Plaidoiries au procès d’Éric Dupond-Moretti, « le procès de sa vie »

Jeudi 16 novembre, les deux avocats du garde des Sceaux, Rémi Lorrain et Jacqueline Laffont, ont plaidé la relaxe auprès de la Cour de justice de la République (CJR), estimant leur client n’avait pas engagé sa responsabilité pénale, faute d’intérêt personnel caractérisé et donc de prises illégales d’intérêts. Ils ont dénoncé une affaire « violente », un procès « difficile » et martelé qu’une « guerre » avait bien été menée à l’encontre du ministre depuis sa nomination, lui qui était « l’artiste des prétoires ». Le délibéré est prévu le 29 novembre à 15h.

21 témoins ont défilé pendant dix jours

Il est 9h30 quand Rémi Lorrain s’avance face à la Cour, et 12h15 quand Jacqueline Laffont se lève de son banc, ce dernier jour d’audience consacré aux plaidoiries du ministre de la Justice. Toutes les deux vont durer près de quatre heures – deux heures chacune – avec la promesse suivante : « nous répondrons à tout, nous ne laisserons rien passer ». Et de fait, toutes les hypothèses seront épluchées, analysées, décortiquées, tous les arguments de l’accusation démontés, y compris les points sous-entendus, les élucubrations laissées de côté, les raisonnements supposément absurdes. Un exercice quasi exhaustif mené avec rigueur et vigueur, de l’humour parfois, des sentiments, de la mauvaise foi aussi, des longueurs et cafouillages enfin, le président Dominique Pauthe ayant enjoint la défense à accélérer. La veille, le procureur général près la Cour de cassation Rémy Heitz et l’avocat général Philippe Lagauche avait requis un an de prison avec sursis pour prise illégale d’intérêts et laissé la question de l’opportunité de l’inéligibilité du garde des Sceaux aux juges.

À la barre avant les deux avocats de la défense, 21 témoins ont défilé pendant dix jours, parmi lesquels une ex- garde des Sceaux, un ancien Premier ministre, un préfet en exercice et d’éminentes personnalités du monde judiciaire, sans compter les 6 juges professionnels et les 24 parlementaires qui auront à juger la principale figure de ce procès, l’actuel ministre de la justice Éric Dupond-Moretti. Au total, « 50 personnes qui exercent des hautes fonctions réunies devant la CJR », souligne Rémi Lorrain, associé au sein du cabinet Maisonneuve, qui ouvre la séquence. D’emblée, l’avocat rappelle que cette juridiction d’exception aura à se prononcer sur l’existence d’une infraction pénale et non pas sur une faute disciplinaire. D’emblée, il placarde les « 12 violations du secret de l’instruction en 18 mois », les accès aux pièces et informations par les journalistes bien avant la défense qui aurait toujours refusé de répondre à leurs demandes, la « recherche de vérité » devenue « subsidiaire » face à « la recherche de publicité » – il aura souvent été question de séquences TV et d’articles de presse au cours de ce procès, certains éléments étant même intégrés parmi les 2 000 cotes du dossier. D’emblée, enfin, il cible le seul qui détiendrait « une vérité importante », le magistrat multicasquette François Molins, alors procureur général de la Cour de cassation et à ce titre décisionnaire des poursuites devant la CJR et président de la formation du CSM pour le parquet, également vice-président de l’École nationale de la magistrature (ENM). Celui qui aura déposé pendant son audition comme témoin « aussi longtemps que Monsieur le ministre », avec la volonté d’« humilier un homme ». La messe est dite

« L’inanité des poursuites est extraordinaire »

La veille, Rémy Heitz, le successeur de l’ennemi juré du ministre, avait distingué, dans son réquisitoire mené avec l’avocat général Philippe Lagauche, le conflit d’intérêt de la prise illégale d’intérêts, « un délit de prévention, d’obstruction, destiné à éviter la confusion entre les affaires publiques et privées ». Rémi Lorrain explique, lui, que la prise illégale d’intérêts doit être caractérisée par « une concomitance des intérêts » : « avoir concomitamment un intérêt personnel qui compromette un intérêt public dans le cadre d’un pouvoir d’administration ». Or, en l’espèce, le conseil ne voit rien qui puisse compromettre un intérêt public, si ce n’est l’apparence, l’interprétation, la morale : « le problème semble être la profession d’avocat pénaliste s’étant exprimé dans les médias », contre le juge « cow-boy » Levrault d’une part, et contre « la clique de juges qui s’autorisent tout » au parquet national financier (PNF) d’autre part, dans le cadre des deux affaires dans lesquelles l’ex-avocat avait porté plainte et pour lesquelles l’actuel garde des Sceaux avait à répondre devant la CJR (v. Dalloz actualité, 7 nov. 2023, obs. A. Bloch).

Me Lorrain égrène une liste d’« imprécisions », d’« inexactitudes », d’« incohérences » qui prouvent à quel point « l’inanité des poursuites est extraordinaire ». Par exemple, dans l’affaire Levrault, il est reproché au ministre de ne pas avoir arrêté l’enquête préliminaire en cours, « il lui sera reproché l’inverse ensuite », alors même que cette investigation fait suite à une autre plainte que celle qu’il avait déposée en tant qu’avocat. « J’ai eu l’impression au terme de ces deux semaines que l’accusation ne sait même plus pour quels motifs le ministre est accusé », commente l’avocat. Autre argument dénoncé : le garde des Sceaux « n’aime pas le PNF » auquel il aurait eu affaire dans tous ses dossiers, énumère son avocat qui rappelle que le PNF est « parmi les seuls 166 parquets à ne pas être compétent en matière criminelle », celle précisément dans laquelle son client a « excellé pendant 36 ans », au point d’avoir été « surnommé Acquittator ». Il évacue ainsi la thèse de la vengeance, tout en notant qu’à l’époque, au sein du PNF, les magistrats se détestent, « c’est un bijou (pour reprendre le terme utilisé deux jours plus tôt par un témoin, ndlr) que personne ne veut porter », plaisante-t-il dans un des rares moments drôles de cette semaine de procès.

« Ce procès c’est le procès de sa vie »

Un peu plus tard, il revient sur ses échanges tumultueux avec les syndicats de magistrats. « Ce qui va mettre le feu aux poudres, c’est son refus de suspendre l’inspection de fonctionnement » dans la même affaire du PNF, alors même que, relève-t-il, « cela a été dit ici, notamment par Stéphane Hardouin (conseiller justice du ministre) ce serait un acte illégal que d’intervenir ». Et d’interroger : « aurait-il dû commettre une infraction ce 7 juillet 2020 pour ne pas être poursuivi aujourd’hui ? ». Il insiste : « tout a été déclaré conforme au droit ». Rémi Lorrain en arrive aux suites données à cette inspection de fonctionnement et récuse les manœuvres qu’auraient fomenté le garde des Sceaux pour engager des poursuites disciplinaires envers les trois magistrats du PNF – tout de même cités nommément dans un communiqué du ministère un peu plus tard et Jacqueline Laffont dira que « la pression médiatique était énorme ». Sur le sujet, la défense ne contredit pas la version selon laquelle le ministre s’en serait ouvert aux membres du CSM autour de la très commentée réunion à l’Élysée du 15 septembre 2020. Toutefois, elle rappelle qu’Éric Dupond-Moretti se serait fondé sur la pré-analyse envoyée la veille au soir par son directeur des services judiciaires, Paul Huber – qui avait suggéré de poursuivre par une enquête administrative – et elle moque les différentes versions apportées par les membres du CSM pendant l’instruction et au cours des débats, avec notamment la fiche Bristol produite par François Molins, plusieurs mois après l’ouverture de l’information judiciaire. « L’évolution des accusations sur cette réunion en dit très long sur la déloyauté de l’autorité de poursuite », lâche le conseil. Il rappelle que « tous les témoins à cette barre nous ont dit que jamais Éric Dupond-Moretti n’avait donné d’instructions dans ce dossier ». Sa conclusion : « c’est un dossier de conflit de désintérêt ».

« Ce procès c’est le procès de sa vie. Il n’y en aura pas d’autre avant ni après », lance Jacqueline Laffont, une formule dont elle se doute qu’elle va être reprise dans les médias et rester dans l’esprit des parlementaires, des juges et des témoins, de toute l’assemblée qui l’écoute. De même, est restée dans les mémoires la formule de 1991 « responsable mais pas coupable » prononcée par Georgina Dufoix, l’un des ministres jugés puis relaxés par la CJR dans l’affaire du sang contaminé entre 1984 et 1986. Ce jeudi 16 novembre, la pénaliste et amie du garde des Sceaux va, comme son confrère, planter quelques éléments de décor introductifs : notamment autour de la personnalité de « celui qui fût la fierté de notre profession et dont ceux qui sont ici ne tarissaient pas d’éloges ». « Il était l’artiste des prétoires », connu pour ses « excès », « son sens de la justice », parfois « son impulsivité », mais jamais pour « des coups bas ». Elle tient à signaler qu’il est « présumé innocent » et que le pouvoir n’est pas de son côté mais bien de celui des juges. Elle reprendra même, à la fin, la célèbre citation de Montesquieu – « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » – en ciblant les institutions comme pouvant, elles aussi, faire un usage excessif du pouvoir. Elle rappelle une autre évidence « le droit de se défendre et d’être défendu » qui a pu être mis en cause, certains souhaitant éviter « une affaire dans l’affaire », d’autres dénonçant « des rideaux de fumée ». Immédiatement elle affirme « il n’y a pas de prise illégale d’intérêts », « la notion d’intérêt personnel est cruellement manquante », et pointe le caractère « un peu ridicule, un peu injustifié » des faits qui ne peuvent constituer une infraction. Le mot d’ailleurs reviendra souvent : « injuste ».

Un ministre « mal traité »

Un autre mot revient également, « guerre ». Celle déclarée à la presse par les syndicats de magistrats au moment de la nomination du ministre qui voyaient là « une déclaration de guerre à la magistrature». Elle sera bien « menée » à l’encontre d’Éric Dupond-Moretti, assure son avocate, y compris par des personnalités comme François Molins, en particulier lors de séquences politiques importantes annoncées dans le calendrier judiciaire. La rentrée solennelle du 11 janvier 2023 aurait ainsi été ternie par le communiqué du procureur général, trois jours plus tôt, annonçant avoir ouvert une information judiciaire à l’encontre du ministre, de même que l’aurait été l’annonce du budget le 29 septembre 2020 avec la tribune du même Molins et de Chantal Arens, alors première présidente de la Cour de cassation, tous deux s’émouvant d’un possible conflit d’intérêt du même ministre au sujet de l’enquête administrative déclenchée contre trois magistrats du PNF. « Encore un hasard ? », s’enquiert Jacqueline Laffont. « Qui peut dire qu’il n’y a pas eu de volonté de faire démissionner le ministre ? », lance-t-elle, évoquant une affaire « violente », un procès « difficile », un ministre « mal traité » et un droit à la maladresse et à l’erreur « à géométrie variable ». Le conseil conclura que, pour la défense, « les jours du ministre étaient comptés ». Or, celui-ci a toujours été maintenu. Elle conclut à l’absence de prise illégale d’intérêts, « Éric Dupond-Moretti n’aurait jamais dû être à cette place ».

Pendant toute la plaidoirie, et contrairement à son confrère qui s’était avancé à la barre, la grande avocate est restée dans le dos de son client, sur le banc de la défense, face aux juges. Elle leur a demandé de juger seulement le droit dans « l’ultime bataille de cette guerre menée contre Éric Dupond-Moretti ». Elle les a mis en garde contre la pression qu’ils ne manqueraient pas de subir : « il n’y a pas de bonne solution, il y en a de moins mauvaises. Si vous les relaxez, ce sera perçu comme la démonstration d’un corporatisme ’’tous pourris, tous copains, tous coquins’’. J’espère que vous saurez vous en dégager ». À présent, le président Dominique Pauthe s’adresse au prévenu : « avez-vous quelque chose à déclarer ? » Celui-ci, comme il l’a fait pendant tout le procès, se lève et s’avance jusqu’au pupitre des témoins. Il redresse les micros, se penche et dit « je n’ai rien à ajouter M. le président ». Il est 14h15, Éric Dupond-Moretti se retourne une dernière fois vers sa défense et étreint son avocate. Le délibéré sera rendu le 29 novembre à 15h.

 

© Lefebvre Dalloz