Précisions procédurales sur l’article 1843-4 du code civil
Le règlement des difficultés pouvant survenir lors de l’évaluation opérée par un expert désigné sur le fondement de l’article 1843-4 du code civil ressort du pouvoir exclusif du président de juridiction ayant désigné cet expert en tant que juge chargé du contrôle de l’exécution de l’évaluation, sur le fondement conjoint de cet article et de l’article 167 du code de procédure civile. Il s’en infère que ce pouvoir n’appartient pas à la juridiction des référés saisie en application des articles 834 et 835 du code de procédure civile. La convocation de l’article 167, spécifique aux mesures d’instruction, interroge quant à la portée de cette référence.
L’article 1843-4 du code civil prévoit que, sur renvoi de la loi ou des statuts, en cas de contestation et à défaut d’accord des parties, la valeur des droits sociaux faisant l’objet d’une cession par un associé ou d’un rachat par la société est déterminée par un « expert » désigné « par jugement du président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent, statuant selon la procédure accélérée au fond », lequel est donc investi d’un pouvoir exclusif à cet égard (et non d’une compétence exclusive, comme il peut être lu ici ou là).
Expertise de l’article 1843-4 et pouvoir de juridiction
Selon la formule consacrée, « le pouvoir de désigner un expert chargé de l’évaluation des droits sociaux en vertu des dispositions de l’article 1843-4 du code civil, appartient au seul président du tribunal » et non au tribunal lui-même (Com. 9 févr. 2010, n° 09-10.800, Rev. sociétés 2010. 95, obs. A. Lienhard
; ibid. 194, obs. P. Roussel Galle
; Civ. 3e, 28 mars 2012, n° 10-26.531, Dalloz actualité, 6 avr. 2012, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés 2012. 363, note J. Moury
). Il en est de même pour la cour d’appel (Civ. 1re, 7 oct. 2015, n° 14-20.696, Dalloz actualité, 29 oct. 2015, obs. R. Mésa ; AJ fam. 2015. 684, obs. N. Levillain
; Com. 30 nov. 2004, n° 03-15.278, D. 2005. 81
; ibid. 2950, obs. J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles
), et ce, même si les parties ont convenu de la mise en œuvre de l’article 1843-4 pour une cession portant sur d’autres droits que des titres sociaux (Com. 30 nov. 2004, n° 03-13.756, D. 2005. 81, et les obs.
; ibid. 2950, obs. J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles
; RTD com. 2005. 124, obs. M.-H. Monsèrié-Bon
). A fortiori, la cour d’appel ne peut pas fixer elle-même ce prix (Civ. 1re, 25 nov. 2003, n° 00-22.089, D. 2003. 3053
, obs. A. Lienhard
; Rev. sociétés 2004. 93, note Y. Chartier
; RTD civ. 2004. 308, obs. P.-Y. Gautier
; RTD com. 2004. 116, obs. M.-H. Monsèrié-Bon
). Reste que ce principe ne fait « pas obstacle à ce que l’actualisation du rapport soit confiée au même expert, en cause d’appel, par le conseil de la mise en état (Civ. 1re, 9 déc. 2010, n° 09-10.141, Dalloz actualité, 15 déc. 2010, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés 2011. 339, note J. Moury
).
Un tempérament notable à cette règle existe en matière d’arbitrage. Dans la mesure où « le caractère d’ordre public de l’article 1843-4 du code civil n’exclut pas l’arbitrabilité du litige » et où le tribunal arbitral a préséance pour statuer tant sur le fond que sur son propre pouvoir juridictionnel, sauf clause manifestement inapplicable ou nulle (C. pr. civ., art. 1448 et 1465), « la circonstance que cette clause accorde aux arbitres le pouvoir de procéder eux-mêmes à cette évaluation et de trancher le litige, contrairement au pouvoir de l’expert nommé en application de l’article 1843-4 du code civil d’évaluer sans trancher, ne la rend pas manifestement inapplicable ou nulle » (Com. 10 oct. 2018, n° 16-22.215, Dalloz actualité, 25 oct. 2018, obs. X. Delpech ; D. 2019. 235
, note J. Moury
; ibid. 2020. 118, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau
; AJ contrat 2018. 541, obs. J.-B. Tap
; RTD civ. 2018. 886, obs. H. Barbier
; RTD com. 2018. 940, obs. A. Lecourt
; ibid. 959, obs. J. Moury
).
Le principe connaît une manifestation particulière s’agissant des procédures de référé.
Expertise de l’article 1843-4 et juridiction des référés
Dans le prolongement des éléments ci-dessus rappelés, il est fermement et régulièrement rappelé par la Cour de cassation que la désignation d’un expert sur le fondement de l’article 1843-4 est exclue des attributions du juge des référés.
L’amalgame, régulièrement commis, procède sans doute de deux causes. D’une part, il est vrai que, dans les deux cas, la tâche échoit au président de la juridiction, qu’il s’agisse d’ailleurs du tribunal judiciaire (C. pr. civ., art. 834 et 835) ou du tribunal de commerce (C. pr. civ., art. 872 et 873). D’autre part, et c’est une erreur plus condamnable, il arrive à certains praticiens – avocats et juges – de confondre « en référé » et « en la forme des référés ». Il se trouve que, jusqu’à l’ordonnance n° 2019-738 du 17 juillet 2019, l’article 1843-4 prévoyait que l’expert était désigné « par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés », cette réforme ayant renommé cette voie en « procédure accélérée au fond ».
Indépendamment de son nom, le référé et la procédure « en la forme des référés » ne se confondent pas, comme en témoignent désormais les articles 839 et 481-1 du code de procédure civile. Le changement de dénomination est salutaire à cet égard.
Toujours est-il que le juge des référés – notamment lorsqu’il est saisi pour ordonner une expertise au sens des articles 143 et suivants du code de procédure civile – qui procède à la désignation d’un expert sur le fondement de l’article 1843-4 commet un excès de pouvoir (Com. 15 févr. 2023, n° 21-18.548 ; Civ. 1re, 12 juill. 2012, n° 11-18.453, Dalloz actualité, 23 juill. 2012, obs. A. Lienhard ; D. 2012. 2786, note B. Brignon et E. d’Esparron
; RTD com. 2012. 577, obs. M.-H. Monsèrié-Bon
). Ainsi, si un président de tribunal de commerce commet « une erreur grossière de procédure » en statuant en référé alors qu’il a valablement été saisi conformément aux dispositions de l’article 1843-4, cette erreur est bien constitutive d’un excès de pouvoir et sa décision est susceptible d’un recours-nullité (Com. 7 mars 2018, n° 16-25.197, RTD com. 2018. 695, obs. A. Lecourt
).
Le cas particulier des sociétés de médecins doit être ici évoqué. Il se trouve que l’article R. 4113-51 du code de la santé publique prévoit que, en cas de difficultés pour évaluer le prix de cession ou de rachat des parts sociales, ce prix « est fixé à la demande de la partie la plus diligente par le président du tribunal judiciaire statuant en référé ». Au-delà de leur parenté, on perçoit la double différence entre cette disposition et l’article 1843-4 : le président statue cette fois-ci en référé, et non pas pour désigner un expert mais pour fixer lui-même le prix. Or, si le spécial déroge au général, la Cour de cassation fait prévaloir l’article 1843-4 dès lors que le juge saisi s’écarte de la lettre de l’article R. 4113-51. En effet, si le juge des référés est investi du pouvoir de fixer lui-même le prix de cession des parts sociales d’une société civile professionnelle de médecins en vertu de l’article R. 4113-51, dès lors qu’il commet un expert à cette fin en dehors de la procédure prévue par l’article 1843-4, il n’a plus le pouvoir de fixer ce prix (Civ. 1re, 9 avr. 2014, n° 12-35.270, D. 2014. 927
). Et la Haute juridiction de confirmer cette position dans l’hypothèse où c’est un tribunal (et non son président) qui ordonne la mesure d’expertise (Civ. 1re, 25 nov. 2015, n° 14-14.003, Dalloz actualité, 4 déc. 2015, obs. R. Mésa ; D. 2016. 531
, note G. Casu
).
Toujours est-il que ces principes concernent le pouvoir de désigner l’expert, et ne disent rien du règlement des difficultés que peut rencontrer cet expert dans son office. C’est ici l’apport de l’arrêt sous commentaire, qui étend ce pouvoir exclusif à cet aspect, en le déniant ainsi au juge saisi en référé sur le fondement des articles 834 et 835 du code de procédure civile. En l’espèce, l’évaluation portait sur les parts d’une société civile immobilière qui refusait que l’expert pénètre dans l’immeuble qu’elle détenait, ce pourquoi il était sollicité du juge des référés qu’il « autorise l’expert à pénétrer dans les appartements de l’immeuble » ; sous réserve de la formulation exacte des demandes, il est permis de se demander si la solution aurait été la même avec, par exemple, une demande d’injonction sous astreinte à destination de la société.
Cet arrêt du 3 octobre 2024 renforce donc le pouvoir juridictionnel du juge visé par l’article 1843-4, restant toutefois à préciser que l’étendue de ce pouvoir connaît tout de même certaines limites, en ce qu’il n’entre pas dans les attributions du président de juridiction de déterminer ou d’apprécier la validité des statuts ou de la convention applicables (Com. 7 juill. 2021, n° 19-23.699, Dalloz actualité, 23 juill. 2021, obs. X. Delpech ; D. 2021. 1757
, note A. Couret
; ibid. 2262, chron. S. Barbot, C. Bellino et C. de Cabarrus
; RTD com. 2021. 860, obs. J. Moury
; 25 mai 2022, n° 20-18.307, Dalloz actualité, 31 mai 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 1037
; Rev. sociétés 2022. 534, note A. Reygrobellet
; RTD com. 2022. 793, obs. A. Lecourt
). En revanche, en statuant expressément sur le fondement de l’article 167 du code de procédure civile, la Cour de cassation semble établir un lien entre expertise de l’article 1843-4 du code civil et mesures d’instruction au sens des articles 143 et suivants du code de procédure civile et soulève ainsi certaines questions.
Expertise de l’article 1843-4 et mesures d’instruction
Selon cet article 167, « les difficultés auxquelles se heurterait l’exécution d’une mesure d’instruction sont réglées, à la demande des parties, à l’initiative du technicien commis, ou d’office, soit par le juge qui y procède, soit par le juge chargé du contrôle de son exécution » – en l’occurrence, en application de l’article 155, ces juges sont a priori les mêmes personnes.
On sait que, comme pour l’expertise de l’article 1843-4, le contrôle des difficultés survenant dans l’accomplissement d’une mesure d’instruction échappe au pouvoir du juge des référés au profit du juge chargé du contrôle (Civ. 2e, 22 juin 1978, n° 77-12.479). On sait également que les attributions du juge chargé du contrôle semblent entendues de manière relativement large (Civ. 2e, 6 sept. 2018, n° 17-23.359).
Toutefois, il paraît difficile de fondre les unes dans les autres. D’une part, il a été jugé que, dans son office, le juge chargé du contrôle doit respecter le principe de la contradiction (Civ. 2e, 10 déc. 2020, n° 18-18.504, Dalloz actualité, 22 janv. 2021, obs. M. Kebir ; D. 2020. 2457
; ibid. 2021. 543, obs. N. Fricero
; Rev. prat. rec. 2021. 5, chron. E. Jullien, R. Laher et O. Salati
). Or, tel n’est pas le cas de l’expert de l’article 1843-4 (Com. 19 avr. 2005, n° 03-11.790, D. 2005. 1289, obs. A. Lienhard
; ibid. 2950, obs. J.-C. Hallouin et E. Lamazerolles
; RTD civ. 2005. 613, obs. P.-Y. Gautier
; RTD com. 2005. 537, obs. C. Champaud et D. Danet
; ibid. 2006. 183, obs. B. Bouloc
). D’autre part, parmi la variété des mesures d’instruction prévues par le code de procédure civile, figure l’expertise au sens des articles 263 et suivants. Alors même que l’expert de l’article 1843-4 doit procéder à l’évaluation en tenant compte des dispositions statutaires ou extrastatutaires et de la commune intention des parties, il paraît douteux de considérer qu’il doive se conformer à ces dispositions dans l’accomplissement de sa mission.
Dans la mesure où il ressort du moyen (tel que retranscrit pas la Cour) qu’il n’était pas fondé sur l’article 167 du code de procédure civile, il n’est pas certain qu’il ait été utile et opportun de le mobiliser pour asseoir la solution de l’arrêt.
Civ. 2e, 3 oct. 2024, F-B, n° 22-15.788
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