Pouvoir d’audition des agents des douanes hors du cadre judiciaire

Indépendamment de la réforme du 27 mai 2014, les agents des douanes peuvent, lorsqu’ils procèdent à un contrôle ou une enquête, réaliser des auditions s’ils ne recourent pas à des mesures coercitives et s’ils respectent les droits de la défense.

Invitée à résoudre une divergence d’appréciation entre les chambres criminelle et commerciale, la chambre mixte de la Cour de cassation a jugé que les agents de l’administration des douanes, lorsqu’ils agissent hors de leurs prérogatives judiciaires, peuvent recueillir des personnes visées par leurs investigations, en dehors de toute contrainte et dans le respect des droits de la défense, les renseignements et déclarations, spontanées ou en réponse à leurs questions, en lien avec l’objet de leur contrôle ou enquête.

Rappel des faits et éléments de procédure

Spécialisée dans l’importation de vitamines destinées à l’alimentation animale, l’une des filiales d’un groupe industriel chinois a été visée par un contrôle douanier, entre septembre 2011 et juin 2012. Reposant essentiellement sur des communications de documents, telles que prévues par l’article 65 du code des douanes, ces opérations ont donné lieu à l’audition de plusieurs représentants de la société, comme l’ont confirmé les procès-verbaux alors dressés.

Après avoir relevé des positions tarifaires litigieuses, l’administration des douanes a adressé un avis de résultat d’enquête, des suites duquel, suivant observations en réponse de la société, un procès-verbal d’infractions a été notifié pour fausses déclarations d’espèces et de valeur de marchandises importées, correspondant à 585 532 € de droits de douane éludés.

L’arrêt commenté concerne le pourvoi dirigé contre la décision civile de la cour d’appel, ayant prononcé sur la contestation de l’avis de mise en recouvrement émis par l’administration. En parallèle, suivant poursuites pénales engagées à l’encontre de la société et de son dirigeant, le tribunal de police a décidé de surseoir à statuer, dans l’attente de l’issue du contentieux civil.

Saisie du pourvoi de la société, la chambre commerciale a ordonné le renvoi de l’affaire en chambre mixte. Composée de la première chambre civile, de la chambre commerciale et de la chambre criminelle, la formation de jugement s’est spécialement interrogée sur les pouvoirs d’audition des agents des douanes lorsque ceux-ci n’agissent pas en vertu de leurs prérogatives judiciaires.

Pouvoirs conférés aux agents des douanes et répartition juridictionnelle

Pour rappel, les agents de l’administration des douanes disposent de pouvoirs de contrôle à caractère administratif (dont notamment : droit de visite général, droit de visite des locaux et lieux à usage professionnel, droit de contrôle des envois postaux, ou encore droit de communication), mais également de prérogatives judiciaires spécifiques (en cas de soupçon préalable ou de flagrance d’infractions douanières, sur réquisitions du procureur de la République ou sur commission rogatoire d’un juge d’instruction par application des dispositions de l’art. 28-1 c. pr. pén.).

Les procédures ainsi menées aboutissent sur une compétence juridictionnelle bipartite, régie par les dispositions des articles 356 à 357 bis du code des douanes : d’une part, les juridictions pénales sont compétentes pour connaître des infractions douanières ; d’autre part, les juridictions civiles sont compétentes pour connaître des contestations concernant les créances exigées par l’administration.

Pour reprendre les mots de Mme Agostini, conseillère rapporteuse devant la Cour de cassation, les investigations douanières ont donc un double objet et, selon les suites qui leur sont réservées, leur régularité peut être appréciée, par les juridictions répressives et par les juridictions civiles, au regard de leur office respectif.

Au cas de l’espèce, le pourvoi a donc été dirigé contre un arrêt civil (prononçant sur un remboursement de créance) des suites d’un contrôle administratif (visant à s’assurer du respect de la nomenclature douanière, notamment à travers la communication de documents).

Divergence d’appréciation entre la chambre criminelle et la chambre commerciale

De manière unanime, les jurisprudences du Conseil constitutionnel (Cons. const. 27 janv. 2012, n° 2011-214 QPC, Dalloz actualité, 2 févr. 2012, obs. X. Delpech ; D. 2012. 449, point de vue C.-J. Berr  ; AJ pénal 2012. 167, obs. G. Roussel ), de la chambre criminelle (Crim. 5 déc. 2018, n° 18-90.028) et de la chambre commerciale (Com. 8 oct. 2002, n° 01-01.630 P) admettent que les agents des douanes ne disposent pas d’un « pouvoir général d’audition » dans le cadre du droit de communication de l’article 65.

L’instruction du pourvoi a toutefois permis d’établir que ces agents ont toujours mené des auditions – dites « simples » –, dont la légalité de principe ne paraît pas avoir été contestée avant une période relativement récente. C’est ainsi que cette absence de « pouvoir général d’audition » n’a jamais paru interdire d’auditionner des personnes dans la stricte limite de l’objet du contrôle douanier.

Non explicitement prévu par les textes, ce pouvoir « d’audition simple » résulterait de l’article 334 du code des douanes, lequel prévoit notamment que les résultats des contrôles opérés en vertu de l’article 65 « et, d’une manière générale, ceux des enquêtes et interrogatoires effectués par les agents des douanes » sont consignés dans les procès-verbaux de constat.

Au visa de ce texte, la jurisprudence de la chambre commerciale en a déduit que les agents des douanes bénéficiaient du droit de mener des auditions en rapport avec l’objet de leurs contrôle et enquête (Com. 8 nov. 2017, n° 14-15.569). Pour sa part, la chambre criminelle a initialement adopté une position concordante, en admettant l’existence d’un pouvoir d’enquête autonome reposant sur le seul fondement de l’article 334 (Crim. 19 oct. 1995, n° 94-80.717 P) – étant observé que le sommaire de cette décision évoquait spécifiquement la faculté de mener des interrogatoires. En outre, comme le relevait le rapport de la conseillère rapporteuse, la chambre criminelle avait également pu retenir la validité de procès-verbaux renfermant de tels types d’audition (Crim. 28 mars 1994, n° 93-82.149 ;  20 oct. 2004, n° 04-80.827).

Reste que, depuis peu, la chambre criminelle juge désormais que l’article 334 ne concerne en réalité que le formalisme sous lequel doivent être consignés les résultats des investigations, ce dont elle a déduit que, lorsqu’ils exercent un droit de communication, les douaniers ne peuvent recueillir que des déclarations spontanées relatives aux éléments communiqués (Crim. 9 nov. 2022, n° 21-85.747, Dalloz actualité, 16 nov. 2022, obs. D. Goetz ; AJ pénal 2023. 40, obs. V. Courcelle-Labrousse  ; Rev. sociétés 2023. 172, note G. de Bellescize et A. Mailhos  ; RSC 2023. 573, obs. S. Detraz ).

Cette évolution jurisprudentielle est à l’origine de la réunion de la chambre mixte, dès lors que la solution apportée à cette divergence devait prendre en considération les éventuelles spécificités et répercussions devant les juridictions civiles et pénales.

La réforme de 2014 ayant introduit le régime de l’audition libre

Visée par un contrôle douanier entre 2011 et 2012, la société demandeuse au pourvoi s’appuyait a fortiori sur une réforme de 2014, pour soutenir que, avant l’entrée en vigueur de l’article 67 F du code des douanes, les agents ne disposaient donc d’aucun pouvoir d’audition ou d’interrogatoire, sauf lorsqu’ils agissaient en tant que douane judiciaire.

Pour rappel, la loi n° 2014-535 du 27 mai 2014 portant transposition de la directive 2012/13/UE du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, avait introduit le régime d’audition libre, afin d’offrir des garanties procédurales à la personne entendue, hors de toute contrainte, lorsqu’il existe à son encontre des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction (C. pr. pén., art. 61-1).

L’article 12 de cette même loi avait également créé un article 67 F du code des douanes qui rendait applicable le régime de l’audition libre au cours d’une enquête douanière, par renvoi aux dispositions de l’article 61-1.

Au cas de l’espèce, la chambre mixte s’oppose à ce raisonnement : pour les raisons précédemment évoquées, elle affirme qu’il ne saurait être considéré, qu’antérieurement à l’entrée en vigueur de cette loi, les auditions réalisées par les agents des douanes en lien avec l’objet de leurs investigations auraient été prohibées.

Validation de la pratique douanière par la chambre mixte

Pour la Cour de cassation, l’effet utile des dispositions susvisées « commande que les agents des douanes puissent, pour l’efficacité des contrôles et enquêtes, procéder à des auditions en lien avec l’objet de ceux-ci, sous réserve qu’ils n’exercent pas un pouvoir de contrainte ».

C’est ainsi que, « indépendamment de l’adoption de la loi du 27 mai 2014, les agents de l’administration des douanes, lorsqu’ils n’agissent pas en qualité d’agents de la douane judiciaire, tiennent des dispositions de l’article 334 la faculté de recueillir des personnes concernées par leurs contrôle et enquête, en dehors de toute mesure de contrainte et dans le respect du principe des droits de la défense, les renseignements et déclarations, spontanées ou en réponse aux questions posées, en lien avec l’objet de leurs contrôle et enquête ».

La Cour rappelle ici que, sous le contrôle du juge compétent, les droits de la défense doivent nécessairement être respectés. En effet, si l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme n’a pas vocation à s’appliquer aux contentieux fiscal et douanier (CEDH 12 juill. 2001, Ferrazzini c/ Italie, n° 44759/98, AJDA 2001. 1060, chron. J.-F. Flauss  ; 13 janv. 2005, Emesa Sugar c/ Pays-Bas, n° 62023/00), reste que le respect des droits de la défense s’impose tant sur le fondement de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que sur celui des articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (qui garantissent le respect des droits de la défense ainsi que du droit à un procès équitable dans le cadre de toute procédure juridictionnelle).

Au cas de l’espèce, les auditions critiquées avaient visé, hors de toute contrainte, des personnes représentant la société : les réponses apportées aux questions posées par les douaniers avaient été consignées dans les procès-verbaux de constat, sans observation particulière des intéressées après relecture et signature – le lien des auditions avec l’objet du contrôle n’ayant pas même été contesté.

Partant, le moyen de cassation a donc été écarté.

Considérations pratiques

En l’état, il faudrait donc retenir que les agents des douanes peuvent, lorsqu’ils procèdent à un contrôle ou une enquête, réaliser des auditions « simples », à condition de ne pas recourir à des mesures coercitives et de respecter les droits de la défense.

Dès lors qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner que la personne auditionnée a commis ou tenté de commettre une infraction, cette dernière ne pourrait être entendue sur ces faits, hors coercition, qu’après la notification des informations prévues à l’article 61-1 du code de procédure pénale (C. douanes, art. 67 F) – c’est-à-dire celles relatives à l’audition libre d’un suspect.

En dernière analyse, les avocats ont certainement une place prépondérante à revendiquer, dès le stade du contrôle douanier, aux côtés de leurs clients. En effet, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision précitée, « si ces dispositions ne prévoient pas que la personne intéressée peut bénéficier de l’assistance d’un avocat, elles n’ont ni pour objet ni pour effet de faire obstacle à cette assistance ». Cette analyse est parfaitement illustrée par le cas d’espèce, dès lors que la société avait été assistée par le défenseur de son choix au cours du contrôle – en l’occurrence, un « consultant externe en matière de douanes », qui aurait tout à fait pu être, le cas échéant, un avocat, ainsi que l’a rappelé la première avocate générale au cours de son avis oral.

Pour conclure, relevons que l’issue du contentieux civil ne préjuge pas nécessairement de l’issue du contentieux pénal, dès lors que la chambre criminelle considère, jusqu’ici, que la régularité de la procédure douanière peut être appréciée différemment par les juridictions civiles et pénales (Crim. 9 nov. 2022, n° 21-85.747, préc.).

Pour aller plus loin : audience filmée du 1er mars 2024 devant la Cour de cassation

 

Cass., ch. mixte, 29 mars 2024, B+R, n° 21-13.403

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