Prêts libellés en devises étrangères et clauses abusives : des précisions toujours utiles

Dans un arrêt AM et PM c/ mBank S.A. rendu le 21 septembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient préciser quelques contours de l’appréciation des clauses abusives dans le cadre notamment des prêts libellés en devises étrangères.

Les renvois préjudiciels concernant le droit des clauses abusives continuent d’occuper la Cour de justice de l’Union européenne. L’été aura été, en effet, l’occasion de lire plusieurs décisions intéressantes sur le sujet (CJUE 13 juill. 2023, aff. C-35/22, Dalloz actualité, 22 sept. 2023, obs. C. Hélaine ; aff. C-265/22, Dalloz actualité, 15 sept. 2023, obs. C. Hélaine). Ces derniers jours ont été l’occasion d’accueillir un nouvel arrêt, AM et PM c/ mBank, rendu le 21 septembre 2023.

Les faits à l’origine de l’affaire sont plutôt classiques et commencent en Pologne. Des emprunteurs mariés décident, le 7 octobre 2009, de conclure auprès d’une banque (la société mBank) un contrat de prêt hypothécaire pour une somme d’environ 54 560 € (246 500 zlotys polonais) dont le taux est indexé sur le change du franc suisse. Le taux du prêt était variable et était déterminé par rapport au LIBOR trois mois (pour la devise dans laquelle le prêt est accordé), augmenté d’une certaine marge fixe de la banque. Les emprunteurs ont signé une déclaration par laquelle ils reconnaissaient les risques du contrat de prêt. Il faut noter que l’un des emprunteurs s’avère être un employé de la société mBank. La précision nous sera utile plus tard.

Le 7 avril 2020, les emprunteurs introduisent un recours dans le Sąd Rejonowy dla Warszawy – Śródmieścia w Warszawie (le Tribunal d’arrondissement de Varsovie en Pologne). Ils souhaitent, ce faisant, obtenir la nullité de certaines clauses du contrat de prêt comme étant abusives. Ils sollicitent également la condamnation de la banque aux intérêts indûment perçus et sa condamnation au remboursement des fonds indûment perçus à l’heure actuelle. La juridiction polonaise, qui est la juridiction de renvoi, observe que les clauses litigieuses du contrat de prêt en question contiennent des stipulations au même contenu que certaines clauses inscrites au registre polonais des clauses illicites. Celle-ci hésite alors à statuer en l’état car elle ne sait pas si elle peut automatiquement déclarer abusives ces clauses sans pour autant caractériser in concreto leur caractère abusif, par simple renvoi au registre national les qualifiant ainsi. Facteur de complexité supplémentaire, les emprunteurs pouvaient convertir le montant de leur prêt selon le taux de change de l’établissement bancaire de leur choix et ne plus être tributaires du taux de change établi par l’emprunteur. La juridiction de renvoi se questionne, enfin, sur le devoir d’information de la banque à son employé emprunteur eu égard à la formation et à l’expérience de celui-ci.

Le tribunal saisi décide de surseoir à statuer pour renvoyer les questions préjudicielles suivantes à la CJUE :

« 1) L’article 3, paragraphe 1, l’article 7, paragraphes 1 et 2, et l’article 8 de la directive [93/13] ainsi que le principe d’efficacité doivent-ils être interprétés en ce sens qu’il suffit, pour qu’une clause contractuelle qui n’a pas fait l’objet d’une négociation individuelle soit considérée comme une clause abusive, que le contenu de cette clause contractuelle corresponde à celui d’une clause d’un contrat type qui a été inscrite au registre des clauses illicites ?

2) L’article 3, paragraphe 1, de la directive [93/13] doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une [jurisprudence] nationale selon laquelle une clause contractuelle abusive perd son caractère abusif si le consommateur concerné peut choisir d’exécuter ses obligations contractuelles sur la base d’une autre clause contractuelle qui est équitable ?

3) L’article 3, paragraphe 1, et l’article 4, paragraphe 1, de la directive [93/13] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’un professionnel a l’obligation d’informer chaque consommateur des caractéristiques essentielles d’un contrat et des risques liés à celui‑ci, même si le consommateur en question a des connaissances pertinentes dans ce domaine ?

4) L’article 3, paragraphe 1, l’article 6, paragraphe [1], et l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] doivent-ils être interprétés en ce sens que, lorsque plusieurs consommateurs concluent un même contrat avec un professionnel, les mêmes clauses contractuelles peuvent être considérées comme abusives à l’égard du premier consommateur et comme équitables à l’égard du second et, dans ce cas de figure, peut-il en résulter que ce contrat est nul en ce qui concerne le premier consommateur et valide en ce qui concerne le second, de telle sorte que [ce dernier] est tenu de respecter toutes les obligations découlant dudit contrat ? »

Nous allons étudier quelles réponses la Cour de justice apporte dans son arrêt du 21 septembre 2023.

Les réponses apportées quant à l’appréciation du caractère abusif

La première question concerne les fameux registres nationaux des clauses illicites. Il s’agit d’une pratique connue puisqu’en France, le code de la consommation répute certaines clauses abusives (J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 3e éd., Dalloz, coll. « Cours », 2021, p. 138, n° 102). La législation polonaise procède d’une manière plus ou moins proche. La Cour de justice commence par rappeler les canons de la matière, à savoir notamment que l’architecture des textes de l’Union sur les clauses abusives reposent sur la situation d’infériorité dans laquelle se trouve le consommateur (§ 33) mais également que cette architecture est une « harmonisation partielle et minimale des législations nationales relatives aux clauses abusives » (§ 39). Il est donc parfaitement logique que les États membres puissent s’en éloigner pour aller plus loin dans la protection impulsée en droit interne, par exemple en recourant à des listes ou à des registres nationaux de clauses illicites. La CJUE n’a jamais jugé que ces dispositifs méconnaissaient la directive 93/13/CEE, bien au contraire. Ces listes viennent, en somme, améliorer le contenu de la protection contre les clauses abusives (CJUE 26 févr. 2015, aff. C-143/13, Matei, D. 2016. 617, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud  ; 21 déc. 2016, aff. C-119/15, Biuro podróży « Partner »).

Par conséquent, à la condition que le registre soit tenu correctement et de manière transparente pour l’intérêt tant des consommateurs que des professionnels, celui-ci peut servir de base utile au juge pour statuer.

On observera l’art et la manière de la Cour de justice de ne pas répondre de manière frontale à la question préjudicielle posée. Elle tranche d’une manière habile en rappelant que le juge qui compare la clause litigieuse à celle insérée dans le registre porte déjà une appréciation conforme à la directive. En somme, dès que la clause est équivalente à celle inscrite au registre des clauses illicites, l’autorité nationale peut considérer celle en jeu dans le litige comme abusive. C’est une solution cohérente eu égard à la nature même des registres de clauses illicites qui ont une double fonction comminatoire et informative des pratiques possibles par les professionnels par jeu de miroir. Mais toute l’interrogation repose sur l’équivalence d’une clause par rapport à une autre et la juridiction de renvoi polonaise devra rester très attentive sur ce point.

La deuxième question concerne un problème plus délicat, à savoir celui de la perte du caractère abusif d’une première clause quand une seconde vient prévoir une possibilité licite d’exécution dans des conditions différentes. La Cour de justice rappelle un principe de bon sens, celui selon lequel le juge doit évaluer le caractère abusif en tenant compte de l’environnement contractuel dans son ensemble (§ 50). La décision parle d’ailleurs de ce que l’on appelle « l’effet cumulatif des clauses », expression qui est connue des lecteurs de la Cour en matière de clauses abusives. L’effet cumulatif postule que certaines clauses peuvent avoir un caractère abusif par empilement les unes sur les autres. On retrouve un esprit de système qui est également poursuivi par la directive 93/13/CEE.

Mais l’effet cumulatif trouve des limites quand on tente de l’inverser. Le point 54 de l’arrêt commenté permet d’y voir plus clair : « Dès lors, le fait que ce déséquilibre puisse ne pas se produire, en raison du fait que le consommateur concerné décide, au cours de l’exécution du contrat, de recourir à des modes alternatifs de remboursement du prêt prévus par celui-ci, est, ainsi qu’il est relevé au point 51 du présent arrêt, sans incidence sur l’appréciation du caractère abusif desdites dernières clauses en tant que telles. ». Cette solution s’explique par l’objectif de protection du consommateur. Un système dans lequel une clause est abusive et l’autre est licite représente possiblement un montage lui-même abusif par nature. On comprendra donc que le caractère abusif est contagieux en ce qu’il vient, selon la Cour de justice, corrompre l’ensemble dans certaines hypothèses où les stipulations fonctionnent de manière alternative. La formulation de cette interprétation repose, en tout état de cause, sur l’article 7 de la directive 93/13/CEE prévoyant l’objectif d’éradication des clauses abusives à long terme (§ 56). On ne saurait qu’accueillir avec bienveillance cette orientation permettant d’éviter une logique à double vitesse pouvant complexifier les contrats en démultipliant les clauses afin de sauver celles qui pourraient être abusives.

Les réponses apportées concernant l’expérience de l’emprunteur

La troisième question concernait une interrogation récurrente des juridictions nationales sur le degré d’expérimentation du consommateur. C’est notamment le cas lorsque l’emprunteur est l’employé de la banque prêteuse de deniers. La Cour de justice commence donc par rappeler que l’architecture des clauses abusives repose sur ce que l’on appelle « le consommateur moyen » lequel est un « critère objectif » (§ 61). Le droit de l’Union ne fait d’ailleurs pas dépendre la qualification de consommateur « des connaissances concrètes que la personne concernée peut avoir ou des informations dont cette personne dispose réellement » (même paragraphe). Il faut noter que ces données constituent le prérequis pour la réponse donnée par la Cour de justice dans cette dernière question étudiée. On comprendra rapidement que celle-ci ne plaira sans doute guère aux prêteurs professionnels de deniers. Si la notion de consommateur dispose d’une conception « large » (§ 68), l’exigence de transparence ne peut pas s’adapter au consommateur moins avisé ou à celui qui l’est davantage. Cette exigence doit être toujours vérifiée eu égard au « standard objectif du consommateur moyen » (§ 66) qui permet, par conséquent, d’éviter des dissonances d’interprétation des stipulations abusives dans les différents droits internes.

La situation de l’espèce permet de se rendre compte de l’inefficacité de la solution opposée. Seul l’un des emprunteurs était l’employé de la société mBank dispensatrice de crédit et c’est seulement ce dernier qui avait les connaissances requises pour apprécier éventuellement la dangerosité du prêt libellé en devises étrangères.

Pourtant, ce sont bien les deux époux qui avaient la qualité d’emprunteur, rendant la différenciation en fonction des connaissances effectives de l’un peu efficace pour parvenir à une protection contre les clauses abusives. L’exigence de transparence est donc particulièrement forte avec les professionnels et ceux-ci doivent veiller à bien informer le consommateur des caractéristiques essentielles du contrat, même quand il s’agit de leurs propres employés ! C’est une solution déjà connue dans cette partie du droit économique de l’Union.

La quatrième question n’a alors plus d’objet puisqu’on ne peut réputer abusives des clauses à l’égard du premier consommateur et les réputer équitables à l’égard du second en pareille situation ! L’union fait la force.

Voici donc un arrêt pluriel sur les clauses abusives. Il permettra aux établissements bancaires de continuer à expurger leurs contrats des stipulations qui entretiennent des liens flous avec la licéité. La protection du consommateur s’en trouve toujours plus précisée au fil de cette belle fresque jurisprudentielle toujours plus longue les années passant.

 

© Lefebvre Dalloz