Prêts libellés en devise étrangère : précisions autour des clauses abusives et de la responsabilité du banquier

Dans deux arrêts rendus le 28 juin 2023, la première chambre civile de la Cour de cassation revient sur le périmètre de la protection contre les clauses abusives, mais également sur le point de départ de la prescription de l’action en responsabilité contre le prêteur de deniers.

Deux arrêts rendus le 28 juin 2023 permettent de prendre la mesure de l’importance du croisement entre le droit des clauses abusives et celui de la responsabilité civile. Les développements jurisprudentiels autour des prêts libellés en devises étrangères invitent, en effet, à prêter attention aux décisions publiées à ce titre. Les deux arrêts commentés aujourd’hui doivent être lus en combinaison en ce qu’ils énoncent la même solution concernant le point de départ de la prescription applicable à l’action en responsabilité contre le banquier prêteur de deniers et en ce qu’ils permettent de mieux appréhender le périmètre du droit des clauses abusives.

Les faits du pourvoi n° 22-13.969 sont assez classiques en la matière. Par deux actes en date du 27 octobre 2005 puis du 2 juin 2006, un établissement bancaire consent à une société civile immobilière deux prêts immobiliers libellés en francs suisses qui sont remboursables en 180 mensualités pour le premier et en 240 mensualités pour le second. Cette opération a permis à la société civile immobilière (SCI) d’acquérir des immeubles à des fins d’investissement locatif. La SCI assigne en nullité l’établissement bancaire le 17 janvier 2019 en arguant que les clauses d’indexation insérées aux contrats sont abusives. Elle y ajoute une demande en réparation du préjudice subi à l’occasion de la faute commise par la banque ne l’ayant pas informée du risque de l’opération. La cour d’appel rejette la demande fondée sur les clauses abusives dans la mesure où les stipulations litigieuses étaient claires et compréhensibles. Elle déclare prescrite la demande en indemnisation en fixant le point de départ d’une telle action en responsabilité à la date d’octroi des crédits. La SCI emprunteuse se pourvoit en cassation faisant grief à la solution tant de ne pas avoir considéré les clauses d’indexation comme abusives mais également de ne pas avoir fait application d’un point de départ glissant de l’article 2224 du code civil ou de l’article L. 110-4 du code de commerce.

Les faits du pourvoi n° 21-24.720 sont assez proches de cette première affaire. On y retrouve deux prêts immobiliers in fine libellés en francs suisses conclus en 2004 et remboursables en 2016 et en 2017. Le taux d’intérêt est variable puisqu’il est indexé sur l’indice Libor trois mois. Les emprunteurs se rendent compte de la dangerosité de l’opération et souhaitent voir certaines clauses annulées en raison de leur caractère abusif. Ils assignent donc la banque en ce sens ainsi qu’en responsabilité pour manquement au devoir d’information sur les risques encourus. La cour d’appel saisie du litige déclare irrecevable l’action en responsabilité car diligentée cinq ans après la conclusion des contrats. Sur les clauses litigieuses, les juges du fond rejettent la demande des emprunteurs en précisant que la description du mécanisme permettant le paiement des échéances aurait dû alerter ces derniers et qu’ils avaient déclaré expressément avoir pris connaissance des risques de change dans un document contractuel. Là encore, les emprunteurs se pourvoient en cassation en reprochant à ce raisonnement une double violation de la loi.

Les deux arrêts rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation le 28 juin 2023 aboutissent à deux cassations. On y retrouve des rappels utiles sur l’exacte délimitation de la protection contre les clauses abusives, mais également une nouvelle figure de la fresque sur le point de départ glissant de la prescription quinquennale de droit commun.

Deux rappels sur le périmètre du contrôle des clauses abusives

Le cadre de la protection contre les clauses abusives repose sur plusieurs constantes conformément à la directive 93/13/CEE. Les deux arrêts du 28 juin 2023 permettent de s’intéresser tant à la qualité du demandeur qu’au contrôle des clauses portant sur l’objet principal du contrat.

Dans l’affaire n° 22-13.969, le raisonnement déployé par les parties occultait un élément important sur l’application des règles du code de la consommation. On sait qu’il faut être consommateur ou non-professionnel pour que l’article L. 132-1 du code de la consommation dans sa rédaction applicable au litige puisse être avancé utilement. Le même champ d’application ratione personae se retrouve aux articles 212-1 et 212-2 nouveaux du même code (v. J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 3e éd., Dalloz, coll. « Cours », 2021, p. 129, n° 95) La première chambre civile de la Cour de cassation offre une lecture respectueuse de la directive 93/13/CEE quand elle vient préciser à son paragraphe n° 5 qu’« une société civile immobilière agit en qualité de professionnel lorsqu’elle souscrit des prêts immobiliers pour financer l’acquisition d’immeubles conformément à son objet » (nous soulignons). Voici un énoncé lapidaire qui vient à lui seul sauver une solution prise par une cour d’appel probablement un peu hâtivement. Si on se rappelle que les clauses portant sur la prestation essentielle du contrat échappent normalement à la protection des clauses abusives tant que celles-ci sont rédigées de manière claire et compréhensible, il faut toujours au préalable vérifier les qualités de chaque protagoniste pour déterminer le périmètre d’action du texte. En pareille situation, la SCI avait conclu les deux prêts pour acquérir des immeubles de rapport. Or, une telle activité l’empêchait de pouvoir se prévaloir de la protection des clauses abusives de l’article L. 132-1 ancien ou L. 212-2 nouveau. Une telle jurisprudence concourt à une certaine délimitation utile du champ de la directive 93/13/CEE en droit français (v. par ex., Civ. 1re, 9 mars 2022, n° 21-10.487, Dalloz actualité, 17 mars 2022, obs. C. Hélaine ; Rev. prat. rec. 2022. 19, chron. R. Bouniol  ; 20 avr. 2022, n° 20-19.043 F-B, Dalloz actualité, 11 mai 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 789  ; ibid. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud  ; RTD com. 2022. 579, obs. A. Lecourt  ; ibid. 632, obs. D. Legais ). Elle rappelle également un arrêt récent de la chambre commerciale de la Cour de cassation sur la notion de professionnel en matière de disproportion du cautionnement (Com. 21 juin 2023, n° 21-24.691 F-B, Dalloz actualité, 27 juin 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1220 ). Le rendez-vous était donc manqué dans cette affaire sur un contrôle au fond des stipulations considérées comme abusives.

Dans l’affaire n° 21-24.720, il n’y avait pas de doute sur la qualité de consommateurs des demandeurs au pourvoi. Restait donc à analyser le caractère abusif ou non des clauses d’indexation. Mais concernant des stipulations portant sur l’objet principal du contrat, le contrôle des clauses abusives est normalement exclu sauf si ces clauses ne sont pas rédigées de façon claire et compréhensible (§ n° 9 de l’arrêt commenté). La décision du 28 juin 2023 réutilise une motivation désormais bien connue (v. Civ. 1re, 7 sept. 2022, n° 20-20.826 F-B, Dalloz actualité, 15 sept. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 1557  ; ibid. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ), des spécialistes de la question car s’appuyant sur la jurisprudence du 10 juin 2021 de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE 10 juin 2021, aff. C-776/19 à C-782/19, Dalloz actualité, 9 juill. 2021, obs. J.-D. Pellier ; D. 2021. 2288 , note C. Aubert de Vincelles  ; ibid. 2022. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki  ; ibid. 574, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud  ; RDI 2021. 650, obs. J. Bruttin  ; RTD com. 2021. 641, obs. D. Legeais ). La banque prêteuse de deniers doit fournir, en effet, aux emprunteurs, des informations suffisantes et concrètes pour comprendre le fonctionnement du mécanisme financier du prêt libellé en devise étrangère, d’une part et, d’autre part, elle doit délivrer une information pertinente sur le risque de ces contrats notamment en cas de dépréciation importante de la monnaie dans laquelle les emprunteurs perçoivent leurs revenus. La motivation utilisée par les juges du fond impliquait nécessairement une cassation puisque ces derniers ne s’étaient pas appuyés sur ces critères jurisprudentiels dégagés par la Cour de justice mais sur la description du mécanisme qui aurait dû alerter les emprunteurs sur les risques encourus par la conclusion de tels contrats. L’exigence de transparence des clauses qui concernant l’objet principal du contrat trouve, ainsi, un écho particulier en matière de clauses abusives et plus particulièrement de prêts libellés en devise étrangère.

Ces deux arrêts viennent donc bien rappeler toute l’importance d’une qualification pertinente des parties en présence. Quand le dispositif des clauses abusives s’applique, une clause d’indexation dans un contrat de prêt libellé en devise étrangère peut ne pas échapper à la protection contre ces stipulations déséquilibrées puisque bien souvent celles-ci ne sont pas suffisamment claires et compréhensibles. Afin de jauger cette transparence, les critères prétoriens sur l’information délivrée doivent alors être utilisés avec prudence pour déterminer si la clause encourt un réputé non écrit. En somme, nihil novi sube sole.

En ce qui concerne le second problème, la motivation est parfaitement identique.

Un point de départ de la prescription toujours aussi glissant

Les prêts libellés en devise étrangère ont donné lieu à une jurisprudence pléthorique sur les conséquences de leur octroi (v. par ex., Civ. 1re, 20 avr. 2022, n° 19-11.599 FS-B et n° 20-16.316 FS-B, Dalloz actualité, 12 mai 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 789  ; ibid. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud  ; RDI 2022. 382, obs. J. Bruttin  ; 7 sept. 2022, n° 20-20.826 F-B, Dalloz actualité, 15 sept. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 1557  ; ibid. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ). Mais il est vrai que, pour l’heure, l’essentiel des arrêts était davantage tourné vers le fond de l’action en responsabilité que sur le problème préalable de sa recevabilité. Sur ce point, on retrouve une action soumise au délai quinquennal de l’article 2224 du code civil ou de l’article L. 110-4 du code de commerce en fonction des cocontractants concernés. Or, le point de départ de cette prescription pose parfois difficulté aux plaideurs. La jurisprudence connaît un développement extrêmement important sur cette thématique et l’année 2022 a été marquée par de très nombreuses solutions à ce sujet. Le but reste toujours de savoir à quel moment le demandeur a eu connaissance ou aurait dû avoir connaissance des faits lui permettant d’exercer son action. Les arrêts dans les affaires n° 22-13.969 et n° 21-24.720 offrent des réponses similaires.

Le paragraphe n° 10 de l’arrêt n° 22-13.969 et le paragraphe n° 5 de l’arrêt n° 21-24.720 suivent la même construction dans cette optique. Ils permettent de comprendre l’orientation très nette de la solution selon la première chambre civile qui précise que « l’action en responsabilité de l’emprunteur à l’encontre du prêteur au titre d’un manquement à son devoir d’information portant sur le fonctionnement concret de clauses d’un prêt libellé en devise étrangère et remboursable en euros et ayant pour effet de faire peser le risque de change sur l’emprunteur se prescrit par cinq ans à compter de la date à laquelle celui-ci a eu connaissance effective de l’existence et des conséquences éventuelles d’un tel manquement » (nous soulignons). Or, en la matière, le raisonnement des juges du fond semblait dans les deux pourvois s’écarter des arrêts déjà rendus ayant dessiné un tel point de départ glissant au profit d’une date unique, celle de l’octroi des crédits. Une telle date ne permet pas toutefois à l’article 2224 du code civil ou à l’article L. 110-4 du code de commerce de déployer ici leurs effets et de respecter la conception du point de départ dit glissant. Au moment de l’octroi de l’emprunt, l’emprunteur ne connaît pas encore la difficulté de la clause litigieuse. À dire vrai, il n’aurait sinon sans doute pas conclu la convention. Les faits de l’arrêt n° 22-13.969 montrent bien que la SCI a connu une augmentation de ses échéances à partir de février 2015 en raison d’une orientation de la clause d’indexation qui n’était pas en sa faveur à partir de ce moment précis qui est bien postérieur à la date de conclusion des deux emprunts. C’est à ce moment que la société a pu prendre connaissance des conséquences du manquement au devoir d’information portant sur le fonctionnement des clauses du prêt libellé en devise étrangère. L’action diligentée le 17 janvier 2019 ne pouvait donc pas être prescrite puisque le délai quinquennal de cinq ans n’avait pas encore expiré.

Voici donc deux arrêts montrant toutes les subtilités des conséquences des prêts libellés en devise étrangère. Les clauses d’indexation peuvent faire l’objet d’un certain contrôle sous l’angle du principe de transparence et le prêteur de deniers peut voir sa responsabilité engagée s’il n’a pas suffisamment informé son emprunteur sur le fonctionnement concret des clauses concernées. Le point de départ de la prescription d’une telle action doit être fixé avec une certaine prudence.

On se rappellera que contrairement à l’article 2224 du code civil, l’article 2225 connaît un point de départ beaucoup plus stable, lequel a donné lieu à un revirement de jurisprudence particulièrement remarqué il y a quelques semaines concernant la responsabilité de l’avocat (Civ. 1re, 14 juin 2023, n° 22-17.520 FS-B, Dalloz actualité, 19 juin 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1180 ).

 

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