Police judiciaire : toujours contestée, la réforme de la police nationale de nouveau sous l’œil des parlementaires
Deux nouvelles missions d’information ont été lancées à l’Assemblée nationale et au Sénat, sur fond de grogne de magistrats et de policiers.
Et de deux ! Après le Sénat, qui avait lancé à l’automne le principe d’une nouvelle mission d’information sur le bilan, pour la filière investigation, de la réforme de la police nationale, c’est au tour de la commission des lois l’Assemblée nationale de lancer sa propre mission d’information ce jeudi 5 mars. Au Sénat, son homologue a également chargé les sénateurs Nadine Bellurot et Jérôme Durain, déjà auteurs d’un précédent rapport sur la question, de plancher sur le sujet durant le premier trimestre de l’année. « Les remontées de terrain montrent que les difficultés de la filière investigation ne sont pas résolues, loin de là, par la départementalisation des structures de la police nationale », déplorait à l’automne la présidente de la commission des lois, Muriel Jourda.
La réforme territoriale de la police nationale reste en effet très contestée. Comme le rappelait au Sénat à la fin novembre 2024 le nouveau directeur général de la police nationale, Louis Laugier, ce nouveau dispositif est entré en vigueur il y a plus d’un an, au 1er janvier 2024. « Il s’agit de la réforme la plus importante de la police nationale depuis 1966 », plaidait-il. Concrètement, il s’agit de placer tous les policiers d’un département sous l’autorité d’un unique directeur départemental, là où il existait plusieurs chefs (sécurité publique, police judiciaire, renseignement et police aux frontières). « Désormais, au niveau central comme territorial, tous les services judiciaires sont placés sous une même autorité qui assure le pilotage de la filière », la direction nationale de la police judiciaire, signalait également Louis Laugier au Sénat.
Premier bilan « pas favorable »
« À la mi-janvier 2025, dans son intervention lors de l’audience solennelle, le procureur général de la Cour d’appel de Versailles, Marc Cimamonti, déplorait cependant un premier bilan de la réforme « pas favorable ». Le magistrat rapportait par exemple des questionnements sur la capacité de la police judiciaire à faire face aux atteintes aux biens et aux atteintes aux personnes dans l’un des départements de son ressort. « Il y a des éléments positifs mais les objectifs de la réforme n’apparaissent pas atteignables », résumait-il. Et de souligner que la réforme se traduisait par « un repli départemental, au détriment d’un échange structuré d’information et d’une capacité d’action coordonnée au niveau supradépartemental ou régional, notamment pour faire face aux formes les plus organisées de délinquance. »
Un point de vue globalement partagé par les organisations syndicales de magistrats. « Fortement opposée » à la réforme, l’Union syndicale des magistrats (USM), qui demande toujours son retrait, a cependant des retours d’une « phase de rodage » sur le terrain « plutôt bienveillante ». L’USM s’inquiète notamment des « risques importants » autour de la saisine d’un service d’enquête par les magistrats et des choix pouvant être faits par le directeur départemental. « Pour l’instant, les consignes données aux directeurs départementaux sont de respecter autant que faire se peut ces demandes de saisines », remarque Aurélien Martini, secrétaire général adjoint de l’organisation syndicale. Pour autant, rappelle-t-il, sur le papier c’est le directeur départemental qui a la main sur le choix du service d’enquête.
« Dans certaines juridictions, le parquet ou le juge d’instruction désigne un service d’enquête et on lui répond que c’en est un autre, c’est une inversion problématique des rapports institutionnels », observe de son côté le Syndicat de la magistrature (SM), qui demande l’abrogation de cette réforme et le rattachement de la police judiciaire – une vieille revendication – à l’autorité judiciaire. « Il n’y a pas eu de bonne surprise avec cette réforme », poursuit Judith Allenbach, la présidente du SM. « À la désaffection déjà préexistante de la filière investigation, s’ajoutent des enquêteurs de police judiciaire qui sont désormais envoyés sur des opérations de sécurité publique de type "place nette", pour concentrer l’action policière sur la répression de la délinquance de voie publique au détriment des affaires les plus complexes. »
« Sans troupes, nous n’y arriverons pas »
« Le seul point positif, c’est que les services de pilotage ont quand même une meilleure vision du stock d’affaires en cours. Mais ce n’est pas complètement dû à cette réforme, » relève Yann Bauzin, le président de l’Association nationale de police judiciaire (ANPJ). Sur le fond, « tout ce que l’on avait annoncé se produit plus ou moins », poursuit-il. Et de pointer une « érosion lente des effectifs » et une priorité donnée à « l’ordre public ». « L’ancien système permet aux choses de continuer à tourner, mais c’est une inertie qui va disparaître à terme », ajoute-t-il. Et de souligner les limites de la logique de la départementalisation avec l’exemple du Sud-Est : alors que des gangs se font la guerre à Valence ou à Grenoble sur fond de trafics de stupéfiants, c’est Lyon qui est traditionnellement chargé de renforcer les services locaux d’investigation.
L’association de policiers espère désormais que la réforme soit à nouveau réexaminée par le législateur à l’occasion des débats sur la proposition de loi contre le narcotrafic. « Faire un parquet national anticriminalité organisée, c’est bien, mais sans troupes, nous n’y arriverons pas », observe Yann Bauzin. Au Sénat, l’ANPJ a ainsi poussé un amendement pour « associer les magistrats membres des juridictions interrégionales spécialisées territorialement compétentes au sein des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants ». « La première version du texte prévoyait que l’office antistupéfiants puisse devenir le chef de file au niveau de la police nationale pour le narcotrafic, finalement ce sera probablement la Direction nationale de la police judiciaire, on lui redonnera ainsi un rôle d’assemblier », espère Roger Vicot, l’un des trois rapporteurs de la commission des lois de l’Assemblée nationale.
Car même si l’organisation de la police nationale relève d’abord du réglementaire et non de la loi, ces débats doivent être « l’occasion de souligner la schizophrénie du législateur, qui veut spécialiser la justice » quand la police se déspécialise, confirme Judith Allenbach. « La justice, sans services d’enquête formés et en nombre suffisant, est désarmée, poursuit-elle. Cela suscite des inquiétudes très fortes, les magistrats des juridictions interrégionales spécialisées savent parfaitement que la réforme de la police est une catastrophe pour leurs missions. » Sans moyens d’ampleur, la création d’un parquet national anticriminalité ne serait alors « qu’une mesure cosmétique ou presque », avertit-elle également. Après l’examen du texte en commission des lois cette semaine, la proposition de loi sera étudiée en séance publique à partir du 17 mars.
par Gabriel Thierry, Journaliste
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