau du groupe peut organiser la négociation de la GEPP à ce stade, dispensant les entreprises entrant dans le champ d’application de l’accord d’engager elles-mêmes des négociations ; la conclusion d’un accord de groupe dispense ces entreprises de négociation obligatoire sur ce thème (C. trav., art. L. 2232-33) ; l’accord de groupe peut prévoir que ses stipulations se substituent aux éventuelles stipulations d’un accord d’entreprise ayant le même objet (C. trav., art. L. 2253-5).

Interprétations. De ces textes, plusieurs interprétations sont possibles.

La première interprétation défend l’autonomie des textes : dès lors que le champ d’application prévu à l’article L. 2242-2 du code du travail, ne vise que les « entreprises et les groupes d’entreprises au sens de l’article L. 2331-1 d’au moins trois cents salariés », l’obligation est indépendante de celle prévue à l’article L. 2242-1 du code du travail qui s’impose « dans les entreprises où sont constituées une ou plusieurs sections syndicales d’organisations représentatives ».

La deuxième interprétation défend en revanche une lecture cumulative : dès lors que la négociation sur la GEPP s’ajoute aux « négociations mentionnées à l’article L. 2242-1 », il convient d’identifier au moins une section syndicale d’organisations représentatives au niveau de l’entreprise ou d’une entreprise d’un groupe. Cette lecture se justifie par une interprétation a rubrica dès lors que les textes font partie d’un même chapitre sur la « négociation obligatoire en entreprise ».

Une troisième interprétation serait de considérer que, littéralement, la loi n’impose que la mise en place d’une section syndicale par une organisation représentative, et non la désignation d’un délégué syndical ; dans une entreprise divisée en établissement distinct, les sections syndicales sont au niveau des établissements (car il n’existe pas de section syndicale centrale). Cependant, l’article L. 2242-14 du code du travail faisant référence à la remise aux délégués syndicaux d’informations, la présence d’au moins un délégué syndical conditionne la mise en œuvre de l’obligation de négocier (sur cette question, Circ. min., 5 mai 1983, JCP E 1983. 54411 ; B. Teyssié, Droit du travail. Relations collectives, LexisNexis, 2023, § 2202 ; Y. Pagnerre et E. Jeansen, L’obligation de négocier, de la loi au contrat collectif, JCP S 2017. 1314). Au demeurant, lorsqu’a été envisagée la faculté de négocier au niveau des établissements distincts (v. sur les nouvelles règles, C. trav., art. L. 2242-11 ; Soc. 3 avr. 2024, n° 22-15.784, D. 2024. 681 ), la jurisprudence a imposé que les établissements identifiés comportent des délégués syndicaux (Crim. 4 déc. 1990, n° 89-83.283, D. 1991. 25 ; RSC 1991. 369, obs. A. Lyon-Caen ).

La question rebondit : lorsque l’entreprise est divisée en établissements distincts, faut-il se contenter de la désignation de délégué syndical d’établissement ou faut-il exiger la désignation d’un délégué syndical central parmi les délégués syndicaux d’établissement ou distinct dans les entreprises d’au moins 2 000 salariés (C. trav., art. L. 2143-5) ?

Solution. L’espèce, qui a donné lieu à l’arrêt du 11 septembre 2024, avait déjà reçu une réponse dans un arrêt non publié du 19 janvier 2022 (Soc. 19 janv. 2022, n° 20-15.541). Au sein de la société Mango, comptant 123 magasins répartis dans toute la France et employant 1 926 salariés à l’époque des faits, la fédération affiliée à la CFDT avait assigné la société afin de l’enjoindre à ouvrir des négociations dans le cadre de la GEPP, dans un contexte de restructuration des effectifs. 

Le premier arrêt, faisant une lecture combinée des articles L. 2242-1, L. 2242-2 et L. 2242-20 du code du travail, avait jugé que « l’obligation de négociation est subordonnée à l’existence dans l’entreprise d’une ou plusieurs sections syndicales d’organisations représentatives », qui sont par essence créées seulement au niveau des établissements distincts, sans faire référence à l’exigence de la présence d’un délégué syndical. L’arrêt d’appel qui avait débouté le syndicat de sa demande avait donc été censuré par la Cour de cassation.

Devant la cour d’appel de renvoi, les arguments contradictoires étaient les suivants : 1) le syndicat étant représentatif depuis 2012, l’absence d’ouverture des négociations sur ce thème était fautive justifiant une condamnation sous astreinte et le versement de dommages-intérêts ; 2) l’employeur, en revanche, estimait qu’une telle obligation n’était pas applicable dès lors que le syndicat n’avait pas désigné de délégué syndical au niveau de l’entreprise, sauf à partir du 16 novembre 2016, ce qui, en raison du cycle triennal de l’obligation de négociation, rendait injustifiée la demande formulée en 2018.

La cour d’appel de renvoi a, de nouveau, débouté le syndicat de sa demande en relevant que, « en 2012, aucun délégué syndical n’avait été désigné au niveau de l’entreprise et que la CFDT n’a jamais formulé de demande de négociation sur la GPEC à l’époque ». Le syndicat a donc formé un nouveau pourvoi en cassation que la Cour a toutefois rejeté.

Prenant motif que les consultations du comité social et économique « sur les orientations stratégiques de l’entreprise dont fait partie la gestion des emplois et des parcours professionnels […] sont conduites au niveau de l’entreprise », la Cour de cassation considère qu’« il en résulte que l’obligation de négociation […] est subordonnée à l’existence d’une ou plusieurs organisations syndicales représentatives au niveau de l’entreprise ». Il est donc établi, comme principe, un parallèle entre le périmètre de l’obligation de consultation récurrente avec celui de l’obligation de négocier en matière de GEPP.

Dans les §§ 9 et 10 de l’arrêt, traduisant en pratique la solution adoptée, il est constaté, d’une part, que, « si le syndicat CFDT avait désigné le 26 juillet 2012 une déléguée syndicale, cette désignation ne portait que sur l’établissement zone 1 tandis qu’en application du protocole d’accord préélectoral du 20 juillet 2012, l’entreprise comptait sept établissements distincts » et, d’autre part, qu’« aucun délégué syndical n’avait été désigné au niveau de l’entreprise en 2012 et que ce n’est qu’à la suite des élections d’octobre 2016 que le syndicat CFDT a désigné, le 16 novembre 2016, deux déléguées syndicales au niveau de l’entreprise ». Par conséquent, la négociation étant au moins triennale en l’absence d’accord collectif, « la cour d’appel en a déduit à bon droit que le délai de la négociation d’un accord sur la gestion des emplois et des parcours professionnels n’était pas acquis au moment de la saisine le 27 novembre 2018 du tribunal aux fins d’injonction ».

Portée. De la solution de principe, énoncée au § 8, et de son application, on tire plusieurs conséquences : 1) en principe, l’obligation de négociation ne s’impose que si des syndicats sont représentatifs au niveau de l’entreprise ; 2) la présence de sections syndicales représentatives au niveau des établissements distincts ne suffit pas, comme la désignation de délégués syndicaux d’établissement ; 3) en cas d’établissements distincts, seule la désignation d’un délégué syndical central rend exigible l’obligation de négociation à la fin de la période légalement prévue (en l’absence d’accord dérogeant à cette période). Il est possible d’étendre la portée de la solution ; le principe posé semble applicable à l’ensemble de la négociation obligatoire dans l’entreprise. Par exemple, en matière de partage de la valeur, la mise en place se fait en principe au niveau de l’entreprise.

Il reste cependant des zones d’ombre.

D’abord, la Cour de cassation a lié sa solution de principe au périmètre de l’obligation de consultation récurrente en matière d’orientations stratégiques. Selon l’alinéa 6 de l’article L. 2312-22 du code du travail, « les consultations prévues aux 1° et 2° sont conduites au niveau de l’entreprise, sauf si l’employeur en décide autrement et sous réserve de l’accord de groupe ». Que décider si l’employeur avait décidé de mener, conjointement, la consultation au niveau de l’entreprise et des établissements distincts ? La solution paraît selon nous identique car la négociation sur la GEPP doit se faire au niveau de l’entreprise ; l’effet utile implique qu’un interlocuteur spécialement désigné soit présent. En revanche, la solution pourrait être différente si, en application de l’article L. 2242-1 et de l’article L. 2242-10 du code du travail, un accord collectif négocié et signé aux conditions de droit commun définit, dans les entreprises comportant des établissements distincts, les niveaux auxquels la négociation obligatoire visée à l’article L. 2242-1 du code du travail est conduite, notamment au niveau des établissements distincts voire à un niveau intermédiaire (Soc. 3 avr. 2024, n° 22-15.784, préc.). Dans ce cas, il faudrait se contenter d’un ou plusieurs délégués syndicaux d’établissement.

Ensuite, en matière de salaire, de temps de travail, d’égalité de rémunération et de qualité de vie et des conditions de travail, la consultation récurrente « est conduite à la fois au niveau central et au niveau des établissements lorsque sont prévues des mesures d’adaptation spécifiques à ces établissements » (C. trav., art. L. 2312-22, al. 6). Faut-il alors considérer que la présence de délégués syndicaux d’établissement suffit pour rendre exigible l’obligation de négociation ? À notre avis, la réponse est négative ; le principe même de la négociation obligatoire est d’aboutir à un accord d’entreprise, sauf si un accord de méthode identifie le périmètre pertinent des négociations au niveau des établissements distincts.

 

Soc. 11 sept. 2024, F-B, n° 23-14.333

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