Possession et action en revendication : la preuve d’une possession viciée suffit

Il se déduit de la combinaison des articles 2261 et 2276 du code civil que la présomption de titre peut être invoquée par le possesseur pour faire obstacle à la revendication, soit de celui de qui il tient ses droits et cède alors devant la preuve contraire d’une détention précaire, soit de celui détenant un titre de propriété et cède alors devant la preuve d’une possession viciée. Le possesseur ayant reçu des œuvres par donation d’un prétendu dépositaire peut voir sa possession remise en cause faute de publicité sans qu’il ne puisse invoquer l’absence de preuve du dépôt des œuvres chez l’auteur de sa possession.

Un artiste (Monsieur E. M.) avait confié de son vivant divers travaux d’encadrement, contre-collage, emballage et transport de ses œuvres à Monsieur T. G. Ce dernier décède en 1985 et sa fille, Madame A. G., a repris à sa suite la direction des établissements G. Elle a eu ultérieurement pour voisins les époux DM, auxquels elle a remis des œuvres de Monsieur E. M. En 2007, les époux DM concluent avec Monsieur D., marchand d’art, des mandats ayant pour objet la vente d’œuvres de Monsieur E. M. en leur possession.


Le 21 mai 2008, les héritiers de Monsieur R. M., fils de Monsieur E. M., faisant valoir que l’ensemble de ces œuvres appartenaient à Monsieur R. M, ont déposé une plainte contre X pour abus de confiance, complicité et recel d’abus de confiance. Le 21 mars 2009, Madame A. G. est décédée. Le 10 septembre 2015, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a confirmé l’ordonnance de non-lieu rendue le 10 mars 2014 par le juge d’instruction. Le 15 juin 2015, Monsieur DM est décédé. Le 13 décembre 2016, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par les consorts M. contre cet arrêt.


Le 27 juillet 2018, les consorts M. ont assigné la veuve DM en revendication afin d’obtenir la restitution de quarante-quatre œuvres de Monsieur E. M. Les juges de première instance (TJ Fontainebleau, 20 mai 2020) ont fait droit aux demandes des consorts M. considérant que la veuve DM ne justifiait pas d’une possession utile au sens des articles 2261 et 2276 de code civil sur les œuvres revendiquées par les héritiers de de Monsieur R. M. et que celle-ci ne pouvait se prévaloir des dispositions de l’article 2276 du code civil pour revendiquer la propriété des œuvres. Les juges ont ainsi condamné Madame DM à restituer les œuvres sous peine d’astreinte provisoire. La veuve DM interjette appel et la juridiction de second degré (Paris, 5 oct. 2022, n° 20/09820) déboute les consorts M. de leur action en revendication. Sur l’action en revendication, la cour d’appel rappelle que l’article 2276 du code civil énonce qu’en fait de meubles, la possession vaut titre. Aussi, elle considère qu’il appartient aux consorts M. d’établir que les quarante-quatre œuvres visées dans l’affaire proviennent d’un dépôt. La cour relève que les consorts M. ne produisent aucun acte de dépôt ni aucune pièce de nature à démontrer le dépôt allégué pour les œuvres revendiquées. Par ailleurs, elle rappelle qu’aux termes de l’article 2274 du code civil, la bonne foi est toujours présumée et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver. Ainsi, elle souligne qu’il appartient aux consorts M. de démontrer que la veuve avait connaissance de ce que Madame A. G. n’était pas la légitime propriétaire des œuvres qu’elle lui a données. La cour d’appel a ainsi rejeté leur action en revendication. Les consorts M. forment un pourvoi qui est accueilli par la première chambre civile de la Cour de cassation. La Haute juridiction était invitée à dire si l’exigence de prouver l’existence d’un dépôt était requise lorsque l’action en revendication est intentée contre un tiers possédant les œuvres litigieuses et prétendant tirer ses droits d’un prétendu dépositaire.


La Cour, au visa des articles 2261 et 2276 du code civil, répond par la négative et censure la cour d’appel. Elle rappelle les règles posées par ces deux textes. Selon le second, il est acquis qu’en fait de meuble, la possession vaut titre. Selon le premier, la possession doit être continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire. La première chambre civile procède ensuite en deux temps.

D’abord, elle déduit de ces textes « que la présomption de titre peut être invoquée par le possesseur pour faire obstacle à la revendication, soit de celui de qui il tient ses droits et cède alors devant la preuve contraire d’une détention précaire, soit de celui détenant un titre de propriété et cède alors devant la preuve d’une possession viciée ».

Ensuite, elle relève que la cour d’appel, pour rejeter l’action en revendication et ouvrir droit en conséquence à la restitution des œuvres à la veuve DM, avait retenu qu’il appartient aux demandeurs à cette action d’établir que les œuvres en cause ont fait l’objet d’un dépôt et qu’ils échouent à en rapporter la preuve. Cependant la Cour de cassation considère que la motivation des juges du fond est inopérante puisque « le litige n’opposait pas les revendiquants au prétendu dépositaire mais à un tiers prétendant tirer ses droits de ce dernier ». Elle souligne que la cour d’appel « avait retenu que la possession de [Madame DM] était viciée, en l’absence de publicité, et que les consorts M. revendiquaient la propriété des œuvres en qualité d’héritiers ». Aussi, elle considère que l’action en revendication de ces derniers doit être accueillie et renvoie l’affaire devant la Cour d’appel de Paris autrement composée.


La solution est, somme toute, cohérente même si les faits rendent la première lecture de la décision confuse. Deux mécanismes jouaient dans l’affaire. D’abord, la détention des œuvres entre les mains de Monsieur T. G, puis de sa fille Madame A. G., qui dirigeaient les établissements G. Ensuite, la possession desdites œuvres par les époux M. qui avaient reçus ces dernières par dons des mains de Madame A. G. Toute l’ambiguïté ici résidait dans la stricte séparation entre les deux mécanismes ne jouant ni sur le même plan, ni entre les mêmes personnes. En effet, les consorts M. ne sont pas parvenus à prouver que les œuvres avaient été entre les mains de Madame A. G par le jeu d’un dépôt (et non au titre d’un don ou d’un paiement) mais cette preuve n’est nécessaire que pour démontrer la qualité de détenteur précaire de l’entreprise (les établissements G.). Cette preuve n’a pas lieu d’être à l’égard d’une action contre le tiers possesseur qui allègue tenir ses droits du prétendu dépositaire. Il fallait à l’endroit du possesseur se placer sur le terrain des règles de la possession. Or les juges du fond avaient établi que la possession des époux M. n’était pas utile. En effet, les juges du fond avaient relevé que les œuvres avaient été stockées dans une chambre d’ami, ni encadrées, ni exposées, ni même assurées. Ainsi, la cour d’appel relève que la possession des époux M., puis de la veuve M., n’était pas publique et, partant, était viciée. Cette démonstration suffit à elle seule à faire obstacle aux droits des possesseurs. Rendant à César ce qui lui revient, la Cour de cassation vient ordonner les exigences propres à chaque mécanisme et invite les juges du fond à réexaminer l’action en revendication des héritiers.

 

Civ. 1re, 15 mai 2024, FS-B, n° 22-23.822

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