Pourquoi le fichier de traitement des antécédents judiciaires suscite toujours des critiques
La CNIL vient de faire un rappel à l’ordre et une injonction à se mettre en conformité, adressés aux ministères de l’Intérieur et de la Justice, au sujet du fichier du traitement des antécédents judiciaires. Une décision guère étonnante, les problèmes autour de ce fichier étant un vieux serpent de mer.
Pas vraiment de surprise : pour les spécialistes des fichiers de police, le rappel à l’ordre et l’injonction à se mettre en conformité d’ici le 31 octobre 2026 prononcés contre les ministères de l’Intérieur et de la Justice par la CNIL, le gardien français des données personnelles, à propos du fichier de traitement des antécédents judiciaires (TAJ), n’ont rien de surprenant. Et pour cause : comme le signale l’Autorité administrative indépendante elle-même, la problématique est ancienne. Ce qui a d’ailleurs poussé l’institution présidée par Marie-Laure Denis à rendre publique cette décision, une autre façon de faire bouger les choses.
« C’est une décision bienvenue », salue Thibaut Spriet, secrétaire national du syndicat de la magistrature. « Les défaillances pointées montrent la gravité du déni autour de ce fichier, qui est un outil au cœur de l’action quotidienne de la police mais qui n’est pourtant majoritairement pas à jour », poursuit-il. « Je ne suis pas surpris par le constat de la CNIL, car les difficultés sont très anciennes, mais plus par son ton : elle aurait pu choisir de ne pas rendre cette décision publique, de la limiter à un seul ministère [l’Intérieur et la Justice avaient contesté la responsabilité conjointe du traitement, renvoyant de concert celle-ci à la Place Beauvau] et de se limiter à un rappel à l’ordre », détaille également le maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Bordeaux-Montaigne, Yoann Nabat.
24 millions de fiches
Prononcés le 17 octobre et signalés le mercredi 6 novembre 2024 à l’issue d’une procédure de contrôle initiée en janvier 2022, le rappel à l’ordre et l’injonction de la CNIL portent sur la mauvaise gestion du traitement des antécédents judiciaires par Beauvau et Vendôme. Ce fichier de police judiciaire obèse, avec 103 millions d’affaires répertoriées et 24 millions de fiches pour les personnes physiques mises en cause, est central pour les policiers et les gendarmes. Celui qui a succédé il y a plus de dix ans au STIC (Système de traitement des infractions constatées) et au JUDEX (Système judiciaire de documentation et d’exploitation), recense en effet des informations relatives aux victimes et mis en cause dans le cadre d’enquêtes pénales. « C’est un premier outil de travail utilisé en début d’enquête, mais on sait qu’il faut aller au-delà car il peut y avoir des erreurs », observe Thierry Clair, le secrétaire général du syndicat UNSA Police.
Outre l’absence d’information des personnes concernées et l’absence de prise en compte de leurs droits, la CNIL déplore que le fichier conserve toujours des données inexactes ou incomplètes. Alors que ces dernières devraient « être rectifiées lors d’une requalification judiciaire » et effacées par principe en cas de décision de relaxe ou d’acquittement », sauf demande contraire du ministère public. « Or, de nombreux parquets ne transmettent pas automatiquement au gestionnaire les décisions de relaxe, d’acquittement, de non-lieu et de classement sans suite, regrette la CNIL. Cette absence peut avoir des conséquences concrètes et graves pour les personnes, notamment parce qu’elle peut influer la conclusion d’enquêtes administratives préalables à l’exercice d’une profession ou à l’admission à se présenter à un concours de la fonction publique. »
Dans sa délibération, la CNIL relève que les travaux d’interconnexion des fichiers Cassiopée et TAJ, qui pourraient permettre l’automatisation de cette transmission, « n’ont pas abouti et se heurtent toujours à des difficultés techniques ». Une interconnexion pourtant prévue pour… 2014, signalait le gardien des données personnelles dans un précédent rapport de 2013, qui se penchait déjà sur le problème de l’exactitude des données dans les fichiers d’antécédents. Depuis le mois de février, une expérimentation autour d’une mise à jour automatisée est désormais en cours au Tribunal judiciaire de Châteauroux. Mais sans qu’il ne puisse pour le moment être envisagé une généralisation « de ces échanges inter-applicatifs », admettent les ministères de l’Intérieur et de la Justice. Cette interconnexion « peut être tentante mais elle pose toutefois la question de l’accès aux fichiers de justice », rappelle cependant Thibaut Spriet.
« Pas les moyens de sa responsabilité »
Reste qu’il y a urgence. Selon le propre décompte du ministère de la Justice, plus d’un million de décisions auraient pu donner lieu à des mises à jour du fichier, pour environ 300 000 décisions seulement bien prises en compte. « Le ministère de la Justice apparaît totalement démissionnaire sur le sujet, même s’il n’a malheureusement pas les moyens de sa responsabilité autour de la rectification des fiches, résume le secrétaire national du syndicat de la magistrature. On voudrait par exemple au contraire mieux connaître l’activité du magistrat national référent et comment il peut être saisi. » Pour sa défense devant la CNIL, le ministère de la Justice a mis en avant la diffusion d’une dépêche en décembre 2022, la création d’un réseau de référents et la modification des trames des « fiches navettes », ces documents informant la police et la gendarmerie d’une décision judiciaire.
Une transmission de fiches pourtant qualifiée de « peu fiable » dans le rapport annuel d’activité du fichier pour l’année 2021, consulté par la CNIL. « Lors de mon travail sur ma thèse sur les fichiers de police et de justice [soutenue en juin 2023], on me parlait déjà de l’entassement des fiches navettes, signale également Yoann Nabat. Malgré toute la bonne volonté qui peut exister, ce n’est pas par définition une priorité pour des services de police ou de gendarmerie débordés. » Des problèmes de fiabilité qui deviennent aigus à cause de l’utilisation du fichier de traitement des antécédents judiciaires pour les enquêtes administratives, relève l’universitaire, à l’instar de la CNIL. Il faudrait au contraire « utiliser ce fichier avec parcimonie, en restreignant son champ et en écartant les petites infractions commises sur la voie publique », préconise-t-il.
CNIL, délib. n° SAN-2024-017, 17 oct. 2024
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