Précisions sur la solidarité commerciale en cas de cession de contrôle
Encourt la cassation l’arrêt qui, pour condamner solidairement quatre cédants à verser une certaine somme à deux cessionnaires « pris ensemble » au titre d’une garantie de passif prévue dans chacun des cinq actes de cession, retient que le caractère commercial de l’opération est indiscutable, alors que l’un des cessionnaires n’avait acquis ses parts que de l’un des cédants, de sorte que la solidarité dont bénéficiait le second envers celui-ci et les trois autres pour avoir acquis des parts auprès de chacun d’eux ne pouvait produire d’effet à son égard.
Les garanties de passif consenties à l’occasion de cessions de parts sociales ou d’actions font l’objet d’un contentieux nourri. Pour rappel, une garantie de passif est définie comme une « convention par laquelle le cédant de droits sociaux garantit au cessionnaire la valeur de son acquisition » (S. Guichard et T. Debard [dir.], Lexiques des termes juridiques, 31e éd., Dalloz, 2023, p. 519). Il s’agit notamment de permettre aux cessionnaires d’être assurés que, dans le cas où un passif antérieur à la cession grève la valeur de l’entreprise qu’ils acquièrent, les cédants seront tenus d’en supporter, au moins pour partie, la charge (par ex., si une facture antérieure à la cession n’a pas été déclarée).
En l’espèce, quatre personnes détiennent l’intégralité des 7 000 parts sociales de la société TNX.
Par quatre actes distincts du 4 juillet 2011, les quatre associés cèdent 6 930 parts à la société Sati, qui en prend donc le contrôle. Par un cinquième acte du même jour, l’un des quatre associés vend les 70 parts restantes au dirigeant de la société Sati. Chaque acte de cession prévoyait une garantie de passif stipulée, semble-t-il, dans les mêmes termes.
Par un acte du 29 juillet 2015, la société Sati et son dirigeant ont assigné les vendeurs aux fins de mettre en œuvre cette garantie, pour un passif non déclaré et antérieur à la cession (not. une dette à l’égard d’un fournisseur italien).
Par un arrêt du 19 décembre 2019, la Cour d’appel de Lyon a condamné solidairement les vendeurs à payer 107 403,44 € à la société Sati et à son dirigeant.
La cour d’appel a retenu qu’en l’espèce la solidarité était présumée et que, dès lors, le dirigeant de la société Sati pouvait également en bénéficier.
Par un arrêt du 24 janvier 2024, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt attaqué dès lors que le dirigeant de la société Sati n’a acquis les parts que d’un des vendeurs, « de sorte que la solidarité dont bénéficie la société Sati envers l’ensemble des consorts [V.] [les vendeurs] ne peut produire d’effet à son égard ».
En statuant ainsi, la Cour de cassation a confirmé la règle selon laquelle la solidarité est présumée en cas de cession de contrôle d’une société commerciale. Mais une limite doit être posée : seules les obligations nées de conventions ayant pour effet le transfert du contrôle sont solidaires.
La solidarité des obligations contractées par les vendeurs en cas de cession de contrôle d’une société commerciale
La solidarité passive est un mécanisme bien connu. Il suffit d’évoquer l’article 1200 du code civil dans sa rédaction de 1804 qui disposait qu’ « [i]l y a solidarité de la part des débiteurs, lorsqu’ils sont obligés à une même chose, de manière que chacun puisse être contraint pour la totalité, et que le paiement fait par un seul libère les autres envers le créancier » pour se rappeler que le débiteur d’une obligation solidaire est obligé au tout, à charge pour celui qui paie plus que sa part de se retourner contre les autres débiteurs solidaires. Depuis 2016, cette règle est codifiée à l’article 1313 du code civil qui dispose que « [l]a solidarité entre les débiteurs oblige chacun d’eux à toute la dette. Le paiement fait par l’un d’eux les libère tous envers le créancier. Le créancier peut demander le paiement au débiteur solidaire de son choix. Les poursuites exercées contre l’un des débiteurs solidaires n’empêchent pas le créancier d’en exercer de pareilles contre les autres ».
La solidarité passive est donc susceptible d’avoir des effets particulièrement graves pour le codébiteur solidaire qui peut être tenu de payer bien plus que sa part dans la dette.
C’est ce qui explique que la solidarité ne se présume pas. En effet, dans sa rédaction de 1804, l’article 1202 du code civil disposait en son premier alinéa que « [l]a solidarité ne se présume point ; il faut qu’elle soit expressément stipulée ». Le second alinéa précisait que « [c]ette règle ne cesse que dans les cas où la solidarité a lieu de plein droit, en vertu d’une disposition de la loi ». De même, le nouvel article 1310 du code civil prévoit que « [l]a solidarité est légale ou conventionnelle ; elle ne se présume pas ». Entre 1804 et 2016, la règle codifiée n’a donc pas été modifiée : la solidarité passive, pour contraindre des codébiteurs à être tenus à toute la dette à l’égard de leur créancier, doit résulter soit de la convention, soit de la loi (par ex., en vertu des art. 220 ou 515-5 c. civ.).
Pour autant, la Cour de cassation décide de longue date qu’il existe une exception à cette règle. En matière commerciale en effet, la solidarité est présumée pour les actes de commerce (Req. 20 oct. 1920, D. 1920. 1. 161, note P. M. ; S. 1922. 1. 201, note J. Hamel). Comme le relèvent les professeurs le Tourneau et Jullien, « le principe est ici renversé : il faut une stipulation expresse pour exclure la solidarité, quelle que soit la source de la dette commerciale » (Rép. civ., v° Solidarité, par P. le Tourneau et J. Jullien, § 36).
L’on s’était interrogé sur le maintien de cette solution après 2016 alors que le législateur n’avait pas décidé d’introduire la matière commerciale comme exception à la règle obligeant à stipuler la solidarité. Mais la Cour de cassation a maintenu sa position, pour des actes soumis au droit issu de la réforme du droit des contrats, c’est-à-dire conclus postérieurement au 1er octobre 2016 (Com. 30 août 2023, n° 22-10.466 P, D. 2023. 1462
; Rev. sociétés 2024. 98, note T. Massart
). Trouvant sa source dans un usage commercial, antérieur à 1804, la Cour de cassation n’a pas considéré que le législateur de 2016 avait, par son omission, décidé de condamner une règle bien connue et appliquée quotidiennement par les juridictions commerciales.
Mais affirmer qu’il existe une présomption de solidarité en matière commerciale ne suffit pas, encore faut-il déterminer dans quels cas elle trouve à s’appliquer. En matière de cession d’action ou de parts sociales, le principe est qu’il s’agit d’un acte civil et ce d’autant plus si les cédants sont des personnes physiques non commerçantes. Cependant, depuis un arrêt important du 28 novembre 1978, la Cour de cassation pose une exception et juge que la cession de contrôle revêt un caractère commercial (Com. 28 nov. 1978, n° 77-12.609 ; 11 juill. 1988, n° 86-19.138 P). La Cour de cassation a récemment confirmé sa position en jugeant, dans un attendu d’une grande limpidité, que dans « [l]es conventions qui emportent cession de contrôle d’une société commerciale présentant un caractère commercial, encore qu’elles ne soient pas conclues entres commerçants, les obligations contractées par les vendeurs s’exécutent solidairement » (Com. 30 août 2023, n° 22-10.466, préc.).
Dans cet arrêt du 30 août 2023, la Cour de cassation avait fait l’effort de distinguer, d’un côté, les conventions conclues par les parties et, d’un autre côté, les obligations contractées par les vendeurs. C’est qu’une cession de contrôle implique la plupart du temps plusieurs conventions (plusieurs actes de cession ; un acte de cession et un acte de garantie de passif, etc.). Ce type d’opération pose des difficultés évidentes car la cession de contrôle est une notion unique, mise en œuvre techniquement par plusieurs actes juridiques. Pour que la solidarité trouve à s’appliquer, il faut donc que des obligations créées par des actes juridiques distincts soient liées. Une telle approche n’est pas banale, et évoque évidemment l’idée d’ensemble contractuel, voire d’interdépendance contractuelle ou encore d’indivisibilité. En effet, la cession de contrôle n’est pas un acte juridique en tant que tel, elle résulte d’un ensemble de contrats tendant vers le même but. Mais, précisément, la Cour de cassation est prête à retenir la solidarité d’obligations nées dans des contrats distincts dès lors que celles-ci ont été contractées dans le cadre d’une cession de contrôle.
Dans l’arrêt du 24 janvier 2024, la Cour de cassation a appliqué strictement cette position. Dans son attendu de réponse, elle juge que la solidarité bénéficie à la société Sati envers l’ensemble des cédants. En effet, dans cette affaire, chaque vendeur avait cédé ses parts à la société Sati par acte distinct. Et chaque acte prévoyait une garantie de passif. Les obligations des cédants étaient donc nées de conventions distinctes. Mais, pris ensemble, ces quatre actes avaient le même effet : la prise du contrôle de la société TNX par la société Sati. Il en résulte que les actes de cession étaient des « conventions qui emportent cession de contrôle » pour reprendre la formulation de la Cour de cassation dans son arrêt du 30 août 2023.
Elles avaient donc un caractère commercial. Par conséquent, les obligations contractées par les vendeurs s’exécutaient solidairement et la société Sati, qui avait pris le contrôle de la société TNX, pouvait demander la condamnation solidaire des quatre vendeurs au titre de leur garantie de passif.
L’exclusion de la solidarité pour les obligations nées de conventions n’ayant aucun effet sur le contrôle de la société
Cependant, l’un des vendeurs n’avait pas vendu toutes ses parts à la société Sati mais en avait réservé 70 à son dirigeant. Un cinquième acte de cession, du même jour, avait donc été conclu et le dirigeant de la société Sati était devenu associé minoritaire de la société TNX.
L’analyse de la Cour d’appel de Lyon avait été d’apprécier globalement les cinq actes de cession. Une telle position pouvait s’expliquer. La cession des 7 000 parts sociales visait à transférer l’intégralité du capital de la société TNX à la société Sati et à son dirigeant. Comme le relevait l’arrêt d’appel, les cinq actes de cession du 4 juillet 2011 ont « conduit à une prise de contrôle total de cette société par les deux cessionnaires ». Ainsi, selon la cour d’appel, il n’y avait qu’une seule cession de contrôle portant sur l’intégralité des parts de la société TNX. Elle en déduisait que l’ensemble des cédants étaient obligés solidairement au titre de leur garantie de passif à l’égard tant de la société Sati que du dirigeant. Toutes les conventions tendaient en effet vers le même but et apparaissaient de prime abord comme intrinsèquement liées : des personnes ayant les mêmes intérêts économiques (la société Sati et son dirigeant), au sein d’une même entité juridique, ayant acquis l’ensemble des titres de la société cible.
Pour autant, juridiquement, une telle position était difficilement défendable. On l’a dit, la cour d’appel avait peut-être à l’esprit les notions d’ensemble contractuel, d’interdépendance ou d’indivisibilité contractuelle, mais elle ne s’est pas expliquée sur ce point. Il est possible également que la cour d’appel ait considéré que la jurisprudence de la Cour de cassation l’autorisait à adopter une telle approche pour le moins extensive de la cession de contrôle. En effet, pour déterminer si la présomption de solidarité commerciale trouve à s’appliquer, il a été jugé qu’il fallait rechercher si l’obligation était née d’une « opération commerciale commune » (Com. 5 juin 2012, n° 09-14.501 P, Dalloz actualité, 12 juin 2012, obs. X. Delpech ; D. 2012. 2580, note A. Hontebeyrie
). Or il est possible que la cour d’appel ait considéré ici que la cession de tous les titres par cinq actes du même jour était bien une opération commerciale commune et que, partant, la solidarité devait bénéficier aux deux cessionnaires.
Cette analyse n’est pas suivie par la Cour de cassation. Seuls les quatre actes de cession des parts sociales à la société Sati emportaient cession de contrôle de la société TNX. Le dirigeant, qui n’a acquis que 70 parts, est devenu actionnaire ultra-minoritaire de la société cible. Cet acte de cession ne présente donc pas un acte commercial puisqu’il ne fait pas partie du périmètre de la cession de contrôle.
Dans ces conditions, le cédant des 70 parts est tenu d’une obligation de garantie de passif à l’égard du dirigeant. De leur côté, les cédants des 6 930 parts sont tenus d’une obligation de garantie de passif à l’égard de la société Sati. Ces derniers sont tenus solidairement à l’égard de leur cessionnaire. En revanche, ils ne sont pas tenus à l’égard du dirigeant puisque ce dernier n’a pas pris le contrôle de la société.
C’est que les 70 parts sociales n’étaient pas nécessaires à la cession de contrôle à intervenir. Autrement dit, que le dirigeant acquière lesdites parts ne changeait strictement rien au contrôle de la société TNX qui était désormais exercé par la société Sati. Il est possible qu’il en aurait- été différemment si les 70 parts en cause avaient été nécessaires pour que le contrôle sur la société TNX change. Mais d’autres questions se seraient immédiatement posées, et notamment le point de savoir si les actes de cession au profit de deux nouveaux associés (pour l’un, une société ; pour l’autre, le dirigeant de cette dernière) qui prennent le contrôle d’une société cible doivent être qualifiés de cession de contrôle et faire bénéficier les cessionnaires de la solidarité commerciale…
Une remarque finale peut être faite : le chef de dispositif de l’arrêt était pour le moins curieux puisque la cour d’appel avait « au titre de cette garantie de passif résultant des actes de cession signés le 4 juillet 2011, [condamné] solidairement [les cédants] à verser à la société Sati et [au dirigeant], pris ensemble, à charge pour eux de se les répartir au prorata des parts sociales de la société LNX acquises, la somme de 107 403,44 euros ».
Ainsi, outre la solidarité passive des cédants à l’égard des créanciers, la cour d’appel avait retenu la solidarité active des créanciers impliquant que l’ensemble des cédants étaient tenus de payer le tout à l’un ou l’autre des créanciers « à charge pour eux de se les répartir » entre eux au prorata de leurs parts sociales. Or, même en matière commerciale, la solidarité entre créanciers ne se présume pas…
Com. 24 janv. 2024, F-B, n° 20-13.755
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