Pas de nouveau bornage sans limite séparative incertaine
Par cet arrêt, la Cour de cassation rappelle le principe « bornage sur bornage ne vaut » et son tempérament, selon lequel une action en bornage est recevable, malgré un bornage antérieur, si la ligne séparative est devenue incertaine.
« Lorsque deux héritages contigus n’ont jamais été séparés, et qu’on n’a point fixé la ligne qui doit les séparer, ou que les bornes ne paraissent plus (…) il devient nécessaire de déterminer les points précis où l’un des héritages finit et où l’autre commence, et d’y planter des bornes qu’on puisse reconnaître » (C.-B.-M. Toullier, Le droit civil français, suivant l’ordre du code Napoléon, t. 3, 1811, n° 169). Outre la nécessité du bornage, Toullier affirme ici le caractère définitif du bornage : il n’y a lieu à un nouveau bornage que si les bornes ont disparu. Bien souvent, le bornage est suivi de l’édification de clôtures par les propriétaires des fonds. Alors, lorsque les bornes « ne paraissent plus » mais qu’une clôture a été érigée à l’emplacement de la ligne séparative, est-ce qu’une action en bornage est recevable ? Telle était la question posée à la Cour de cassation en l’espèce.
Le propriétaire d’une parcelle, se plaignant de l’empiètement d’un mur édifié par le propriétaire du fonds contigu, a assigné ce dernier en bornage.
Les juges de la cour d’appel n’ont pas fait droit à sa demande au motif d’abord, qu’un bornage amiable avait été réalisé en mars 1984 et, ensuite, que « la limite résultant du bornage ne pouvait être regardée comme perdue » malgré la disparition des bornes puisqu’une clôture grillagée, remplacée en partie par un mur, avait été implantée sur l’emplacement de la limite déterminée par le bornage.
C’est en vain que le propriétaire débouté forme un pourvoi en cassation.
La Haute juridiction, après avoir énoncé « qu’il résulte de l’article 646 du code civil que le bornage rend irrecevable toute nouvelle action tendant aux mêmes fins, sauf à ce que la limite séparative, du fait de la disparition de tout ou partie des bornes soit devenue incertaine », relève que la cour d’appel a « fait ressortir que la limite séparative n’était pas devenue incertaine », de sorte qu’elle en a exactement déduit que l’action en bornage du requérant était irrecevable.
La Cour de cassation rappelle ici, d’une part le principe « bornage sur bornage ne vaut » et, d’autre part, le tempérament à ce dernier, une limite séparative devenue incertaine.
Rappel du principe « bornage sur bornage ne vaut »
En affirmant que « le bornage rend irrecevable toute nouvelle action tendant aux mêmes fins », la Cour de cassation rappelle ici une solution bien établie : un bornage antérieur – amiable ou judiciaire – fait obstacle à toute nouvelle demande en bornage. En effet, le bornage présente un caractère définitif, illustré par les expressions « bornage sur bornage ne vaut » ou encore « bornage ne se refait » (v. Guillemot-Saint-Vinebault, Manuel juridique de la propriété bâtie, 1933, p. 308). Ainsi, dès lors que les opérations de bornage entre deux fonds contigus ont été menées jusqu’à leur terme, une fin de non-recevoir est opposée au demandeur à l’action (Civ. 3e, 31 oct. 2012, n° 11-24.602 P, Dalloz actualité, 23 nov. 2012, obs. C. Dreveau ; D. 2012. 2657
; ibid. 2013. 2123, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin
; RTD civ. 2013. 155, obs. W. Dross
). En revanche, lorsque la délimitation, soit l’identification de la ligne séparative, a été faite mais que l’implantation de bornes n’a pas eu lieu pour constater légalement cette ligne divisoire (sur la distinction des opérations de délimitation et de bornage, v. Guillemot-Saint-Vinebault, op. cit., p. 291), alors l’action en bornage est recevable (Civ. 3e, 19 janv. 2011, n° 09-71.207 P, Dalloz actualité, 10 févr. 2011, obs. G. Forest ; D. 2011. 375
).
En l’espèce, il n’était pas contesté qu’un bornage amiable avait eu lieu et que des bornes avaient été implantées trente-six ans plus tôt. En conséquence, la ligne divisoire avait bien été matérialisée par des bornes, de sorte que l’action en bornage ne pouvait pas, en principe, prospérer.
Eu égard à la raison ayant motivé l’action en justice – l’empiètement d’un mur édifié à la séparation des deux fonds –, l’action choisie interroge : pourquoi une action en bornage et non une action en revendication ?
Ces deux actions ont toujours été clairement distinguées l’une de l’autre (v. not., C. Demolombe, Traité des servitudes ou services fonciers, t. 1, 5e éd., 1872, n° 278 ; M. Bugniet, Traité du bornage, de la revendication et du droit de rétention, 1877, n° 77). L’action en bornage tend seulement à révéler la ligne divisoire par l’implantation de borne. Elle n’est en aucun cas attributive de propriété, contrairement à l’action en revendication (Civ. 3e, 9 avr. 2013, n° 12-13.516, AJDI 2013. 778
, obs. N. Le Rudulier
; 23 mai 2013, n° 12-13.898 P, D. 2013. 1347
; ibid. 2123, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin
; AJDI 2013. 778
, obs. N. Le Rudulier
). Cette différence de nature explique qu’il est possible d’intenter une action en revendication après un bornage (Civ. 3e, 28 oct. 1992, n° 90-18.573 P ; 8 oct. 2006, n° 05-13.852 P, D. 2006. 2689
; JCP 2007. I. 117, n° 2, obs. H. Périnet-Marquet), mais également que l’action en bornage ne peut pas conduire au prononcé de la destruction ou du rabotage d’un mur empiétant sur le fonds voisin. En effet, ces sanctions sont ordonnées à la suite de l’exercice d’une action en revendication (Civ. 3e, 7 nov. 1990, n° 88-18.601 P, D. 1991. 308
, obs. A. Robert
; RDI 1991. 303, étude M. Giannotti
; RTD civ. 1991. 562, obs. F. Zenati
; 9 juill. 2014, n° 13-15.483, RDI 2014. 557, obs. J.-L. Bergel
) et non d’une action en bornage (Civ. 3e, 16 mars 2023, n° 21-22.344, AJDI 2023. 365
, où après avoir rappelé que « l’action en bornage a seulement pour effet de fixer les limites des fonds contigus sans attribuer la propriété des terrains », la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la cour d’appel ayant condamné un propriétaire à enlever la clôture empiétant sur le fonds voisin).
Enfin, l’action choisie peut étonner au regard de l’une des conditions nécessaires au succès de la demande : l’absence de bornage antérieur ou, en présence d’un tel bornage, d’une limite séparative devenue incertaine.
Une limite séparative incertaine non caractérisée
Le principe « bornage sur bornage ne vaut » connait un tempérament, rappelé en l’espèce par la Cour de cassation : une ligne divisoire devenue incertaine. Autrement dit, lorsque la délimitation entre les deux fonds contigus n’est plus « connaissable avec précision » (Trésor de la langue française, v° Incertaine), alors l’action en bornage est recevable malgré un bornage antérieur. Ce tempérament s’explique par la raison d’être de l’action en bornage. Cette dernière est fondée « sur l’utilité, sur la nécessité même d’une délimitation des héritages contigus » (G. Baudry-Lacantinerie et M. Chauveau, Traité théorique et pratique de droit civil, 1. Des biens, 1896, n° 901). Aussi pour qu’un nouveau bornage ait lieu, il faut démontrer la nécessité de délimiter, une nouvelle fois, les deux fonds contigus. Or, il ne peut en être ainsi que si la ligne séparative antérieurement établie est devenue incertaine. Ainsi, l’action a été jugée recevable lorsqu’une seule borne a été retrouvée et que les défendeurs se prévalaient uniquement d’un plan (Civ. 3e, 6 juill. 2022, n° 21-17.217) ou encore lorsque seule une borne a été implantée à chaque extrémité des fonds alors même que la ligne divisoire n’était pas rectiligne (Civ. 3e, 16 mars 2023, n° 21-22.344, AJDI 2023. 365
). En revanche, une fin de non-recevoir a été opposée au demandeur lorsque le procès-verbal de bornage permettait de remplacer une borne disparue ou de replacer une borne déplacée (Civ. 3e, 4 juin 2013, n° 11-28.910 ; Pau, 7 mai 2019, n° 17/03213).
Au cas particulier, la Cour de cassation a approuvé les juges du fond d’avoir retenu que « si les bornes avaient disparu, la limite résultant du bornage ne pouvait pas être regardée comme perdue ». Les juges du fond avaient en effet relevé que les bornes avaient été « remplacées par des limites séparatives constituées par des grillages, installés sur les emplacements des anciennes bornes par chacune des parties » que les auteurs du demandeur ont remplacés, en partie, par un mur édifié « dans la continuité dudit grillage » (Orléans, 16 mars 2022, n° 21/02116). Aussi, bien que la ligne divisoire ne fût plus matérialisée par des bornes, elle n’en restait pas moins certaine en raison du mur et des grillages édifiés notamment par les auteurs du demandeur (v. déjà, pour une prise en compte d’un grillage remplacé, postérieurement, par un mur, Civ. 3e, 31 oct. 2012, n° 11-24.602 P, Dalloz actualité, 23 nov. 2012, obs. C. Dreveau ; D. 2012. 2657
; ibid. 2013. 2123, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin
; RTD civ. 2013. 155, obs. W. Dross
). La limite ne pouvant pas être considérée comme perdue, un bornage était donc inutile. Il résulte donc de cet arrêt que même si toutes les bornes ont disparu, une ligne divisoire peut ne pas être incertaine en présence d’une clôture.
Le requérant contestait d’ailleurs, au regard du droit de se clore (C. civ., art. 647), la prise en compte de cette clôture par la cour d’appel pour retenir que la limite séparative des deux fonds était matérialisée. Il soutenait que « cet élément séparatif ne pouvait avoir le statut de bornes ». Si comme le souligne le requérant le droit de se clore ne prive pas un propriétaire du droit au bornage de sa propriété, encore faut-il que l’édification de la clôture ne fasse pas suite à un bornage ; qu’elle résulte de l’initiative d’un seul propriétaire. En effet, le bornage diffère « essentiellement de la clôture » en ce qu’il « a lieu contradictoirement avec le voisin » (v. G. Baudry-Lacantinerie et M. Chauveau, op. cit., n° 900), de sorte que si un propriétaire érige de son seul chef une clôture, alors l’action en bornage est recevable (v. toutefois, Civ. 3e, 14 avr. 2016, n° 15-10.153, AJDI 2016. 535
, où les juges ont considéré qu’un mur constitue « un indice plus que trentenaire » sur la ligne divisoire, de sorte « que le bornage des propriétés était donc dépourvu d’intérêt »). L’action présente en effet une utilité : concrétiser la ligne divisoire à la suite d’un débat contradictoire. En revanche, si comme en l’espèce la clôture a été édifiée postérieurement au bornage sur l’emplacement de la limite séparative, alors l’action en bornage est irrecevable car dénuée d’utilité : la limite divisoire a été consacrée par les propriétaires.
Enfin, affirmer qu’une clôture ne peut « avoir le statut de borne », c’est oublier qu’« on peut planter des arbres ou une haie pour servir de bornes, creuser un fossé, élever un talus, un mur, etc. », autrement dit, par bornes on n’entend pas uniquement « des pierres plantées debout et enfoncées en terre aux confins de deux héritages » (C.-B.-M.Toullier, op. cit., n° 171).
Civ. 3e, 28 mars 2024, FS-B, n° 22-16.473
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