Présomption de titularité de droits d’auteur : un excès de rigueur
Dans un jugement du 4 septembre dernier, le Tribunal judiciaire de Marseille déclare irrecevable une action en contrefaçon de droits d’auteur d’une société AB Production commercialisant des modèles de maillot de bain pour femmes. Après avoir rappelé les dispositions de l’article L. 113-1 du code de la propriété intelectuelle (la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre a été divulguée), le tribunal estime que AB Production échoue dans cette preuve dans la mesure où le titulaire des marques sous lesquelles les maillots sont commercialisés n’est pas la société mais son gérant.
La société AB Production commercialise depuis 1998 des modèles de maillots de bain et accessoires de plage et de bain pour femmes (dont deux modèles dénommés Body Charm et Body Pierce). Elle distribue ses créations sous les marques « Lolita Angles » et « Dolly & Jane », marques détenues à titre personnel par le gérant de la société.
La société Diet diffusion textile (« DDT ») commercialise également des maillots de bain sous la marque « Lagon bleu ».
En juin 2021, la société AB Production s’est plainte de ce qu’elle considère comme une reproduction servile par la société DDT de deux de ses modèles de maillots de bain féminin.
Une action judiciaire est engagée notamment sur le fondement de la contrefaçon des droits d’auteur afférents aux créations de la société AB Production. En défense, de manière classique, la société DDT soulève une fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de la société AB Production. Le tribunal, estimant que les conditions de la présomption prétorienne de titularité des droits d’exploitation (revendiquée par la société AB Production) ne sont pas réunies, accueille cette fin de non-recevoir et déclare l’action sur le fondement du droit d’auteur irrecevable.
Après avoir rappelé les dispositions des articles L. 111-1 et L . 113-1 du code de la propriété intellectuelle, le tribunal développe son raisonnement :
« En l’espèce, la société AB Production soutient avoir commercialisé dès le mois de décembre 2010 le modèle de maillot de bain féminin BODY PIERCE, et, dès le mois de janvier 2015, le modèle de maillot BODY CHARM.
Au soutien de la revendication de ses droits d’auteur, la société AB Production verse au débat des factures de vente de ces modèles, à différents clients revendeurs, pour les périodes visées.
Elle expose être la créatrice des deux modèles de maillots litigieux.
Il n’est pas contesté que les marques LOLITA ANGELS et DOLLY & JANE ont été déposées et renouvelées par Monsieur [H], et non par la société AB Production.
Le fait que le titulaire des marques soit distinct (bien qu’il s’agisse du gérant) de la société AB Production qui revendique les droits d’auteur est de nature à écarter la présomption de titularité.
Les pièces produites au débat établissent que la société AB Production est le distributeur des maillots BODY PIERCE et BODY CHARM, mais ne démontrent pas qu’elle en serait la conceptrice.
Les pièces 5 et 11 de la demanderesse, dénommées «WORK BOOK», ne permettent pas de fixer la date de la création des maillots, ni de déterminer leur auteur. De même, les extraits de catalogues montrent la diffusion sous les marques dont Monsieur [H] est titulaire, mais ne permettent pas d’identifier l’auteur des modèles.
Aucun des éléments soumis au tribunal ne montre que la société AB Production aurait dessiné les deux maillots en litige.
En conséquence, les demandes formulées par la société AB Production au titre de la contrefaçon de droits d’auteur sur les maillots BODY CHARM et BODY PIERCE seront rejetées. »
La présomption de titularité des droits patrimoniaux au profit d’une société agissant en contrefaçon a été créée par la Cour de cassation dans son célèbre arrêt Aréo (en l’absence de revendication du ou des auteurs, l’exploitation de l’œuvre par une personne morale sous son nom fait présumer, à l’égard des tiers recherchés pour contrefaçon, que cette personne est titulaire sur l’œuvre du droit de propriété incorporelle de l’auteur, Civ. 1re, 24 mars 1993, n° 91-16.543, RTD com. 1995. 418, obs. A. Françon
). Si la nécessité d’une telle construction jurisprudentielle a pu être contestée (not., en raison du fait que le tiers contrefacteur ne saurait contester la validité des cessions sur le fondement de l’article L. 131-3 CPI), force est de constater qu’elle est solidement ancrée en droit positif.
Nous nous pencherons ici sur cette présomption et plus exactement sur le refus du tribunal de la reconnaître en l’espèce. À cet égard, le raisonnement du tribunal nous semble critiquable ; il nous semble que l’on puisse identifier deux sources de « perturbation » : une perturbation liée au visa de l’article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle et une distorsion due à une préoccupation d’exclure du bénéficie de la présomption un simple distributeur.
Trouble lié au visa choisi
Rappelons que selon la présomption de titularité la personne morale qui exploite de façon paisible et non équivoque une œuvre de l’esprit sous son nom est présumée, à l’égard des tiers recherchés en contrefaçon et en l’absence de revendication de droits d’auteur, titulaire des droits patrimoniaux.
Rappelons également qu’il s’agit d’une présomption prétorienne dont le visa varie au gré des décisions (CPI, art. L. 113-5, L. 113-1 et L. 111-1). En revanche, en principe ni les conditions ni les conséquences de cette présomption sont censées varier en fonction du visa choisi.
En l’espèce, le tribunal vise l’article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle qui dispose que la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre a été divulguée. Cette disposition établit donc une présomption distincte de celle portant sur la titularité des droits d’exploitation.
Si le choix de l’article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle n’est pas sans précédent, la jurisprudence distingue néanmoins normalement clairement les conditions d’application des deux présomptions qui n’ont ni les mêmes conséquences ni les mêmes conditions.
En l’espèce cette distinction est moins nette, ce qui se manifeste notamment dans le vocabulaire employé par le tribunal : les pièces ne démontrent pas que la société AB Production serait la conceptrice des modèles litigieux ; les pièces ne permettent pas de fixer la date de la création des maillots, ni de déterminer leur auteur ; les extraits de catalogue ne permettent pas d’identifier l’auteur des modèles.
Si ces arguments sont certes pertinents pour la recherche de l’identité de la personne physique auteur de l’œuvre, il n’en va pas de même s’agissant des conditions d’application de la présomption de titularité.
Or, l’approche adoptée par le tribunal revient, peu ou prou, à exiger de la société revendiquant le bénéfice de la présomption la preuve d’une intervention dans le processus créatif, une exigence qui a, par le passé, été posée par la jurisprudence.
Dans son arrêt du 23 novembre 2012 (Paris, 23 nov. 2012, n° 11/18021), la Cour d’appel de Paris a refusé le bénéfice de la présomption à une société en affirmant que la présomption ne doit être reconnue qu’à la condition qu’elle justifie avoir participé techniquement et financièrement à l’élaboration d’un processus créatif. Or, cet arrêt a été cassé par la Cour de cassation dans son arrêt du 10 juillet 2014 (Civ. 1re, 10 juill. 2014, n° 13-16.465), la Cour de cassation réfutant l’existence d’une telle condition. Cette position a été confirmée par la cour de renvoi (Paris, 23 févr. 2016, n° 15/04661 ; v. pour un ex. réc., TJ Lille, 5 sept. 2025, n° 24/14424).
Conformément à cette jurisprudence établie, on ne saurait exiger de la société revendiquant le bénéfice de la présomption des preuves de son rôle dans le processus créatif.
Distorsion liée au souci d’éviter que la présomption bénéficie au simple distributeur
Il ressort du jugement que le tribunal avait à cœur de ne pas faire bénéficier de la présomption une société qui n’était que le distributeur des produits litigieux. Il s’agit d’une préoccupation ancienne et traditionnelle (v. A. Lucas, A. Lucas-Schloetter et C. Bernault, Traité de la propriété littéraire et artistique, 5e éd., LexisNexis, 2017, § 1030), l’idée étant que le distributeur, ne jouissant pas du monopole du droit d’auteur, ne devrait pas avoir qualité à agir en contrefaçon.
Bien que cette préoccupation nous semble légitime, force est de constater qu’elle ne correspond plus tout à fait au droit positif.
Il est établi depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 6 octobre 2011 (Civ. 1re, 6 oct. 2011, n° 10-17.018) que la preuve de l’exploitation sous la marque détenue par la personne morale revendiquant le bénéficie de la présomption ne suffit pas. Dans cette affaire, la Cour de cassation a approuvé l’arrêt d’appel qui avait refusé le bénéfice de la présomption à une société qui avait apporté la preuve que les produits étaient bien commercialisés sous la marque dont elle était titulaire mais aucun autre élément (telles les factures).
L’arrêt d’appel (Douai, 25 févr. 2010) avait refusé d’appliquer la présomption en relevant que la marque est un signe qui sert à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale et ne confère aucune protection au titre du droit d’auteur. Par ailleurs, la cour d’appel fait remarquer que la marque en cause avait fait l’objet de licences au profit de tiers de sorte que la société n’avait pas démontré que les maillots de bains en cause avaient été divulgués et/ou exploités sous son nom parce qu’ils ont été commercialisés sous la marque.
Il résulte de cette jurisprudence une règle claire : la présomption suppose la preuve des actes d’exploitation sous le nom de la société concernée et non simplement sous une marque lui appartenant.
Or, dans la décision commentée cette preuve était apportée car le tribunal précise que la société AB Production avait versé aux débats des factures de vente des modèles concernés. Cependant, le tribunal écarte la présomption relevant notamment que la marque sous laquelle les produits étaient exploités était détenue non par la société AB Production mais par son gérant : « Le fait que le titulaire des marques soit distinct (bien qu’il s’agisse du gérant) de la société AB Production qui revendique les droits d’auteur est de nature à écarter la présomption de titularité ».
Cette affirmation interroge.
Il convient d’écarter la lecture selon laquelle cette circonstance vaudrait revendication des droits d’auteur par le titulaire des marques ; rien dans le jugement ne permet de soutenir que le gérant revendiquait des droits d’auteur sur les modèles.
En réalité, le tribunal semble à la recherche d’éléments de preuves autres que les factures qui lui permettrait de conclure que la société AB Production n’est pas un simple distributeur des produits litigieux.
En effet, s’il est admis que la preuve d’actes d’exploitation sous le nom de la société (dont la preuve par excellence semble être les factures) est bien nécessaire, on peut, au regard de la jurisprudence, se demander si elle est suffisante.
La Cour de cassation semble parfois poser une condition supplémentaire. Dans son arrêt du 6 janvier 2011 (Civ. 1re, 6 janv. 2011, n° 09-14.505, Dalloz actualité, 20 janv. 2011, obs. J. Daleau ; D. 2011. 1121, obs. V. Da Silva
; ibid. 2164, obs. P. Sirinelli
; RTD com. 2011. 103, obs. F. Pollaud-Dulian
), elle affirme : « la présomption de la titularité des droits d’exploitation dont peut se prévaloir à l’égard des tiers poursuivis en contrefaçon la personne qui commercialise sous son nom un objet protégé par le droit d’auteur, suppose, pour être utilement invoquée, que soit rapportée la preuve d’actes d’exploitation ». Cet attendu est repris dans l’arrêt du 6 octobre 2011 susvisé.
Cette formulation de la présomption semble poser une distinction entre, d’une part, les preuves d’une commercialisation sous le nom de la société et, d’autre part, les preuves d’actes d’exploitation. Faut-il en déduire des preuves d’actes d’exploitation, outre la commercialisation sous son nom, sont nécessaires ?
Malgré les attendus visés ci-dessus, force est de constater qu’en principe la réponse est non ; la seule preuve de la commercialisation de l’objet protégé sous le nom de la société (catalogue, factures) suffit (sous réserve du respect des autres conditions).
D’une part, la jurisprudence la plus récente ne reprend pas cette formulation (à titre d’ex., Civ. 1re, 10 avr. 2013, n° 12-12.886, D. 2013. 1392
, note S. Chatry
; ibid. 1973, chron. M. Vivant
; ibid. 2014. 2078, obs. P. Sirinelli
; RTD com. 2013. 290, obs. F. Pollaud-Dulian
; TJ Lille, 5 sept. 2025, n° 24/14424 ; TJ Paris, 26 sept. 2025, n° 22/03301, une personne morale est présumée titulaire des droits d’exploitation à l’égard des tiers si elle commercialise l’œuvre sous son nom de façon non équivoque en l’absence de revendication du ou des auteurs).
On voit dans ces formulations que la seule condition imposée à la commercialisation sous le nom de la société est qu’elle soit non équivoque (ou paisible).
D’autre part, une lecture attentive de l’arrêt du 6 octobre 2011 révèle que dans l’esprit de la Cour les factures non produites eussent valu preuve de l’accomplissement d’actes d’exploitation (« ni factures ni aucun autre élément de preuve propre à établir l’accomplissement par elle-même d’actes d’exploitation »).
Il est vrai que l’arrêt du 6 janvier 2011 pourrait faire douter de cette conclusion. En effet, dans cette affaire, la Cour exige clairement, outre les preuves de l’exploitation sous le nom de la société (factures), des instructions précises adressées à la société chinoise pour leur fabrication. Toutefois, il s’agit d’un cas de figure particulier où la commercialisation sur le marché français a lieu concomitamment par deux sociétés différentes s’étant approvisionnées auprès du même fabricant chinois.
Hormis ce cas exceptionnel, force est de constater qu’en l’état du droit positif, la preuve de la commercialisation non équivoque et paisible sous le nom de la société (not., par des factures) est suffisante et nul besoin de prouver d’autres actes d’exploitation. Par conséquent, il faut conclure qu’en principe rien ne s’oppose à ce que le distributeur des produits concernés puisse bénéficier de la présomption.
TJ Marseille, 1re ch. civ., 4 sept. 2025, n° 22/07815
par Asim Singh, Avocat associé
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