Premières vues sur la directive européenne (UE) 2024/2853 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux
La directive européenne du 25 juillet 1985 relative aux produits défectueux est sur le point d’être révisée et abrogée par la directive (UE) 2024/2853 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2024, publiée le 18 novembre dernier au Journal officiel de l’Union européenne, au regard des évolutions liées aux nouvelles technologies, mais aussi des nouveaux modèles d’entreprise et des nouvelles chaînes d’approvisionnement mondial. Entre points de changements et de continuité, des questions demeurent.
Alors que la directive européenne du 25 juillet 1985 relative aux produits défectueux n’est pas loin de souffler ses quarante bougies (applicable aujourd’hui aux termes des art. 1245 à 1245-17 c. civ., anc. art. 1386-1 s.), elle est en passe d’être révisée et abrogée par la directive (UE) 2024/2853 du 23 octobre 2024. Comme l’affirme le considérant n° 3 du nouveau texte, l’objectif est de réviser la directive de 1985 « à la lumière des évolutions liées aux nouvelles technologies », mais aussi au regard des nouveaux modèles d’entreprise et des nouvelles chaînes d’approvisionnement mondial. Quant à l’abrogation pure et simple de l’ancien texte, elle serait justifiée par « l’ampleur des modifications » et par un souci de « clarté et de sécurité juridique », d’après le considérant n° 5. Cependant, à l’évidence, le texte ne s’inscrit pas dans une opération de simplification du droit (R. Bigot, La complexité du droit, in L’accès au droit, Colloque du Fonds Saint-Yves, 26 oct. 2024). Dont acte : sans prétendre être exhaustifs, nous proposons de dresser, dans les grandes lignes, un premier état des lieux de cette nouvelle directive relative aux produits défectueux, à travers trois questionnements : quels sont les éléments de continuité ? Quels sont les éléments de nouveautés ? Quels sont les points qui restent en suspens ?
Les éléments de continuité
Sur l’objectif du texte - Le premier élément de continuité tient à l’objectif général du texte, qui n’est pas sans rappeler celui de la directive de 1985 (v. ex multi, E. Petitprez, La responsabilité du fait des produits défectueux, in R. Bigot et F. Gasnier [dir.], Encyclopédie de droit de la responsabilité civile, Lexbase, 2023 ; R. Bigot et A. Cayol, Droit de la responsabilité civile, préf. P. Brun, Ellipses, 2022, p. 352 s.). Le premier considérant de la directive de 2024 dévoile en effet une volonté d’améliorer le bon fonctionnement du marché intérieur, d’assurer une plus grande harmonisation des règles communes en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, tout en renforçant la protection des consommateurs et autres personnes physiques. Si l’on relit le premier considérant de la directive de 1985, il évoque la nécessité d’un « rapprochement des législations des États membres », la « libre circulation des marchandises au sein du marché commun » et la « protection du consommateur contre les dommages causés à sa santé et à ses biens ». En bref, les objectifs d’hier sont ceux d’aujourd’hui et le texte de 2024 n’innove guère sur ce point.
Sur la notion de produit – L’article 4 de la directive de 2024 précise qu’il faut entendre par produit tout meuble, même s’il est incorporé dans un autre meuble ou dans un immeuble, et il est précisé que l’électricité, ainsi que les logiciels sont des produits. Sur cet aspect, le texte reprend des éléments de définition que l’on trouvait déjà dans la directive de 1985, dont l’article 2 visait « tout meuble » et précisait que l’électricité était un produit. La précision relative au logiciel, quant à elle, n’est guère nouvelle, la Commission européenne a déjà, par le passé, assimilé le logiciel à un produit (Question écrite n° 706/88, 5 juill. 1988 et réponse, 15 nov. 1988, JOCE 8 mai). Si d’autres éléments relatifs à la définition du produit sont nouveaux (v. infra), ceux évoqués ci-dessus s’inscrivent dans une logique de continuité.
Sur la notion de défaut – L’article 7 de la nouvelle directive précise qu’un produit est défectueux lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle une personne peut légitimement s’attendre et que, pour apprécier la défectuosité, il faut tenir compte de toutes les circonstances, parmi lesquelles la présentation et les caractéristiques du produit, sa composition ou encore son utilisation raisonnablement prévisible. Ici encore, la rédaction est assez similaire à celle de la directive de 1985, dont l’article 6 évoquait déjà ce défaut de sécurité et cette prise en considération de « toutes les circonstances ». Le défaut du produit peut donc être intrinsèque – lié au produit lui-même – ou extrinsèque, lié à sa présentation ou son emballage (sur la notion de défaut extrinsèque, v. P. Brun, Le défaut du produit, RCA 2016. Dossier n° 10 ; P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 6e éd., LexisNexis, 2023, nos 764 s.). Une différence de rédaction peut être relevée, même si elle ne change rien sur le fond. Le nouveau texte mentionne la sécurité à laquelle « une personne » peut légitimement s’attendre, alors que le texte de 1985 utilisait le pronom « on ». Ce dernier renvoyait, pour les auteurs, à l’utilisateur moyen, apparenté au bon consommateur ou, de façon plus générale, au grand public (P. le Tourneau et al., Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation, Dalloz Action, 13e éd., 2023-2024, n° 6313.42). De la même manière, le considérant n° 31 retient que le niveau de sécurité est celui auquel le grand public peut légitimement s’attendre. Enfin, l’article 7 prévoit également qu’un produit n’est pas considéré comme défectueux en raison du simple fait qu’un autre, plus perfectionné, a déjà été ou est ultérieurement mis sur le marché, ce qui n’est pas sans rappeler l’article 6 de la directive de 1985.
Sur le dommage réparable – L’article 5 énonce que le texte a vocation à réparer les dommages des personnes physiques, le considérant 27 visant à la fois les victimes directes et les victimes par ricochet, ce qui n’est guère original, au regard de la jurisprudence française. En effet, dans une décision du 28 avril 1998 relative à la responsabilité des centres de transfusion sanguine en matière de contamination transfusionnelle par le VIH, la Cour de cassation a considéré que le producteur est responsable des dommages causés par un défaut de son produit « tant à l’égard des victimes immédiates que des victimes par ricochet » (Civ. 1re, 28 avr. 1998, n° 96-20.421, D. 1998. 142
; RTD civ. 1998. 524, obs. J. Raynard
; ibid. 684, obs. P. Jourdain
; JCP 1998. II. 10088, note P. Sargos). La Haute juridiction a statué en se fondant sur les anciens articles 1147 et 1384, alinéa 1er, du code civil, interprétés à la lumière de la directive de 1985. Quant à l’article 4 de la directive de 2024, il offre une option à la victime entre le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux et un autre fondement, qui ne reposerait pas sur la notion de défectuosité, option que l’on retrouvait déjà à l’article 13 de la directive de 1985. Quant aux dommages réparables, l’article 6 dispose que sont réparables les atteintes corporelles, ainsi que les dommages aux biens, autres que le produit défectueux lui-même. L’on retrouve ainsi les mêmes exclusions qu’auparavant : les dommages causés à des biens utilisés à des fins professionnelles, les préjudices moraux et les préjudices purement économiques (que l’art. 9 de la dir. de 1985 nommait des « dommages immatériels »). Également, les dommages résultants d’accidents nucléaires demeurent exclus.
Sur le responsable – La directive de 1985 désignait en premier lieu comme responsable le producteur, dans son article 1er. L’article 3 formulait que le terme désignait « le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première ou le fabricant d’une partie composante, et toute personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif », et poursuivait en mentionnant comme responsables possibles l’importateur, mais également le fournisseur, pour le cas où le producteur ne pouvait pas être identifié. L’on retrouve ces responsables dans le texte de 2024, puisque l’article 8 mentionne le fabricant du produit, ainsi que l’importateur. Quant au fournisseur, il est remplacé par le distributeur, au sens de celui qui met un produit à disposition sur le marché. Si d’autres opérateurs économiques peuvent, dorénavant, engager leur responsabilité (v. infra), l’on retrouve tout de même certaines figures connues. Si plusieurs opérateurs sont responsables d’un même dommage, leur responsabilité est solidaire (nouv. art. 12).
Sur les modes de preuve – L’article 11 de la nouvelle directive multiplie la possibilité, pour le demandeur, de recourir à des présomptions dans l’administration de la preuve. Ainsi, la preuve de la défectuosité du produit pourra être présumée, de même que le lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage. Il s’agit toutefois de présomptions simples, que le défendeur pourra renverser. Ce recours aux présomptions n’est guère étonnant. En effet, en droit interne, la Cour de cassation admet que la preuve du lien de causalité entre le produit défectueux et le dommage puisse résulter de présomptions, pourvu qu’elles soient graves, précises et concordantes (Civ. 1re, 22 mai 2008, nos 05-20.317 et 06-10.967, Dalloz actualité, 30 mai 2008, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2008. 492, obs. P. Jourdain
; RTD com. 2009. 200, obs. B. Bouloc
; adde, réc., dans l’aff. du Levothyrox, Civ. 1re, 14 nov. 2024, n° 23-19.156), de même que le Conseil d’État (CE 9 mars 2007, nos 267635 et 278665, Dalloz actualité, 26 mars 2007, obs. C. de Gaudemont ; Lebon
; AJDA 2007. 861
, concl. T. Olson
; D. 2007. 2204, obs. E. Pahlawan-Sentilhes
, note L. Neyret
; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain
; RDSS 2007. 543, obs. D. Cristol
). Quant à la Cour de justice de l’Union européenne, elle a admis, en 2017, que le défaut d’un vaccin, ainsi que le lien de causalité entre ce dernier et la maladie pouvaient être prouvés par un faisceau d’indices graves, précis et concordants, admettant ainsi la preuve par présomption (CJUE 21 juin 2017, aff. C-621/15, Dalloz actualité, 28 juin 2017, ob. T. Coustet ; AJDA 2017. 1709, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser
; D. 2017. 1807
, note J.-S. Borghetti
; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz
; RTD civ. 2017. 877, obs. P. Jourdain
; JCP 2017. 908, note G. Viney ; Gaz. Pal. 10 oct. 2017. 27, note M. Mekki).
Sur les causes d’exonération – L’article 15 de la directive de 2024 émet qu’un opérateur économique ne peut limiter ou exclure contractuellement sa responsabilité, ce que prévoyait déjà l’article 12 de la directive de 1985. L’article 13 poursuit en précisant que le fait d’un tiers ne permet pas de réduire ou de supprimer la responsabilité. Seule la faute de la victime est en mesure de constituer une cause d’exonération opérante. Là encore, on retrouve des éléments déjà présents dans la directive de 1985, plus précisément au sein de l’article 8. Quant aux causes d’exonération spécifiques aux produits défectueux, la liste est assez similaire à celle du texte de 1985 : l’on retrouve, à l’article 11, le fait que le produit n’ait pas été mis sur le marché, le fait que le défaut soit apparu après la mise sur le marché, la conformité du produit avec des exigences légales ou encore le risque de développement.
Sur les délais d’action – Enfin, l’article 16 reprend le délai de prescription de trois ans, et l’article 17 reprend le délai décennal de forclusion, délais prévus initialement dans la directive de 1985. Pourtant, la brièveté et la superposition de ces délais – doubles délais extinctifs donc – faisaient déjà l’objet d’importantes critiques. Précisément, « c’est une des originalités du dispositif issu de la directive que de prévoir, à côté d’un délai de prescription de type classique affectant l’action de la victime, un délai de péremption de la responsabilité de plein droit » (P. Brun, op. cit., n° 781). En effet, « il ne serait peut-être pas superflu d’envisager de rallonger le délai… En réalité, ce sont là encore des considérations de nature économique qui sont à la base de cette disposition (…). La cause déterminante de la règle est en réalité « assurantielle » : le risque lié aux défauts de sécurité des produits est d’autant plus aisément assurable qu’il est circonscrit dans des limites temporelles précises » (P. Brun, op. cit., n° 782).
Les éléments de changement
Si de nombreux éléments s’inscrivent dans une logique de continuité, il faut tout de même relever plusieurs évolutions.
Sur la notion de produit – Le considérant n° 13 affirme que les produits peuvent être corporels comme incorporels, tout en précisant que les informations ne doivent pas être considérées comme des produits, répondant ainsi aux craintes qui avaient pu être émises à l’idée qu’une information puisse être assimilée à un produit (J.-S. Borghetti, La responsabilité du fait des produits. Étude de droit comparé, LGDJ, 2004, p. 477). Afin de ne pas entraver l’innovation et la recherche, l’article 2 de la directive prévoit que le texte ne s’applique pas aux logiciels libres et ouverts. En revanche, l’article 4 précise que les fichiers de fabrication numériques sont considérés comme des produits. Si les fichiers numériques en tant que tels ne sont pas des produits, les fichiers qui contiennent des informations fonctionnelles nécessaires pour produire un élément corporel en permettant le contrôle automatique de machine ou d’outil sont, eux, considérés comme des produits. De même, les services sont exclus du champ du texte, mais les services numériques intégrés ou interconnectés y sont inclus. Ces services connexes sont considérés, dans le considérant n° 17, comme des composants du produit. Ainsi, tous les composants, corporels comme incorporels, du produit, les services connexes ou les fichiers de fabrication numériques, sont considérés comme des produits. L’on discerne ici la volonté de prendre en compte le développement du numérique et des nouvelles technologies, mais force est de constater qu’en contrepartie, la définition du produit perd en clarté : la différence entre un service connexe ou non, entre un fichier numérique et un fichier de fabrication numérique ne nous semble pas relever de l’évidence.
Sur le défaut – Comme nous avons déjà pu l’évoquer, la définition et l’appréciation du défaut restent peu ou prou les mêmes. Relevons tout de même que la directive de 2024 tient compte des évolutions technologiques et propose de prendre en compte certains éléments comme la capacité du produit à poursuivre son apprentissage ou à acquérir de nouvelles caractéristiques, l’effet sur le produit d’autres produits avec lesquels il pourrait être interconnecté ou encore les exigences de cybersécurité. La préoccupation du développement de l’intelligence artificielle est ici prégnante.
Sur le dommage – La directive fait preuve d’innovation en proposant, à l’article 6, de réparer de nouveaux dommages : d’abord les atteintes à la santé psychologique qui seraient médicalement reconnues (sur cet aspect de l’atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la personne, v. C. Quézel-Ambrunaz, préf. P. Brun, Le droit du dommage corporel, 2e éd., LGDJ, Lextenso, coll. « Avocat & pratique professionnelle », 2023, n° 4), mais aussi un dommage particulier, la destruction ou la corruption de données qui ne sont pas utilisées à des fins professionnelles (T. Douville, Droit des données à caractère personnel, LGDJ, Lextenso, coll. « Précis Domat », 2023 ; S. Lequette, Droit du numérique, LGDJ, Lextenso, coll. « Précis Domat », 2024). Ce dommage attire particulièrement l’attention en ce qu’il constitue une vraie innovation par rapport au texte de 1985. Par exemple, a vocation à être réparée la suppression de fichiers numériques d’un disque dur, ce qui inclut le coût de la récupération ou le coût de la restauration des données (par ailleurs sur les garanties assurantielles existantes, v. R. Bigot et V. Roulet, Une assurance contre la mauvaise réputation de l’entreprise ?, in É. Gicquiaud et K. Lemercier [dir.], La réputation de l’entreprise, Legitech, 2024, p. 67 s.). Si la réparation de ce dommage soulève des interrogations (v. infra), l’on peut tout de même se féliciter que la directive de 2024 prenne en considération la problématique de la protection des données.
Sur les responsables – L’article 8 mentionne plusieurs « opérateurs économiques » susceptibles d’engager leur responsabilité. L’on retrouve le fabricant du produit ou le fabricant d’un composant intégré au produit ou interconnecté avec celui-ci, l’importateur, le mandataire ou encore le prestataire de service. Par rapport au texte de 1985, la liste des responsables potentiels s’allonge, d’autant plus que l’article prévoit que, si aucun de ces opérateurs ne peut être identifié, la victime peut agir contre un distributeur ou un fournisseur de plateforme en ligne qui permet au consommateur de conclure des contrats à distance avec un professionnel. De même, toute personne qui modifie substantiellement un produit en dehors du contrôle du fabricant et le met ensuite à disposition est considérée comme un fabricant. Cette disposition fait écho au considérant n° 39. Ce dernier explique que les produits doivent être conçus pour être plus durables, réutilisables, réparables et évolutifs. Outre les nouvelles technologies, les préoccupations environnementales font ici une incursion dans la directive de 2024. L’article 8 tient ainsi compte du fait que les produits peuvent être « de seconde main » et adapte la responsabilité en conséquence. Soit, mais l’on peut s’interroger : une personne ne serait-elle pas dissuadée de réutiliser un produit, le modifier et le mettre de nouveau à disposition si elle risque d’engager ensuite sa responsabilité ? La disposition de l’article 8 pourrait s’avérer contreproductive.
Sur la preuve – Il peut parfois être difficile (voire impossible) pour une victime de rapporter la preuve d’un défaut du produit ou du lien de causalité entre ce défaut et le dommage subi, notamment en matière de nouvelles technologies. Afin de faciliter la tâche du demandeur, le texte prévoit certaines règles probatoires, en plus des présomptions précédemment évoquées. L’article 9 indique en effet que si le demandeur présente des éléments rendant plausible sa demande en réparation, le défendeur peut être tenu de divulguer lui-même des éléments de preuve dont il dispose. Toutefois, il doit être tenu compte des intérêts légitimes de toutes les parties concernées, notamment de la nécessité de protéger des informations confidentielles et les secrets d’affaires. Certaines mesures spécifiques pourront ainsi être prises par les juridictions internes pour préserver la confidentialité de ces informations. Enfin, les juridictions pourront exiger que ces preuves soient présentées d’une manière facilement accessible et compréhensible, si cette présentation apparaît proportionnée en termes de coûts et d’efforts. Ces dispositions pourraient s’avérer particulièrement utiles lorsqu’il s’agira, par exemple, de démontrer la défectuosité d’un système d’intelligence artificielle. En matière de nouvelles technologies, il y a bien souvent une asymétrie de connaissances et de compétences entre la victime et celui qui conçoit cette technologie.
Sur l’exonération – La principale innovation de la directive de 2024 est de tenter d’adapter certaines causes d’exonération à l’essor des nouvelles technologies. D’abord, l’article 11 envisage que le fait que le défaut soit apparu après la mise sur le marché, la mise en service ou la mise à disposition du produit n’exonère pas l’opérateur économique si la défectuosité du produit est due à un service connexe, à des logiciels (y compris leurs mises à jour ou mises à niveau), à une absence de mises à jour ou de mises à niveau logicielles nécessaires au maintien de la sécurité, ou à une modification substantielle du produit. Le tout à la condition que le produit soit sous le contrôle du fabricant. S’agissant de l’exonération pour risque de développement, l’article 11 retient que l’exonération est possible si l’état des connaissances au moment de la mise sur le marché, ou de la mise en service du produit ou « au cours de la période pendant laquelle le produit était sous le contrôle du fabricant » n’a pas permis de déceler le défaut. Plus loin, l’article 18 permet aux États de choisir de conserver les mesures existantes sur l’exonération pour risque de développement ; ils peuvent également « introduire ou modifier des mesures dans leurs systèmes juridiques ». Autrement dit, le texte de 2024 laisse une marge de manœuvre aux États quant à cette cause d’exonération spécifique, comme l’avait déjà fait le texte de 1985, dans son article 15.
Sur les délais – S’agissant du délai de forclusion, l’article 17 maintient le délai décennal, mais ajoute qu’en présence d’un produit substantiellement modifié, ce délai commence à courir à compter de la nouvelle mise à disposition ou mise en service. Le texte ajoute également un délai de vingt-cinq ans, dans les cas où, en raison de la période de latence de lésions corporelles, la victime n’aurait pas pu agir dans le délai de dix ans. Cette disposition vise les dommages corporels dont les symptômes sont d’apparition lente. L’on peut penser, par exemple, à l’exposition à l’amiante, à des produits de santé ou à des produits phytosanitaires.
Les éléments d’interrogation
Si la directive de 2024 apporte certaines réponses, elle soulève également plusieurs interrogations.
La question des déchets – Si la notion de produit semble intégrer dorénavant les produits corporels comme incorporels, la question des déchets reste entière. Dans une société où les préoccupations environnementales sont de plus en plus présentes, la question de la qualification du déchet comme un produit se pose, d’autant plus que cette préoccupation apparaît dans le texte, en particulier dans le considérant n° 39. Le déchet est défini par la loi n° 75-633 du 15 juillet 1975 comme « tout résidu d’un processus de production, de transformation ou d’utilisation, toute substance, matériau, produit ou plus généralement tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon » (art. 1). Puisqu’il est défini comme un « meuble », la question d’assimiler le déchet à un produit peut se poser, et l’on aurait peut-être aimé qu’elle soit abordée dans la directive.
La place de la force majeure – Si le texte appréhende la faute de la victime ainsi que le fait du tiers comme des causes – ou non – d’exonération, il reste muet sur la question de la force majeure. La directive de 1985 était déjà muette sur cette question, et certains auteurs voyaient dans ce silence une difficulté rencontrée par les États membres pour s’entendre sur la définition de la force majeure plutôt qu’une réelle volonté de l’exclure (Y. Markovits, La directive CEE du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux, LGDJ, 1990, n° 463). Encore une fois, l’on aurait aimé que le texte de 2024 vienne éclaircir ce point.
Les causes d’exonération et le contrôle du fabricant – Au sein de l’article 11 relatif aux causes d’exonération, la notion de contrôle du fabricant apparaît à deux reprises. D’abord concernant le risque de développement. En substance, le fabricant peut être exonéré si l’état des connaissances ne permettait pas de connaître l’existence du défaut pendant le temps où le produit était sous son contrôle. Ensuite, concernant le défaut qui serait apparu après la mise sur le marché, la mise en service ou la mise à disposition, il est précisé que cette exonération ne joue pas si le défaut est dû à certains éléments, qui se trouvent sous le contrôle du fabricant. Le contrôle du fabricant signifie, selon l’article 4, qu’il effectue, autorise ou permet l’intégration, l’interconnexion ou la fourniture d’un composant, y compris les mises à jour ou mises à niveau logicielles, ou encore la modification du produit. Cela signifie donc que le fabricant contrôle le produit lorsqu’il décide de ce qu’il en advient. Cette définition du contrôle semble un peu gênante, dans la mesure où elle occulte les particularités de l’intelligence artificielle (IA), que le texte semble pourtant avoir vocation à appréhender. En effet, dans ses versions les plus avancées, et de par son fonctionnement même, l’IA a vocation à s’affranchir du contrôle humain : le fabricant ne décide pas nécessairement de ce qu’il advient de l’IA (à raison des algorithmes d’apprentissage ou par renforcement permettant de voir arriver des machines dites « autonomes », v. R. Bigot et A. Charpentier, Quelle responsabilité pour les algorithmes ?, Risques n° 122, juill. 2020, p. 113 s.). Il n’en aurait ainsi jamais le contrôle ? S’agissant de l’intelligence artificielle, l’on peut se demander s’il est vraiment pertinent de faire une place au contrôle du fabricant, en particulier quand il s’agit de savoir s’il peut être exonéré de sa responsabilité ou non.
La place du texte au sein des normes préexistantes – Une autre interrogation tient non pas au contenu du texte, mais à son articulation avec d’autres normes qui ont pour objet d’appréhender les questions du numérique et des nouvelles technologies. On peut penser en premier lieu au règlement général sur la protection des données. La directive de 2024 propose en effet d’indemniser la corruption ou la destruction de données, ce qui serait différent, à lire le considérant n° 20, de la fuite de données ou des violations du règlement de 2016. Mais la distinction est-elle si évidente ? Également, l’article 8 retient que le fournisseur d’une plateforme peut engager sa responsabilité, et le considérant n° 38 indique qu’une plateforme qui agit comme un fabricant, un importateur, un mandataire, un prestataire de service ou un distributeur à l’égard d’un produit défectueux peut engager sa responsabilité au même titre qu’un opérateur économique. Mais les règlements (UE) 2022/988 et 2023/988 du Parlement et du Conseil règlementent aussi la responsabilité des plateformes et leurs obligations de rendre des comptes en matière de contenus illicites. Là encore, il faudra surveiller la conciliation de ces textes. Enfin, si la directive de 2024 a vocation à appréhender l’intelligence artificielle, n’oublions pas qu’elle est publiée quelques mois après l’IA Act, qui a vocation à réguler les usages de l’IA. Dans la mesure où ce texte fait peser des obligations sur certains acteurs en matière d’intelligence artificielle, il faudra également observer comment ces textes s’articulent entre eux. Quelles atteintes relèveront de l’IA Act et lesquelles relèveront de la directive sur les produits défectueux ? Il ne s’agit pas, ici, d’affirmer que ces normes ne peuvent pas s’articuler entre elles, mais cette addition de règles en matière de numérique et de nouvelles technologies risque de les rendre difficilement lisibles pour le justiciable.
La pérennité des règles – L’article 20 de la directive précise qu’elle entrera en vigueur et abrogera l’ancienne le 9 décembre 2026. Elle sera alors applicable aux produits mis sur le marché ou mis en service après le 9 décembre 2026. La question se pose alors de la pérennité des règles édictées : face à l’évolution toujours plus rapide des nouvelles technologies, seront-elles toujours pertinentes en 2026 ? Et ensuite ? Rappelons que l’IA Act lui-même a dû être remanié en raison de l’essor des IA génératives. Gageons que la directive de 2024 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux n’est pas la dernière mise à jour en matière de nouvelles technologies.
Dir. (UE) 2024/2853, 23 oct. 2024, JOUE 18 nov.
© Lefebvre Dalloz