Prescription extinctive et limitation du droit d’accès au juge

Dans un arrêt rendu le 17 septembre 2025, la chambre commerciale analyse la limitation du droit d’accès au juge découlant des articles 2224 et 2232 du code civil afin de déterminer si celle-ci respecte les exigences de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.

Le métier d’expert-comptable est générateur d’une jurisprudence fréquente de la Cour de cassation. Plusieurs décisions intéressantes de droit des obligations, publiées au Bulletin, ont été rendues à ce sujet que ce soit sur le devoir de conseil (Com. 14 févr. 2024, n° 22-13.899, Dalloz actualité, 27 févr. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 308 ; Rev. sociétés 2024. 586, note J. Bardy ), à propos de la fixation unilatérale du prix de l’article 1165 du code civil tel qu’issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 (Com. 20 sept. 2023, n° 21-25.386, Dalloz actualité, 27 sept. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1783 , note T. Gérard ; ibid. 2024. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; RTD civ. 2023. 862, obs. H. Barbier ; ibid. 919, obs. P.-Y. Gautier ) ou encore au sujet de la nullité d’un contrat dont le contenu déroge à une règle déontologique de cette profession (Civ. 1re, 6 avr. 2022, n° 21-12.045, Dalloz actualité, 12 avr. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 702 ; ibid. 2023. 254, obs. R. Boffa et M. Mekki ; Rev. sociétés 2022. 615, note J. Bardy ; RTD civ. 2022. 376, obs. H. Barbier ).

Aujourd’hui, nous retrouvons un arrêt rendu par la chambre commerciale le 17 septembre 2025 qui doit être lu en combinaison avec une autre solution qui recoupe une partie du fondement utilisé concernant le droit au procès équitable issu de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme (comp. Com. 17 sept. 2025, n° 24-14.689, Dalloz actualité, obs. F. Hilaire à paraître). La décision sous commentaire interroge le droit d’accès au juge et, plus particulièrement, l’articulation de celui-ci avec le délai butoir de l’article 2232 du code civil qui empêche le report du point de départ, la suspension ou l’interruption de la prescription « au-delà de vingt ans du jour de la naissance du droit » selon sa lettre (sur ce texte, v. J.-D. Pellier, Retour sur le délai butoir de l’article 2232 du code civil, D. 2018. 2148 ; M. Mignot, Le délai butoir – Commentaire de l’article 2232 du code civil issu de la loi du 17 juin 2008, Gaz. Pal. 26 févr. 2009, n° 57, p. 2 s.). La décision s’accompagne, par ailleurs, de l’avis de l’avocat général disponible en libre accès sur le site de la Cour de cassation.

À l’origine du pourvoi, on retrouve une situation banale. Prêtons, toutefois, une attention particulière aux dates eu égard au contexte particulier de la prescription. Un graphiste à titre indépendant confie le 11 septembre 1990 une mission comptable, fiscale et sociale à un cabinet d’expert-comptable. Plus de vingt ans plus tard, le 16 février 2017, le professionnel remarque ne pas avoir été affilié à la caisse des retraites des professions libérales. Une telle absence d’affiliation entraîne, par conséquent, le défaut de cotisation et donc plusieurs difficultés pour le graphiste souhaitant préparer sa retraite.

Ce dernier assigne la société d’expert-comptable en indemnisation du préjudice subi à la suite de cette carence par assignation du 29 août 2018. En cause d’appel, il est jugé que son action en responsabilité est partiellement prescrite pour les faits antérieurs au 29 août 1998 et ce par le jeu de l’article 2232 du code civil (Orléans, 12 déc. 2023, n° 21/00527, disponible en libre accès sur Judilibre). Partant, la cour d’appel a limité à la somme de 136 816,07 € la condamnation de l’expert-comptable pour la période comprise entre le 29 août 1998 et le 31 décembre 2011.

Le demandeur à l’action en responsabilité se pourvoit en cassation en axant son raisonnement sur le droit d’accès au juge issu de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme qui serait entravé par le délai butoir de l’article 2232 du code civil. Il explique qu’en suivant la lecture de l’arrêt d’appel, ledit délai a expiré avant même la connaissance des faits lui permettant d’agir eu égard à la lettre de l’article 2224 du même code (pt n° 3).

L’arrêt du 17 septembre 2025 aboutit au rejet de son pourvoi, les deux moyens qu’il articulait devant la chambre commerciale de la Cour de cassation n’étant pas fondés. Examinons pourquoi.

Un silence à questionner : l’application de l’article 2232 dans le temps

Les arrêts portant sur le point de départ dit « glissant » de l’article 2224 du code civil sont nombreux. Ils viennent créer une jurisprudence délicate où chaque action dispose de ses propres caractéristiques quant au déclenchement du délai quinquennal, et ce, en raison de la plasticité du texte souhaitée par le législateur (v. par ex., Com. 5 mars 2025, n° 23-23.918 F-B, Dalloz actualité, 14 mars 2025, obs. C. Hélaine ; D. 2025. 446 ; Cass., ch. mixte, 19 juill. 2024, n° 22-18.729 et n° 20-23.527 B+R, Dalloz actualité, 9 sept. 2024, obs. C. Hélaine ; AJDA 2024. 1517 ; D. 2025. 22, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 267, obs. R. Boffa et M. Mekki ; RTD civ. 2024. 886, obs. H. Barbier ; ibid. 901, obs. P. Jourdain ; Civ. 2e, 11 juill. 2024, n° 22-21.366 F-B, Dalloz actualité, 27 sept. 2024, obs. T. Scherer ; D. 2024. 1372 ; ibid. 2025. 1135, obs. R. Bigot, A. Cayol et D. Noguéro ; AJDI 2025. 38 , obs. A. Cayol et R. Bigot ; Civ. 3e, 11 juill. 2024, n° 22-22.058 FS-B, Dalloz actualité, 25 sept. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1324 ; ibid. 2180, chron. M.-L. Aldigé, A.-C. Schmitt, A.-C. Vernimmen et J.-F. Zedda ; AJDI 2025. 76 , obs. F. Cohet ).

Or, parmi cette kyrielle de décisions, peu d’arrêts publiés au Bulletin explorent l’articulation entre le délai de cinq ans de l’article 2224 précité et celui de vingt ans issu de l’article 2232 du code civil (v. cependant, au sujet de l’art. L. 5113-5 c. transp., Civ. 1re, 25 sept. 2024, n° 23-15.925 F-B, Dalloz actualité, 1er oct. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1669 ). Ce délai butoir est conçu comme une sorte de couperet qui empêche le report du point de départ prévu à l’article 2224 à des horizons trop lointains. C’était précisément le cas en l’espèce dans la mesure où le contrat avait été conclu en 1990. Or, la connaissance permettant au client de mener son action en responsabilité contractuelle n’a été acquise qu’en 2017, au jour où ce dernier a appris ne pas être affilié à la caisse de retraite. L’assignation n’a été ensuite enrôlée qu’en 2018.

Une question préliminaire, pourtant fondamentale, n’apparaît pas – assez mystérieusement – au sein de l’arrêt étudié alors qu’elle est abordée explicitement par l’avis de l’avocat général (p. 3 à 6). La voici résumée : doit-on appliquer l’article 2232 du code civil à une situation juridique qui est née avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 mais qui s’étend après ladite entrée en vigueur ? L’interrogation est d’autant plus délicate que la jurisprudence n’est pas claire à ce sujet (M. Julienne, Régime général des obligations, 3e éd., Lextenso, 2020, p. 445, n° 694). Un arrêt de la troisième chambre civile avait d’ailleurs pu préciser que « le délai butoir de l’article 2232, alinéa 1er, du code civil n’est pas applicable à une situation où le droit est né avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 » (pt n° 14, nous soulignons). Cependant, cette décision n’est pas exactement similaire à celle de l’arrêt sous commentaire.

L’orientation proposée par la chambre commerciale au sein de la décision commentée aujourd’hui est, au moins tacitement, différente puisqu’il est fait application de l’article 2232 du code civil sans même évoquer l’application de la loi dans le temps. En revanche, la justification de ce choix n’est pas de la première évidence.

On pourrait essayer de trouver une piste de réponse à la suite de l’étude du Professeur Jean-Denis Pellier publiée dans le Recueil Dalloz en mobilisant la particularité de l’article 2232 qui n’érige pas de raccourcissement ou d’allongement d’une durée de prescription rendant inapplicables les I et II de l’article 26 de la loi de 2008 régissant les aspects de droit transitoire du mécanisme. Il ne resterait alors plus que le dernier alinéa pour régler le problème. Le délai butoir ne s’appliquerait pas à une action introduite avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 (Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, art. 26, III, Dalloz actualité, 19 juin 2008, obs. S. Lavric). Une, lecture a contrario impliquerait, dès lors, que le délai de 20 ans s’applique aux actions postérieures mais dont la situation est née avant l’entrée en vigueur du dispositif (J.-D. Pellier, Retour sur le délai butoir de l’article 2232 du code civil, préc., spéc. n° 3). C’est exactement en ce sens que se prononce l’avis de l’avocat général disponible en libre accès (p. 6) reprenant ainsi ces travaux de doctrine qui trouvent ici droit de cité combinés à l’application immédiate des lois de procédure.

La motivation enrichie aurait assurément permis d’expliquer ce point technique, ou du moins de justifier la raison du choix de l’application de l’article 2232 du code civil de manière plus claire. Certains auteurs ont, par exemple, proposé d’appliquer la disposition aux situations antérieures à la loi de 2008 « en faisant simplement courir le délai butoir à compter de l’entrée en vigueur de celle-ci » (J. Flour, J.-L. Aubert, E. Savaux, L. Andreu et V. Forti, Droit civil – Les obligations, tome 3 : le rapport d’obligation, 11e éd., Dalloz, coll. « Sirey Université », 2024, p. 347, n° 319 ; comp. L. Andreu, Retour sur l’application dans le temps de l’article 2232 du code civil, D. 2021. 186 s., spéc. n° 4). Une telle position, non retenue par la jurisprudence à l’heure actuelle, aurait certainement le mérite de simplifier la résolution de la question.

Quoi qu’il en soit, le silence de l’arrêt s’explique sans doute par l’absence de discussion des parties à ce sujet. Cependant, la question n’en reste pas moins entière et d’une importance pratique redoutable.

Passons maintenant à l’enseignement explicite issu de l’arrêt.

Une réponse claire concernant la limitation du droit d’accès au juge

On distinguera la méthodologie développée par la chambre commerciale de sa mise en application autour de la responsabilité de la contractuelle de l’expert-comptable.

La méthodologie déployée

Reste désormais à régler le fond du problème de confrontation du délai butoir de 20 ans avec la limitation du droit d’accès au juge qu’il implique. La difficulté avait été perçue par les spécialistes du droit des obligations qui avaient remarqué que l’action pouvait être « éteinte avant même d’être née » (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil - Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 1950, n° 1779) et ce selon la lecture adoptée de l’article 2224 du code civil sur le point de départ lui-même ou seulement du dies a quo (comp. M. Julienne, Régime général des obligations, op. cit., p. 445, n° 694 ; J. Flour, J.-L. Aubert, E. Savaux, L. Andreu et V. Forti, Droit civil – Les obligations, tome 3 : le rapport d’obligation, op. cit., p. 347, n° 319 ; sur la rencontre de la prescription et de l’article 6, § 1, v. égal., B. Girard, La prescription et les droits fondamentaux, RDC 2024/2. 134).

La chambre commerciale précise ainsi que ladite limitation « qui a pour contrepartie le caractère "glissant" du point de départ du délai de prescription de l’action, ne restreint pas le droit d’accès au juge d’une manière ou à un point tels que ce droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elle répond à un but légitime de sécurité juridique et est proportionnée à ce but » (pt n° 6 de l’arrêt, nous soulignons). En définitive, le grief tiré de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme est purement et simplement écarté. C’était d’ailleurs en ce sens que l’avis de l’avocat général était rédigé (p. 8). La motivation retenue par l’arrêt étudié ne nie pas la limitation de l’accès au juge, laquelle est incontestable car il s’agit de la conséquence directe de la prescription extinctive (comp. C. Chainais, F. Ferrand, M. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile – Droit commun et spécial du procès civil – Modes amiable de résolution des différends (MARD), 37e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2024, p. 216, n° 234). Surtout, « l’on peut objecter qu’un délai de vingt ans paraît bien suffisant pour assurer l’effectivité d’un droit » (J.-D. Pellier, Retour sur le délai butoir de l’article 2232 du code civil, préc., spéc. n° 4).

Il demeure possible de se questionner car des situations particulières, comme celle de l’espèce, existent. La connaissance acquise en 2017 de l’éventuelle faute commise par l’expert-comptable aboutit bien à limiter la réparation en sectionnant une partie de la demande en raison de l’irrecevabilité tirée de l’écoulement complet de l’article 2232 du code civil. Cette limitation d’accès n’est-elle pas, tout de même, importante ? La réponse doit être nuancée puisque, par définition, une partie de la réparation reste possible pour la durée non touchée par le délai butoir (comp. toutefois le refus d’application de ce délai en matière d’obligation d’affiliation à une caisse de retraite par l’employeur, Soc. 3 avr. 2019, n° 17-15.568, Dalloz actualité, 9 mai 2019, obs. L. de Montvalon ; D. 2019. 2339 , note I. Ta ; ibid. 1558, chron. A. David, F. Le Masne de Chermont, A. Prache et F. Salomon ; ibid. 2020. 353, obs. M. Mekki ; RDT 2019. 401, étude A.-S. Ginon ; RTD civ. 2019. 586, obs. H. Barbier ). L’article 2232 du code civil édicte simplement une borne temporelle maximale, d’où la référence à la sécurité juridique qui est l’un des objectifs premiers de la prescription extinctive (sur la mise en concurrence de la sécurité juridique avec la justice, Rép. civ., v° Prescription extinctive, par A. Hontebeyrie, 2016, n° 10).

L’arrêt du 17 septembre 2025 relancera peut-être utilement la question de l’aménagement contractuel de l’article 2232 du code civil dont on ne sait pas vraiment si celui-ci est possible (J.-Cl. Civil Code,  Art. 2224 à 2227, par M. Mignot, spéc. n° 108). Si une telle prérogative existe, il est évident que la limitation de l’accès au juge deviendrait une problématique qui se poserait avec encore plus d’acuité, changeant l’orientation dessinée par la chambre commerciale en cas de raccourcissement conventionnel. Il serait au moins risqué, sinon hasardeux, d’inclure au sein d’un contrat une clause limitant le délai de 20 ans (comp. J.-D. Pellier, Retour sur le délai butoir de l’article 2232 du code civil, préc., spéc. n° 9 , qui défend l’idée que le texte est d’ordre public).

La mise en mouvement de la méthodologie

La dernière pièce maîtresse de l’arrêt sous commentaire consiste à déterminer à partir de quel moment le délai butoir doit commencer à courir. La disposition évoque « le jour de la naissance du droit » à rebours du point de départ dit glissant de l’article 2224 du code civil. 

La réponse donnée est, sur ce point, rapide, voire lapidaire. L’arrêt précise que « le point de départ du délai prévu à l’article 2232 du code civil, qui est distinct de celui prévu par l’article 2224 du même code, court, s’agissant d’une action en responsabilité d’un expert-comptable pour manquement à ses obligations contractuelles envers son client, à compter du fait générateur du dommage » (pt n° 9, nous soulignons). Dès lors, c’est à bon droit, selon la Cour de cassation, que la décision d’appel a considéré que la victime n’était pas recevable à obtenir la réparation de son préjudice pour la période antérieure aux vingt années qui ont précédé l’assignation. Par conséquent, l’intervalle compris entre la conclusion du contrat, le 11 septembre 1990, et le 29 août 1998 n’est pas inclus dans la temporalité utile du droit à réparation. La matérialisation du point de départ de l’article 2232 dans l’assignation paraît pertinente puisqu’elle fige l’apparition du fait générateur du dommage de manière certaine et donc la naissance du droit au sens de la disposition précitée.

On relèvera que la chambre commerciale insiste sur la différence entre les deux points de départ dans sa motivation, ce qui n’est pas anodin. Là où celui de l’article 2224 varie en fonction des particularités du droit en question, celui de l’article 2232 est attaché à la seule naissance du droit. Le délai butoir est, en ce sens, beaucoup plus rigide en raison de sa nature comme évoqué précédemment.

Voici donc un bien bel arrêt ayant trait au régime général des obligations. Ses silences comme ses précisions sont utiles. L’application de l’article 2232 du code civil au cas d’espèce – à cheval entre la période antérieure à la loi du 17 juin 2008 et celle postérieure – renseigne le juriste sur la difficulté de l’application de la loi dans le temps de ce texte. Quant au fond, l’absence d’entrave illégitime à l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme sera certainement discutée en doctrine eu égard aux problématiques soulevées.

 

Com. 17 sept. 2025, FS-B, n° 24-12.392

par Cédric Hélaine, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université d'Aix-Marseille

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