Principe d’unicité de l’instance et droit international privé

Par un arrêt du 6 mars 2024, la Cour de cassation se prononce, à la suite d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, sur l’application du principe, désormais abrogé, d’unicité de l’instance en présence d’une procédure engagée par une salarié au Royaume-Uni et d’une procédure intervenue postérieurement en France.

Une personne domiciliée en France a conclu en 1998 avec une société de droit français un contrat de travail soumis au droit anglais, le travail devant être effectué à Londres. Par la suite, les deux parties ont signé en 2009 un contrat de travail de droit français, en vue d’un détachement du salarié à Singapour. Celui-ci fut réaffecté à Londres en 2010, avant d’être licencié pour faute grave en 2013.

Ce salarié saisit alors, en 2013 également, la juridiction londonienne traitant les litiges du travail, en contestant le bien-fondé du licenciement et en demandant diverses indemnisations, sans obtenir toutefois entièrement satisfaction.

Il saisit en 2014 un conseil de prud’hommes en France, en demandant l’indemnisation du licenciement prétendument sans cause réelle et sérieuse ainsi que la condamnation de la société à lui payer un bonus et une prime.

Ce contentieux étant relativement ancien, il est nécessaire de formuler trois remarques utiles à la bonne compréhension de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 6 mars 2024, ainsi qu’une remarque relative au droit anglais :

  • en premier lieu, ces circonstances sont intervenues alors que le Royaume-Uni appartenait encore à l’Union européenne (sur la situation du Royaume-Uni après le Brexit en matière de relations du travail, L. Merrett, International employment cases post-Brexit : choice of law, territorial scope, jurisdiction ans enforcement, Industrial Law Journal, vol. 50, n° 3, sept. 2021, p. 343 ; L. Merret, Employment contracts in private international law, 2e éd., Oxford University Press, 2022, nos 4.01 s.) ;
  • en deuxième lieu, le droit anglais imposait aux parties de concentrer, à peine d’irrecevabilité, toutes leurs demandes relatives à une même relation juridique au sein d’une seule instance (sur cette règle, P. Théry, RTD civ. 2023. 961 ) ;
  • en troisième lieu, était applicable le règlement Bruxelles I n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, dont l’article 33 dispose que « les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure ». Ce principe de reconnaissance conduit à attribuer aux décisions concernées l’autorité et l’efficacité dont elles jouissent dans l’État où elles ont été rendues (CJCE 4 févr. 1988, aff. C-145/86, Rev. crit. DIP 2021. 184, note S. Fulli-Lemaire  ; JDI 1989. 449, obs. A. Huet), ce qui comprend l’autorité de chose jugée (Mémento Francis Lefebvre, Procédure civile 2024-2025, n° 65070 ; H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, LGDJ, 2024, 7e éd., n° 429). Précisons que l’article 36 du règlement ajoute qu’« en aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond » ;
  • en quatrième lieu, l’article R. 1452-6 du code du travail s’appliquait alors dans sa rédaction en vigueur du 1er mai 2008 au 1er août 2016 : « Toutes les demandes liées au contrat de travail entre les mêmes parties font, qu’elles émanent du demandeur ou du défendeur, l’objet d’une seule instance » (sur la portée de ce principe et son abrogation par l’art. 8 du décr. n° 2016-660 du 20 mai 2016, Dalloz actualité, 30 mai 2016, obs. J. François ; J.-Cl. Procédures Formulaire,  Conseil de prud’hommes, fasc. 20, par C. Tilloy, spéc. §§ 32 s.). La Cour de cassation en déduisait qu’étaient donc irrecevables les demandes formées dans une nouvelle procédure, dès lors que leur fondement était né avant la clôture des débats de l’instance antérieure (Soc. 29 sept. 2021, n° 20-10.634, D. 2021. 1770  ; JCP S 2021, 1268, note T. Lahalle). Elle ajoutait que si le principe de l’unicité de l’instance a été abrogé par l’article 8 du décret du 20 mai 2016 pour les instances introduites devant les conseils de prud’hommes à compter du 1er août 2016, cette abrogation ne pouvait aboutir à rendre recevables des demandes qui, au jour de l’entrée en vigueur de ce décret, étaient irrecevables (même arrêt).

Dans ce cadre, la question posée au juge français était, en substance, la suivante : dans la mesure où le jugement anglais devait être reconnu en France en application de l’article 33 du règlement Bruxelles I et où les deux procédures engagées en France concernaient la rupture du même contrat de travail, était-il possible au salarié d’engager en France une seconde action, malgré le principe français d’unicité de l’instance, et ce alors que le droit anglais imposait aux parties une règle de concentration des demandes ?

La Cour de cassation a saisi la Cour de justice par la voie préjudicielle à ce sujet.

Par un arrêt du 8 juin 2023 (aff. C-567/21, Dalloz actualité, 26 juin 2023, obs. P. Gondard ; D. 2023. 1125  ; RTD civ. 2023. 961, obs. P. Théry ), la Cour de justice a énoncé que l’article 33 du règlement Bruxelles I « s’oppose à ce que la reconnaissance, dans l’État membre requis, d’une décision concernant un contrat de travail, rendue dans l’État membre d’origine, ait pour conséquence d’entraîner l’irrecevabilité des demandes formées devant une juridiction de l’État membre requis au motif que la législation de l’État membre d’origine prévoit une règle procédurale de concentration de toutes les demandes relatives à ce contrat de travail, sans préjudice des règles procédurales de l’État membre requis susceptibles de s’appliquer une fois cette reconnaissance effectuée ». La Cour de justice a explicité ce principe en indiquant qu’une règle de droit interne de concentration des demandes est de nature procédurale (arrêt, pt 50) et que « lorsqu’une décision étrangère est reconnue dans l’État membre requis, celle‑ci est intégrée dans l’ordre juridique de cet État membre et les règles procédurales de celui-ci s’appliquent » (arrêt, pt 53).

Au regard de ce principe posé par la Cour de justice, il restait à la Cour de cassation de procéder à sa mise en œuvre en l’espèce.

Elle pose, dans son arrêt du 8 février 2024, qu’« il en résulte que, pour les instances introduites devant les conseils de prud’hommes antérieurement au 1er août 2016, période durant laquelle l’article R. 1452-6 (…) du code du travail était applicable, lorsqu’une décision d’une juridiction d’un État membre est reconnue en France en application des articles 33 et 36 du règlement (CE) n° 44/2001, sont irrecevables des demandes liées au contrat de travail entre les mêmes parties formées dans une nouvelle procédure devant la juridiction prud’homale dès lors que leur fondement est né avant la clôture des débats de l’instance antérieure devant la juridiction étrangère ». La Cour de cassation casse en conséquence les juges du fond qui avaient retenu que les demandes formées en France par le salarié étaient recevables. En effet, ces demandes portaient sur le même contrat de travail que celui soumis antérieurement au juge anglais, leur fondement étant né avant la clôture des débats devant ce dernier.

Cette solution appelle quelques observations.

En premier lieu, elle semble en contraste avec un précédent arrêt de la Cour de cassation du 8 février 2012 (n° 10-27.940, Dalloz actualité, 29 févr. 2012, obs. J. Siro ; Alten (Sté) c/ Gandara, D. 2012. 1171 , note G. Ngoumtsa Anou  ; Procédures 2012, n° 120, note A. Bugada ; JCP S 2012. 1377, note I. Petel-Teyssié), qui a posé que « le principe de l’unicité d’instance ne peut être opposé devant la juridiction prud’homale en raison d’une action introduite devant une juridiction étrangère ». Cependant, l’arrêt du 8 février 2024 prend soin de préciser que le règlement Bruxelles I n’était pas applicable dans ce précédent arrêt du 8 février 2012, de sorte que sa solution ne s’imposait pas nécessairement.

En second lieu, la solution retenue par l’arrêt du 8 février 2024 semble a priori sévère car elle oblige le salarié à présenter devant le juge étranger l’ensemble des prétentions envisageables, sans possibilité de recourir au juge français, alors qu’il ne connaissait pas nécessairement le principe issu de l’article R. 1452-6 du code du travail, dans sa rédaction applicable en l’espèce. Toutefois, cette solution se justifie par l’idée que l’approche opposée pourrait inciter à une multiplication des procédures dans l’hypothèse où le juge étranger premier saisi n’aurait pas prononcé une décision satisfaisant le demandeur, alors que le règlement Bruxelles I repose non seulement sur un principe de reconnaissance de plein droit des jugements rendus dans les autres États membres (art. 33, préc.) mais également sur un principe de confiance réciproque dans la justice (Préamb. du règl., consid. 16) et qu’il ne serait pas justifié d’accorder, dans les litiges transfrontaliers, au demandeur une « nouvelle chance » dont il ne disposerait pas dans le cadre interne, éventuellement dans un simple but dilatoire.

 

Soc. 6 mars 2024, FS-B, n° 19-20.538

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