Précisions sur l’office du juge en matière de discrimination sur le handicap
Le juge, saisi d’une action au titre de la discrimination en raison du handicap, doit, en premier lieu, rechercher si le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une telle discrimination, tels que le refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables, le cas échéant sollicitées par le salarié ou préconisées par le médecin du travail ou le CSE en application des dispositions des articles L. 1226-10 et L. 2312-9 du code du travail, ou son refus d’accéder à la demande du salarié de saisir un organisme d’aide à l’emploi des travailleurs handicapés pour la recherche de telles mesures. Il appartient, en second lieu, au juge de rechercher si l’employeur démontre que son refus de prendre ces mesures est justifié par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en raison du handicap, tenant à l’impossibilité matérielle de prendre les mesures sollicitées ou préconisées ou au caractère disproportionné pour l’entreprise des charges consécutives à leur mise en œuvre.
Pour la première fois, la Cour de cassation a, dans son arrêt du 15 mai 2024, défini ainsi l’office du juge dans le contexte particulier d’un grief de discrimination sur le handicap, invitant celui-ci à procéder à un raisonnement en deux temps qu’elle va prendre le soin d’assoir à la fois sur des textes nationaux et internationaux.
En l’espèce, une salariée engagée en qualité d’agent de nettoyage avait été victime d’un accident du travail. Elle a repris le travail en mi-temps avant d’être déclarée apte à reprendre le travail à temps plein. L’intéressée a ensuite été placée en arrêt de travail pendant plusieurs années et parallèlement été reconnue en qualité de travailleur handicapé par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH), avant que le médecin du travail ne rende un avis libellé en ces termes : « inapte au poste, apte à un autre […]. À la suite du premier examen, [la salariée] est inapte au poste d’agent de service. Elle pourrait occuper un poste à temps partiel en télétravail, sans sollicitation du membre supérieur droit, sans station debout, sans marche, sans travail en antéflexion du tronc, sans travail à genou ou accroupi, sans port de charge ».
L’employeur lui a par la suite notifié son licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement, à la suite de quoi l’intéressée saisit les juridictions prud’homales d’une demande tendant à faire constater la nullité de son licenciement pour discrimination à raison du handicap.
Les juges du fond accueillirent sa demande, prononcent la nullité du licenciement et condamnent l’employeur au paiement des dommages intérêts y afférents. La cour d’appel avait en effet relevé que la société n’avait pas pris en compte le statut de travailleur handicapé dans la recherche de reclassement, ce statut n’ayant pas non plus été évoqué lors de la consultation des délégués du personnel.
Une définition circonscrite de la discrimination en raison du handicap
La chambre sociale de la Cour de cassation va, au visa des articles L. 5213-6 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, L. 1133-3, L. 1133-4 et L. 1134-1 du même code, ce dernier dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, des articles 2, 5 et 27 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées signée à New York le 30 mars 2007 et des articles 2, § 2, et 5 de la directive du Conseil 2000/78/CE du 27 novembre 2000, casser l’arrêt d’appel.
Le code du travail prévoit en effet, au travers de son article L. 5213-6 dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 applicable au litige, qu’afin de garantir le respect du principe d’égalité de traitement à l’égard des travailleurs handicapés, l’employeur doit prendre, en fonction des besoins dans une situation concrète, les mesures appropriées pour permettre aux travailleurs mentionnés aux 1° à 4° et 9° à 11° de l’article L. 5212-13 d’accéder à un emploi ou de conserver un emploi correspondant à leur qualification, de l’exercer ou d’y progresser ou pour qu’une formation adaptée à leurs besoins leur soit dispensée.
La loi précise que ces mesures sont prises sous réserve que les charges consécutives à leur mise en œuvre ne soient pas disproportionnées, compte tenu de l’aide prévue à l’article L. 5213-10 qui peut compenser en tout ou partie les dépenses supportées à ce titre par l’employeur, et ajoute que le refus de prendre des mesures au sens du premier alinéa peut être constitutif d’une discrimination au sens de l’article L. 1133-3.
Or l’article L. 1133-3 prévoit quant à lui que les différences de traitement fondées sur l’inaptitude constatée par le médecin du travail en raison de l’état de santé ou du handicap ne constituent pas une discrimination lorsqu’elles sont objectives, nécessaires et appropriées, l’article L. 1133-4 ajoutant que les mesures prises en faveur des personnes handicapées et visant à favoriser l’égalité de traitement, prévues à l’article L. 5213-6, ne constituent pas une discrimination.
L’éminente juridiction va, pour censurer les juges du fond, s’appuyer sur deux textes internationaux. L’article 2 et l’article 27 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées du 30 mars 2007 d’abord, qui définit la « discrimination fondée sur le handicap » comme toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le handicap qui a pour objet ou pour effet de compromettre ou réduire à néant la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel, civil ou autres.
L’article 5 de la directive du Conseil 2000/78/CE du 27 novembre 2000 ensuite, qui fait peser sur l’employeur l’obligation de prendre les mesures appropriées, en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures imposent à l’employeur une charge disproportionnée.
Aussi la directive précise-t-elle dans le même temps ce qu’il faut entendre par discrimination indirecte, en précisant – à l’article 2, § 2, – que cette dernière se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes, à moins que, dans le cas des personnes d’un handicap donné, l’employeur ne soit obligé de prendre des mesures appropriées afin d’éliminer les désavantages qu’entraîne cette disposition, ce critère ou cette pratique.
Après s’être approprié le cadre juridique définissant à la fois le handicap et la discrimination au sens communautaire, la chambre sociale va s’atteler à la deuxième partie d’un raisonnement qui va la conduire à repréciser les contours de l’office du juge en matière d’appréciation de la preuve en présence d’un grief de discrimination sur le handicap.
L’office du juge reprécisé en matière probatoire
Sur le terrain probatoire, l’article L. 1134-1 du code du travail prévoyait que lorsque survient un litige en raison d’une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte.
C’est au vu de ces éléments qu’il incombe alors à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
La chambre sociale va dans cet arrêt citer sa propre jurisprudence, en rappelant que si le manquement de l’employeur à son obligation de reclassement a pour conséquence de priver de cause réelle et sérieuse le licenciement prononcé pour inaptitude et impossibilité de reclassement, l’article L. 5213-6 du code du travail dispose qu’afin de garantir le respect du principe d’égalité de traitement à l’égard des travailleurs handicapés, l’employeur prend, en fonction des besoins dans une situation concrète, les mesures appropriées pour leur permettre d’accéder à un emploi ou de conserver un emploi correspondant à leur qualification, de l’exercer ou d’y progresser ou pour qu’une formation adaptée à leurs besoins leur soit dispensée, que ces mesures sont prises sous réserve que les charges consécutives à leur mise en œuvre ne soient pas disproportionnées, compte tenu de l’aide prévue à l’article L. 5213-10 qui peut compenser en tout ou partie les dépenses supportées à ce titre par l’employeur, et que le refus de prendre ces mesures peut être constitutif d’une discrimination au sens de l’article L. 1133-3 (Soc. 3 juin 2020, n° 18-21.993 P, Dalloz actualité, 7 juill. 2020, obs. J. Jardonnet ; D. 2020. 1233
; JA 2021, n° 637, p. 39, étude P. Fadeuilhe
; RDT 2020. 544, obs. M. Mercat-Bruns
).
Par la lecture combinée de ces textes et de sa position antérieure en la matière, l’éminente juridiction va affirmer que le juge, saisi d’une action au titre de la discrimination en raison du handicap, doit, en premier lieu, rechercher si le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une telle discrimination, tels que le refus, même implicite, de l’employeur de prendre des mesures concrètes et appropriées d’aménagements raisonnables, le cas échéant sollicitées par le salarié ou préconisées par le médecin du travail ou le comité social et économique en application des dispositions des articles L. 1226-10 et L. 2312-9 du code du travail, ou son refus d’accéder à la demande du salarié de saisir un organisme d’aide à l’emploi des travailleurs handicapés pour la recherche de telles mesures. Il appartient, en second lieu, au juge de rechercher si l’employeur démontre que son refus de prendre ces mesures est justifié par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination en raison du handicap, tenant à l’impossibilité matérielle de prendre les mesures sollicitées ou préconisées ou au caractère disproportionné pour l’entreprise des charges consécutives à leur mise en œuvre.
Démarche que les juges d’appel n’avaient précisément pas respecté en l’espèce. Ce mode d’emploi en deux temps est le bienvenu dans un environnement où pouvait planer l’incertitude quant au traitement particulier à réserver à la situation née du handicap. En matière de discrimination en raison du handicap, la qualité de travailleur handicapé n’est pas en effet « à elle seule, un élément laissant supposer une discrimination » (notice au rapport relative à l’arrêt du 15 mai 2024, n° 22-11652, p. 4). Ainsi, si le salarié fonde son action en justice sur la discrimination, il ne devra pas se placer seulement sur le terrain du respect par l’employeur de son obligation de reclasser un salarié déclaré inapte et de son obligation de proposer des mesures appropriées au travailleur handicapé. Il devra combiner ces règles avec le régime probatoire de la discrimination, qu’il appartiendra au juge de vérifier en qualifiant préalablement les démarches du salarié constituant des éléments laissant supposer l’existence de la discrimination.
Soc. 15 mai 2024, FP-B+R, n° 22-11.652
© Lefebvre Dalloz