Procédure complémentaire de reconnaissance du caractère professionnel d’une maladie professionnelle
Mise à disposition du dossier en cas de saisine du CRRMP : seule l’inobservation du dernier délai de dix jours avant la fin du délai de quarante jours, au cours duquel les parties peuvent accéder au dossier complet et formuler des observations, est sanctionnée par l’inopposabilité, à l’égard de l’employeur, de la décision de prise en charge.
L’arrêt du 5 juin 2025 s’inscrit dans une évolution jurisprudentielle de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation tendant à restreindre progressivement les droits de l’employeur en matière d’instruction des maladies professionnelles et a fortiori les motifs d’inopposabilité des décisions de prises en charges notifiées par les caisses primaires d’assurance maladie.
Cette position, désormais consolidée par plusieurs arrêts rendus le même jour (Civ. 2e, 5 juin 2025, nos 23-11.392, 23-11.393 et 23-11.394), marque un net affaiblissement du contrôle juridictionnel des procédures de reconnaissance, au détriment du principe d’égalité des armes.
Le renvoi de l’affaire après cassation devant la cour d’appel d’Angers n’est pas anodin. Cette juridiction, à contre-courant des autres, estimait déjà que le délai de quarante jours francs en cause devait courir à compter du lendemain de la date figurant sur le courrier d’information adressé aux parties de renvoi devant le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Ce choix de renvoi résonne, dans ce contexte, comme un symbole d’alignement attendu – voire imposé – sur la lecture désormais consacrée par la Haute juridiction des articles R. 461-9 et R. 461-10 du code de la sécurité sociale.
Cadre procédural de la saisine du CRRMP
Depuis la loi n° 93-121 du 27 janvier 1993, une procédure complémentaire permet de reconnaître le caractère professionnel d’une maladie dans deux hypothèses distinctes :
- lorsque la maladie figure dans un tableau de maladies professionnelles, mais que l’une ou plusieurs des conditions de ce tableau (délai de prise en charge, durée d’exposition ou liste limitative des travaux) ne sont pas remplies. Dans ce cas, la reconnaissance est possible s’il est établi que la maladie est directement causée par le travail habituel de la victime (CSS, art. L. 461- 1, al. 6) ;
- lorsque la maladie n’est mentionnée dans aucun tableau, mais entraîne une incapacité permanente (IPP) égale ou supérieure à 25 % ou le décès de la victime, et qu’elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel (CSS, art. L. 461-1, al. 7).
Dans ces deux cas, la caisse doit constituer un dossier et le transmettre au CRRMP, lequel rend un avis motivé, s’imposant à elle.
Selon le Rapport annuel 2023 de l’Assurance Maladie – Risques professionnels, les avis rendus au titre de l’alinéa 6 ont presque triplé en quinze ans, passant d’environ 7 000 à près de 20 000, avec une progression annuelle moyenne de 6 %. Les avis au titre de l’alinéa 7 ont augmenté de 27 % entre 2022 et 2023 pour atteindre près de 9 000, dont 58 % concernent des affections psychiques. L’ampleur du recours à cette procédure explique l’émergence d’un contentieux nourri sur le respect des garanties contradictoires, ce d’autant que, en pratique, la caisse ne respecte pas les délais prévus, malgré le cadre strict introduit par la réforme de 2019.
L’article R. 461-10 du code de la sécurité sociale issu du décret n° 2019-356 du 23 avril 2019 prévoit les conditions dans lesquelles l’information des parties est assurée par la caisse lors de la saisine du CRRMP. Si la caisse dispose de 120 jours francs pour statuer à compter de cette saisine, le dossier doit être mis à disposition des parties pendant quarante jours francs : les trente premiers jours permettent aux parties de consulter et de compléter le dossier, ainsi que de formuler des observations ; les dix jours suivants permettent uniquement la consultation et la formulation d’observations sur le dossier final. La caisse a la charge de l’information des parties de ces dates par tout moyen conférant date certaine. Demeurent les questions du point de départ de ces délais et de la sanction de leur violation.
En l’espèce, le 17 mai 2021, la caisse du Finistère a pris en charge, après avis favorable du CRRMP, la maladie déclarée le 31 août 2020 par un salarié. L’employeur a contesté la décision. La Cour d’appel de Rennes, dans un arrêt du 30 novembre 2022, a confirmé l’inopposabilité à l’égard de l’employeur de la décision de prise en charge de la maladie prononcée en première instance au motif que l’employeur n’avait disposé que de vingt-trois jours (et non 30) pour enrichir le dossier à destination du CRRMP. La caisse s’est pourvue en cassation.
Par arrêt du 5 juin 2025 (n° 23-11.391), la Cour de cassation, au visa des articles R. 461-9 et R. 461-10 du code de la sécurité sociale, casse l’arrêt d’appel et juge que le délai de quarante jours francs commence à courir à compter de la saisine du CRRMP par la caisse, et non à compter de la réception de l’information par les parties, et que seul le non-respect du dernier délai de dix jours (phase finale du contradictoire) est sanctionné par l’inopposabilité de la décision.
Une remise en cause des « délais utiles »
Le choix fait par la Cour de cassation de faire courir le délai à compter de la saisine elle-même et non de l’information donnée de cette saisine aux parties épouse la position de la CNAM, selon laquelle les échéances procédurales doivent être identiques pour l’ensemble des parties. Toutefois, cette justification repose sur une référence étonnante à « l’économie générale de la procédure d’instruction » : une motivation vague, sans véritable fondement juridique, qui surprend d’autant plus qu’il est juridiquement tout à fait admissible que des points de départ distincts s’appliquent à des parties différentes, en fonction de leur date d’information effective. D’autant qu’à cette invocation vague de « l’économie générale de la procédure d’instruction », il conviendrait d’opposer les objectifs précis poursuivis par le décret du 23 avril 2019, qui visait à renforcer l’effectivité du contradictoire et à garantir un délai utile aux parties, à compter d’une information formelle et datée.
En effet, la circulaire 28/2019 du 9 août 2019, dont l’objet est de préciser les modalités d’application du décret du 23 avril 2019, rappelle que le pouvoir réglementaire a fixé à trente jours calendaires le délai ouvert aux parties pour ajouter au dossier tous les éléments qu’elles jugent utile de porter à la connaissance du CRRMP, en plus de ceux déjà présents au dossier, délai auquel s’ajoutent dix jours francs pour formuler des observations. Pour que le délai soit utile, encore faut-il que l’intéressé en ait connaissance ! Or, considérer que ce délai débute au jour de la saisine du CRRMP, soit potentiellement avant toute information de l’employeur, revient à vider de sa substance le principe du contradictoire. Comment admettre que le délai commence à courir alors que l’employeur ignore jusqu’à l’existence même de la procédure en cours ? Une telle lecture est non seulement contraire à l’esprit des textes, mais elle génère une instabilité juridique manifeste et introduit une inégalité de traitement entre les parties, selon la date à laquelle l’information leur est communiquée.
L’absence de sanction de la violation du délai de trente jours
Au-delà de la question du point de départ du délai d’instruction, l’arrêt commenté marque une rupture en ce qu’il exclut toute sanction en cas de non-respect du délai de trente jours initialement imparti aux parties pour compléter le dossier. Jusqu’à présent, la quasi-totalité des cours d’appel considérait que le non-respect du délai de trente jours entraînait l’inopposabilité de la décision de prise en charge à l’encontre de l’employeur. La Cour de cassation introduit ici une distinction inédite et contestable entre les deux phases du contradictoire. Désormais, seule la méconnaissance des dix derniers jours est susceptible d’entraîner l’inopposabilité de la décision. La première phase, pourtant essentielle pour enrichir le dossier, serait ainsi vidée de toute portée contentieuse.
Or, ces deux phases ne constituent pas des séquences autonomes mais bien les composantes d’un même continuum procédural, pensé pour garantir un débat contradictoire effectif avant la décision de la caisse. Les articles R. 461-9 et R. 461-10 du code de la sécurité sociale doivent être lus de manière cohérente : ils forment un ensemble destiné à informer les parties du contenu du dossier, à leur permettre de l’enrichir, puis d’en débattre loyalement. En refusant d’assortir le non-respect de la première phase d’une sanction, la Cour affaiblit considérablement les droits des parties, et plus particulièrement ceux de l’employeur. Cette logique trouve un écho dans des décisions récentes, telles que les arrêts du 11 janvier 2024 (Civ. 2e, 11 janv. 2024, n° 22-15.939, D. 2024. 2128, chron. F. Jollec, C. Bohnert, S. Ittah, X. Pradel, C. Dudit et M. Labaune-Kiss
), dans lesquels la deuxième chambre civile avait déjà refusé de sanctionner la méconnaissance du délai de transmission du rapport médical prévu à l’article R. 142-8-3 code de la sécurité sociale.
Or, le décret de 2019 visait précisément à préserver le caractère loyal et contradictoire de l’instruction. La sanction d’inopposabilité trouvait ici toute sa légitimité. En y renonçant, la Cour de cassation semble mettre à mal les principes fondamentaux de l’instruction contradictoire, en portant atteinte à l’équilibre de la procédure et, in fine, à la loyauté du débat contentieux.
par Clara Ciuba, Avocate associée, Edgar avocats
Civ. 2e, 5 juin 2025, F-D, n° 23-11.391
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