Prêt en bibliothèque de livres numérisés : pas de fair use selon les juridictions américaines
La cour d’appel du second circuit a rendu un arrêt qui fait une interprétation stricte du fair use, en refusant la possibilité à la bibliothèque en ligne Internet Archive de prêter à ses usagers des livres numérisés à partir d’exemplaires papier sans l’autorisation explicite des éditeurs.
La décision rendue par la cour d’appel du second circuit le 4 septembre dernier se penche sur la pratique du controlled digital lending (ou CDL) qui a été théorisée par des juristes et bibliothécaires américains et repose sur une utilisation audacieuse des règles sur l’épuisement des droits et de la doctrine du fair use. Elle consiste à numériser l’exemplaire physique d’un livre acheté par la bibliothèque, exemplaire qui est ensuite exclu du prêt au public, et à prêter le fichier numérique obtenu selon des modalités qui reproduisent, grâce à des mesures techniques de protection, la circulation d’un livre physique : prêt pour une durée limitée, à un seul utilisateur à fois. La bibliothèque crée ainsi son propre livre numérique, ce qui lui permet d’éviter de recourir aux licences commerciales proposées par des éditeurs, qui peuvent imposer des conditions défavorables aux bibliothèques : catalogues réduits et prix élevés par rapport aux livres numériques proposés au grand public ou imposition de restrictions contractuelles spécifiques. Elle peut ensuite, selon les partisans du CDL, prêter le livre numérique de façon légale à son public puisqu’elle ne fait que remplacer le livre physique par le fichier numérique correspondant, sans en élargir la diffusion.
Internet Archive, le défendeur de l’affaire commentée, est un organisme américain à but non lucratif qui a pour mission principale l’archivage d’internet, mais agit également comme bibliothèque numérique à travers son projet Open Library. Avec Open library, Internet Archive pouvait prêter, en 2020, 1,4 million d’ouvrages numérisés sur une plateforme de bibliothèque en ligne avec un système de CDL. Lors de la pandémie de covid-19, Open Library a mis en place une bibliothèque d’urgence en levant temporairement la limite du nombre simultané d’utilisateurs qui peuvent télécharger un livre. C’est ce dispositif qui a poussé quatre grands éditeurs, Hachette Book Group, Penguin Random House, HarperCollins et Wiley, à intenter une action en contrefaçon contre Internet Archive pour ses activités de bibliothèque numérique.
Un premier jugement rendu en 2023 par la District Court for the Southern District of New York (Hachette Book Group, Inc. v. Internet Archive, 20-CV-4160 (JGK), (S.D.N.Y. 2023)) avait donné raison aux demandeurs, en écartant la défense de fair use avancée par Internet Archive. Cette dernière avait alors interjeté appel, sans contester que ses actions constituent des faits de contrefaçon mais en maintenant sa défense de fair use.
La doctrine du fair use
Le fair use est une doctrine de droit américain. Il s’agit d’une exception ouverte au monopole imposé par le copyright : l’usage d’une œuvre protégée peut être autorisé s’il s’agit d’un usage légitime. Le caractère légitime est évalué par le juge selon des critères définis au § 107 du Copyright Act :
- l’objectif et la nature de l’usage, notamment s’il est de nature commerciale ou éducative et sans but lucratif ;
- la nature de l’œuvre protégée ;
- la quantité et l’importance de la partie utilisée en rapport à l’ensemble de l’œuvre protégée ;
- les conséquences de cet usage sur le marché potentiel ou sur la valeur de l’œuvre protégée.
Ces critères doivent être pris dans leur ensemble lors d’un exercice d’appréciation au cas par cas qui doit permettre au juge de déterminer si une utilisation relève ou non du fair use.
Le premier critère, celui de l’objectif et de la nature de l’usage, dépend de l’objectif (commercial ou non) de l’usage mais aussi de son éventuel caractère transformatif : plus un usage sera jugé transformatif, plus il aura des probabilités de remplir le premier critère et d’être qualifié de fair use. Ce test du caractère transformatif, dégagé de manière jurisprudentielle, a gagné en importance depuis les années 1990 au point de jouer un rôle crucial dans les décisions de fair use récentes.
Un usage insuffisamment transformatif
Dans la décision de la cour d’appel, la discussion portait surtout sur le premier critère du fair use et en particulier sur le caractère transformatif de l’utilisation d’Internet Archive. Il est précisé que ce caractère n’est pas à interpréter de façon littérale : un usage peut être transformatif sans modifier l’œuvre. Par exemple, changer le contexte de présentation ou le message véhiculé peut constituer une transformation. Ainsi une parodie, qui présente l’œuvre originelle sous un angle critique ou comique, sera en général considérée comme transformative.
Le caractère transformatif peut également résider dans l’usage qui est fait de l’œuvre. Ainsi, les principaux précédents auxquels a été comparé ce cas, puisqu’ils faisaient intervenir des questions juridiques similaires et des faits d’espèces proches, sont deux décisions rendues à propos de la numérisation de livres de bibliothèques : Authors Guild v. HathiTrust, 755 F.3d 87 (2d Cir. 2014), et Authors Guild v. Google, 804 F.3d 202 (2d Cir. 2015). Dans ces deux cas, la cour avait bien conclu que la numérisation constituait un usage transformatif. En effet, ces projets avaient numérisé des ouvrages pour créer une base de données dans laquelle il est possible de chercher en plein texte grâce aux technologies de reconnaissance de caractères et avaient ainsi significativement transformé les usages possibles de l’œuvre.
À l’inverse, dans la présente affaire, l’usage transformatif n’a pas été retenu par la cour d’appel. Cette dernière rappelle d’abord que l’usage ne peut pas être transformatif uniquement en raison d’un changement de support – en l’occurrence du livre papier au livre numérique. De plus, la cour ne trouve pas ici d’utilisation nouvelle, puisque ce nouveau livre numérique est, comme le livre papier, destiné au prêt en bibliothèque.
La cour d’appel examine ensuite successivement les autres critères du fair use. Elle retient, contrairement à la juridiction de première instance, que l’usage n’a pas une nature commerciale. En revanche, elle considère la nature de l’œuvre protégée comme fortement créative, s’agissant de littérature, la quantité reproduite comme importante, puisque la totalité du livre est numérisée, et retient un probable effet négatif sur le marché de l’octroi de licences de livres numériques aux bibliothèques comme sur celui de la vente de livres physiques au grand public.
Pour évaluer l’effet sur le marché potentiel de l’usage d’Internet Archive, la cour procède à une balance des intérêts entre les intérêts du public et celui des ayants droits. En effet, même si Internet Archive ne peut pas prouver que son usage n’a aucun effet adverse sur le marché, ce dernier critère pourrait tout de même pencher en sa faveur si cet usage était très largement bénéfique à la société. Or, en l’occurrence la cour, à l’exemple de l’appelant, reconnaît que la diffusion de la connaissance est souhaitable et « que les bibliothèques et les consommateurs pourront retirer des bénéfices à court terme de l’accès à des livres numériques gratuits ». Toutefois, cela entraînerait, selon la cour, un coût social à long terme. Pour en venir à cette conclusion, elle revient à la justification théorique du copyright telle qu’elle figure dans la Constitution américaine, l’encouragement à la création et à l’avancée de l’art. Mettre gratuitement à disposition du public des œuvres protégées affaiblirait le copyright et retirerait, à terme, aux auteurs leur motivation à créer. Or, « une pénurie d’activité créative aurait incontestablement un effet négatif pour le public ». Ce raisonnement laisse peu de place à la possibilité d’une limitation du copyright pour bénéficier à l’intérêt général puisque le copyright lui-même est alors, précisément, justifié par ce même intérêt général.
C’est en effet à cette conclusion que semble aboutir la cour d’appel. En pondérant les différents critères, elle décide que l’usage d’œuvres protégées par Internet Archive, dans le cadre de sa bibliothèque en ligne, ne relève pas du fair use. Surtout, elle finit sa décision en rappelant que c’est avant tout l’équilibre trouvé par le législateur en matière de copyright qui doit être respecté. La cour écrit ainsi, dans sa conclusion, que, s’il existe un conflit entre l’accès du public aux œuvres créatives et le droit des auteurs à être rémunérés pour leur création, « le Congrès a équilibré ces "revendications concurrentes à l’intérêt public" dans le Copyright Act » et que « nous devons maintenir cet équilibre ici ». Cette décision, qui ne fait pas une interprétation large du fair use, n’est pas surprenante dans le contexte de la jurisprudence américaine récente qui tend à une restriction de la notion d’usage transformatif et, partant, des usages couverts par le fair use.
La question des œuvres sur support numérique
L’arrêt Internet Archive peut être rapproché de plusieurs décisions européennes qui concernent le livre numérique et plus particulièrement son utilisation en bibliothèque.
Sur le sujet de la numérisation d’ouvrages en bibliothèque, la présente décision peut faire penser à l’arrêt européen Technische Universität Darmstadt (CJUE 11 sept. 2014, aff. C-117/13, Dalloz actualité, 18 sept. 2014, obs. J.-M. Pastor ; AJDA 2014. 1743
; ibid. 2295, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser
; D. 2014. 1872
; Légipresse 2014. 520 et les obs.
; ibid. 611, comm. J.-M. Bruguière
; JAC 2014, n° 17, p. 6, obs. E. Scaramozzino
; RTD com. 2014. 810, obs. F. Pollaud-Dulian
; RTD eur. 2014. 965, obs. E. Treppoz
). Dans ce dernier arrêt, la Cour de justice de l’Union européenne interprète l’exception dite « bibliothèques » issue de l’article 5.2, n), de la directive 2001/29/CE, qui a depuis été élargie par la directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019. La Cour reconnaît un droit à numériser les documents que les bibliothèques possèdent dans leurs collections et à communiquer les fichiers obtenus à leur public selon les modalités prévues par l’exception, ce même lorsqu’il existe une offre commerciale des éditeurs pour ces mêmes documents. Ainsi, l’exception européenne dédiée pourrait laisser une plus large marge de manœuvre aux bibliothèques que le fair use.
Toute cette jurisprudence pose finalement, au-delà de la seule question des bibliothèques, celle du statut d’un fichier numérique contenant une œuvre protégée, par rapport à celle d’un objet physique qui contiendrait la même œuvre : le propriétaire du support physique d’une œuvre peut-il transférer cette œuvre sur un support numérique ? Peut-on faire le même usage d’un fichier numérique que d’un objet matériel ?
US Court of Appeals for the second circuit, 4 sept. 2024, n° 23-1260
Lefebvre Dalloz