Principe de concentration temporelle des prétentions en cause d’appel : entre éclaircissements et hésitations
Méconnaît l’article 910-4 du code de procédure civile la cour d’appel qui déclare recevable une prétention formulée pour la première fois dans des conclusions déposées au-delà des délais prévus aux articles 905-2 et 908 à 910 du même code au motif qu’elle tend aux mêmes fins qu’une prétention formulée dans des conclusions déposées dans ces délais.
En première approche, l’arrêt rendu le 28 février 2024 n’est pas spectaculaire : outre qu’il est rendu par la chambre sociale hors de son champ de spécialité, il n’arbore aucun attendu de principe marquant. Il contribue néanmoins à préciser le régime du principe de concentration temporelle des prétentions en cause d’appel inscrit à l’article 910-4 du code de procédure civile, en le dissociant sobrement de l’article 564 du même code, qui interdit pour sa part de formuler en appel une prétention non soumise au premier juge.
Une salariée est licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement. Elle saisit la juridiction prud’homale, estimant que son licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse. L’employeur relève appel du jugement rendu. En appel, dans son premier jeu de conclusions, la salariée intimée sollicite au fond de la cour d’appel qu’elle dise le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse. Dans des conclusions ultérieures, déposées au-delà des délais Magendie, l’appelante requiert plutôt la nullité de la rupture du contrat de travail en raison d’une discrimination.
Dans tous les cas, l’intimée entend qu’il soit tiré les conséquences indemnitaires de son licenciement qu’elle estime irrégulier.
La cour d’appel dit recevable sa prétention à la nullité du licenciement pour discrimination sur le motif suivant : « Les demandes formées par la salariée au titre d’un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, puis, d’un licenciement nul, tendent à l’indemnisation des conséquences de son licenciement qu’elle estime injustifié. Ces demandes poursuivent par conséquent les mêmes fins, de sorte que la demande de nullité du licenciement est recevable et il est indifférent que la salariée n’ait pas visé la nullité du licenciement dans ses premières écritures d’intimée dès lors que, si l’article 910-4 du code de procédure civile exige que les parties présentent l’ensemble de leurs prétentions sur le fond dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910, cette exigence ne s’applique pas aux moyens qu’elles développent à l’appui de leurs prétentions » (Lyon, 9 nov. 2022, n° 19/08636).
La cour d’appel statue en faveur de la salariée. L’employeur forme un pourvoi. Le moyen de cassation tient en peu de mots : la demande de reconnaissance de l’absence de cause réelle et sérieuse d’un licenciement n’équivaut pas à la demande de nullité du licenciement pour discrimination ; de sorte que l’article 910-4 du code de procédure civile faisait barrage à la seconde prétention objectivement distincte de la première, seule développée dans les conclusions déposées dans le délai prévu à l’article 909 du même code.
Le moyen fait mouche : en statuant comme elle l’a fait, « alors qu’elle avait constaté que dans ses premières conclusions du 31 mars 2020, la salariée n’avait pas demandé la nullité de son licenciement, de sorte que cette prétention était irrecevable, la cour d’appel a violé » l’article 910-4 du code de procédure civile.
Cette solution, qui procède d’une lecture stricte de l’article 910-4, apporte des éclaircissements ; elle laisse cependant subsister des hésitations.
Éclaircissements
La Cour d’appel de Lyon a cru pouvoir transposer, dans la mise en œuvre de l’article 910-4 du code de procédure civile, la mécanique applicable dans le contexte de l’article 564 du même code. Le rapprochement n’est pas illogique ; la philosophie est similaire et les points de contact sont nombreux.
Or l’article 565 du code de procédure civile précise la compréhension de la notion de « demande nouvelle » figurant à l’article précédent : ne sont pas nouvelles les prétentions qui tendent aux mêmes fins que les précédentes, même si le fondement juridique est différent. Sur le fondement de ce texte, qui aurait pu être combiné à l’article 563 qui autorise les moyens nouveaux en cause d’appel, la chambre sociale a jugé que les demandes formées par un salarié, au titre d’un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, puis d’un licenciement nul, tendent en tous les cas à l’indemnisation des conséquences du licenciement estimé injustifié, de sorte que ces demandes tendent aux mêmes fins : la demande en nullité de licenciement formulée pour la première fois en cause d’appel est donc recevable (Soc. 1er déc. 2021, n° 20-13.339, Dalloz actualité, 4 janv. 2022, obs. C. Couëdel ; D. 2021. 2238
; RDT 2022. 55, obs. F. Guiomard
; RTD civ. 2022. 204, obs. N. Cayrol
).
La Cour d’appel de Lyon a, en substance, repris cette jurisprudence pour l’appliquer à la concentration temporelle des prétentions en appel imposée par l’article 910-4 du code de procédure civile. Pourtant, l’analogie – entre les articles 564 et 910-4 – a ses limites, que la Cour de cassation rappelle présentement.
Il n’est que de lire l’article 910-4 pour réaliser que le régime de concentration est plus strict que son homologue. Il ne s’y trouve aucune précision similaire à celle portée par l’article 565 s’agissant de la concentration prévue à l’article 564 ; de sorte que les prétentions ultérieures, virtuellement comprises dans les prétentions initiales en ce qu’elles tendent aux mêmes fins, ne sont pas recevables faute d’avoir été clairement formulées dans les premières conclusions en cause d’appel, au dispositif de ces dernières (v. not., Civ. 2e, 2 févr. 2023, n° 21-18.382, Dalloz actualité, 15 mars 2023, obs. R. Laffly ; D. 2023. 302
; Civ. 3e, 17 juin 2021, n° 20-10.740). C’est in fine ce que la chambre sociale décide, sobrement mais fermement.
Ce n’est pas à dire que le principe de concentration porté par l’article 910-4 du code de procédure civile concerne désormais les moyens ; il est constant qu’il est limité aux prétentions (Civ. 2e, 2 févr. 2023, n° 21-18.382, préc. ; v. infra sur cette question), comme l’article 564 du même code. En revanche, c’est dire que l’appréciation est plus stricte que dans le contexte de l’article 564 : la cour d’appel, et non le conseiller de la mise en état (Civ. 2e, avis, 11 oct. 2022, n° 22-70.010, Dalloz actualité, 18 oct. 2022, obs. R. Laffly ; Revue pratique du recouvrement - EJT 2022. 5, chron. O. Cousin et O. Salati
; D. 2022. 2015
, note M. Barba et T. Le Bars
; ibid. 2023. 915, chron. F. Jollec, C. Bohnert, S. Ittah, X. Pradel, C. Dudit et J. Vigneras
; 21 déc. 2023, n° 21-25.108, Dalloz actualité, 15 janv. 2024, obs. M. Barba ; AJ fam. 2024. 64, obs. F. Eudier
), ne saurait admettre une prétention ultérieure au motif qu’elle tend aux mêmes fins qu’une prétention antérieure et initiale. De deux choses l’une : soit la prétention est présentée dans les premières conclusions et elle peut être reprise, voire développée, dans des conclusions ultérieures ; soit elle est formulée pour la première fois dans de secondes conclusions et est alors irrecevable, à moins de bénéficier d’une exception prévue au second alinéa de l’article 910-4.
Cette certitude acquise, demeurent des hésitations.
Hésitations
La première hésitation a tout de même trait à la notion de « prétention au fond » visée à l’article 910-4 du code de procédure civile. La distinction de la prétention sur le fond et le moyen est décidément subtile. Est ainsi irrecevable une prétention à la nullité du licenciement pour discrimination formulée en dehors des délais Magendie, ultérieurement à une prétention au constat de l’absence de cause réelle et sérieuse du même licenciement formulée dans des conclusions déposées dans les délais Magendie, car l’une et l’autre seraient rigoureusement différentes. Mais d’aucuns seraient tentés de considérer, après la Cour d’appel de Lyon dans cette affaire, que la prétention sur le fond est unique et indemnitaire (il s’agit de tirer les conséquences indemnitaires de l’irrégularité du licenciement) cependant que seul le moyen varie (ici, l’absence de cause réelle et sérieuse ; là, la discrimination). Un récent arrêt de la deuxième chambre civile pouvait inviter à une telle analyse (Civ. 2e, 2 févr. 2023, n° 21-18.382, préc., s’agissant d’une prétention en défense en forme de débouté global, dont le fondement évolue au gré des conclusions).
Cette dernière analyse ne nous convainc pas au cas présent mais il faut admettre que la ligne de démarcation entre le simple moyen et la vraie prétention n’est pas toujours évidente à tracer, comme l’atteste par ailleurs la jurisprudence rendue en application de l’arrêt Cesareo. Le montre encore un récent arrêt de la chambre commerciale qui évoque la figure pour le moins inhabituelle (et en tout cas complexe) de demande subsidiaire fondée sur la perte de chance d’une partie s’analysant « comme une défense à la demande de rejet de l’indemnisation de son préjudice financier », la rendant recevable en tant que prétention de réplique au sens de l’article 910-4, alinéa 2 (Com. 1er mars 2023, n° 20-18.356 et n° 20-20.416, § 33, Dalloz actualité, 17 avr. 2023, obs. L.-M. Augagneur ; D. 2023. 461
; ibid. 2212, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra (EA n° 4216)
; RTD civ. 2023. 648, obs. P. Jourdain
).
Plus globalement, la notion de prétention sur le fond mobilisée par l’article 910-4 n’est pas de maniement aisé. C’est ainsi, avec un certain étonnement, que la première chambre civile a retenu qu’une fin de non-recevoir constituait bien une prétention sujette à concentration (Civ. 1re, 30 mars 2022, n° 20-20.658, § 5 : « En statuant ainsi, après avoir constaté que M. (E) n’avait pas présenté, dès ses premières conclusions, la fin de non-recevoir tirée de la prescription, laquelle constituait une prétention, la cour d’appel a violé les […] » art. 122 et 910-4 du c. pr. civ.). Il faudra un jour clarifier la notion de prétention, ce qui permettra d’aborder plus sereinement les exigences de concentration (v. déjà, M. Barba et R. Laffly, La sémantique du dispositif, D. 2023. 1364
).
Du reste, une prétention est-elle recevable si elle est formulée pour la première fois dans de secondes conclusions déposées dans les délais Magendie ? C’est une interrogation récurrente en pratique, à la résolution de laquelle le présent arrêt participe possiblement lorsqu’il évoque les « première conclusions » de la salariée avec indication précise de leur date (§ 7).
Sur cette problématique, il faut repartir du texte de l’article 910-4 du code de procédure civile. En son premier alinéa, il vise indistinctement « les conclusions » déposées dans les délais Magendie ; de sorte qu’aucune irrecevabilité ne menacerait des prétentions ultérieures aux initiales, pour peu que les unes et les autres soient formulées dans des conclusions déposées dans les délais Magendie. Cela étant, on fera observer que le même article 910-4 évoque aussi, en son second alinéa, les « premières conclusions », au sein desquelles les prétentions sur le fond doivent être concentrées. La jurisprudence fait aussi régulièrement emploi de cette notion de « premières conclusions » (Civ. 1re, 16 mars 2022, n° 20-20.334, AJDI 2022. 374
; Civ. 2e, avis, 11 oct. 2022, n° 22-70.010, préc. ; 12 janv. 2023, n° 21-18.762, Dalloz actualité, 23 févr. 2023, obs. R. Laffly ; D. 2023. 76
), à l’instar du présent arrêt.
Or, cette notion est susceptible de deux interprétations radicalement différentes : soit il s’agit des toutes premières conclusions, au sens de premières conclusions parmi celles déposées dans les délais Magendie et au-delà ; soit il s’agit de toutes les conclusions déposées dans les délais Magendie, qui constitueraient ensemble les « premières conclusions ». Dans une récente « explication de texte » du décret du 29 décembre 2023 réformant la procédure d’appel (K. Leclere Vue et L. Veyre, Réforme de la procédure d’appel en matière civile : explication de texte, D. 2024. 362, n° 29
), cette dernière interprétation a été défendue, à raison croyons-nous. En revanche, l’argument mobilisé n’est pas convaincant en ce que le texte ne permet pas d’arbitrer : l’article 915-2 destiné à se substituer à l’actuel article 910-4 au 1er septembre 2024 mentionne encore bien les « premières conclusions » en son troisième alinéa pour désigner les conclusions évoquées au deuxième. Dès lors, c’est bien la Cour de cassation qui donnera le la en arbitrant entre les intérêts de l’appelant, qui invitent plutôt à une interprétation souple (toutes les premières conclusions), et ceux de l’intimé, qui invitent à une interprétation plus rigide de l’article 910-4 (les toutes premières conclusions).
La chambre sociale semble généralement favoriser une interprétation formaliste privilégiant la concentration au tout premier jeu de conclusions (Soc. 4 nov. 2021, n° 20-15.687, § 10 ; 19 avr. 2023, n° 20-22.211, § 7). Le présent arrêt en témoigne encore puisque la même chambre sociale, après avoir évoqué les « premières conclusions », prend soin d’en préciser la date unique (§ 7). Comme si, à la lire, seules ces toutes premières conclusions devaient être regardées pour la mise en œuvre de l’article 910-4 du code de procédure civile. Là aussi, une clarification est donc attendue.
Une clarification est d’autant plus attendue qu’au 1er septembre 2024, il sera possible de moduler l’effet dévolutif de l’appel au moyen des « premières conclusions remises dans les délais » Magendie (C. pr. civ., art. 915-2, al. 1er). Il semble acquis qu’il s’agit là des toutes premières conclusions et non de toutes les conclusions déposées dans les délais pour conclure impartis à l’appelant, le Conseil d’État ayant apparemment insisté sur ce point (V. K. Leclere Vue et L. Veyre, préc. ; v. égal., plus généralement, M. Barba et R. Laffly, « Simplification » de la procédure d’appel en matière civile, épisode 4 : le formalisme des conclusions et l’effet dévolutif, Dalloz actualité, 31 janv. 2024).
Alors, la Cour de cassation devra arbitrer :
- soit en retenant une interprétation différente de la notion de « premières conclusions » au sein même de l’article 915-2 du code de procédure civile, par exemple au départ d’une interprétation téléologique : le premier alinéa visera alors les toutes premières conclusions pour moduler l’effet dévolutif cependant que le deuxième visera toutes les premières conclusions déposées dans les délais Magendie pour le fond ;
- soit en retenant une interprétation unitaire de la notion de « premières conclusions » au sein de l’article 915-2 du code de procédure civile, de sorte que les toutes premières conclusions non seulement moduleront potentiellement l’effet dévolutif mais détermineront aussi les prétentions sur le fond dans la limite des exceptions prévues au troisième alinéa. Cette seconde interprétation aurait le mérite de la simplicité.
Au regard des implications systémiques de la question, il serait judicieux d’interroger au plus tôt la Cour de cassation sur ce point au moyen d’une demande d’avis, postérieurement au 1er septembre 2024.
Voilà donc en conclusion un arrêt de la chambre sociale qui n’est certes pas spectaculaire, mais dont les prolongements pourraient bien l’être.
Soc. 28 févr. 2024, F-B, n° 23-10.295
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