Procédure de presse : l’exclusion de certains délits n’est pas contraire à la Constitution
Le second alinéa de l’article 397-6 du code de procédure pénale, qui permet de recourir à la comparution immédiate pour certains délits de presse, de même que le second alinéa de l’article 65-3 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, qui exclut pour certains d’entre eux l’exigence d’articulation et de qualification des faits dans les réquisitions aux fins d’enquête, ne sont pas contraires à la Constitution.
Les Sages étaient saisis de deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) relatives à des dispositions applicables en matière de presse, posées dans le cadre d’une poursuite pour provocation publique et directe non suivie d’effet à commettre un crime ou un délit (pour leur renvoi, Crim. 13 févr. 2024, n° 23-90.018, Légipresse 2024. 85 et les obs.
). Les dispositions en cause sont issues, pour l’une, de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et, pour l’autre, de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. La première, à savoir l’article 397-6, alinéa 2, du code de procédure pénale, prévoit que les procédures accélérées de jugement sont, par exception, applicables à certains délits de presse (alors que par principe, les délits de presse sont exclus du champ des art. 393 à 397-5 c. pr. pén.). La seconde, à savoir l’article 65-3, alinéa 2, de la loi sur la presse, prévoit que, pour les délits visés en son premier alinéa, l’exigence d’articulation et de qualification des faits dans les réquisitions aux fins d’enquête ne s’applique pas.
Était interrogée la conformité de ces dispositions à la liberté d’expression, à un « principe fondamental reconnu par les lois de la République de procédure spéciale applicable aux délits de presse », ainsi qu’au principe d’égalité devant la justice. S’agissant de l’article 65-3, était en outre soulevée une méconnaissance des droits de la défense.
Réfutant l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) qui imposerait l’application d’une procédure spéciale pour juger les délits de presse, le Conseil constitutionnel estime que les deux textes critiqués ne sont pas contraires à la Constitution, sous une réserve concernant le second.
L’absence de PFRLR en matière de procédure de presse
Dans un premier temps, et de manière commune pour les deux dispositions, l’auteure de la question soutenait que les conditions de mise en œuvre de la procédure de comparution immédiate étaient incompatibles avec le jugement des infractions de presse, invoquant ainsi l’existence d’un PFRLR imposant l’application d’une procédure spéciale en matière de délits de presse.
En réponse, le Conseil relève que « Si rien ne s’oppose à ce que des règles de procédure soient reconnues comme constituant un tel principe, les règles spéciales de procédure instituées par la loi du 29 juillet 1881 pour la poursuite et la répression de certaines infractions de presse […] ne peuvent en elles-mêmes être regardées comme figurant au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (§ 8).
Certains PFRLR dégagés par le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État ont vocation à s’appliquer en matière pénale : ainsi, le respect des droits de la défense (Cons. const. 2 déc. 1976, n° 76-70 DC, Loi relative au développement de la prévention des accidents du travail ; pour le rattachement à l’art. 16 de la DDH, Cons. const. 30 mars 2006, n° 2006-535 DC, § 24 ; Loi pour l’égalité des chances, AJDA 2006. 732
; ibid. 1961
, note C. Geslot
; ibid. 2437, chron. L. Richer, P.-A. Jeanneney et N. Charbit
; D. 2007. 1166, obs. V. Bernaud, L. Gay et C. Severino
; RDI 2007. 66, obs. P. Dessuet
; Dr. soc. 2006. 494, note X. Prétot
; RTD civ. 2006. 314, obs. J. Mestre et B. Fages
), la liberté individuelle (Cons. const. 12 janv. 1977, n° 76-75 DC, Loi autorisant la visite des véhicules en vue de la recherche et de la prévention des infractions pénales ; pour le rattachement à l’art. 66 de la Constitution de 1958, Cons. const. 29 déc. 1983, n° 83-164 DC, § 25), l’interdiction d’extrader en matière politique (CE, ass., 3 juill. 1996, M. Koné, n° 169219, Koné, Lebon
; AJDA 1996. 805
; ibid. 722, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot
; ibid. 2014. 107, chron. R. Denoix de Saint Marc
; D. 1996. 509
, note F. Julien-Laferrière
; ibid. 1997. 45, obs. F. Julien-Laferrière
; ibid. 219, chron. B. Mathieu et M. Verpeaux
; RFDA 1996. 870, concl. J.-M. Delarue
; ibid. 882, point de vue L. Favoreu
; ibid. 885, point de vue P. Gaïa
; ibid. 891, point de vue H. Labayle
; ibid. 908, point de vue P. Delvolvé
; RTD civ. 1997. 787, obs. N. Molfessis
), ou encore la justice pénale des mineurs (Cons. const. 29 août 2002, n° 2002-461 DC, Ayrault, D. 2003. 1127
, obs. L. Domingo et S. Nicot
; AJDI 2002. 708
; RSC 2003. 606, obs. V. Bück
; ibid. 612, obs. V. Bück
; Loi d’orientation et de programmation pour la justice). Cette dernière, en particulier, comprend un aspect procédural puisqu’elle implique notamment « des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées » (décis. préc. § 26) – qui a dû inspirer les auteurs de la question.
Pour autant, la reconnaissance d’un PFRLR suppose que soient réunies certaines conditions qui, pour le Conseil, ne sont manifestement pas réunies. Le principe doit trouver une base textuelle dans une ou plusieurs lois intervenues sous un régime républicain antérieur à 1946, être appliqué de manière continue et énoncer une règle suffisamment importante pour mériter d’être constitutionnalisée (sur la notion, v. inter allia, Rép. cont. adm., v° Contentieux constitutionnel : normes de référence, par M. Verpaux, nos 450 s., spéc. n° 456).
S’il résulte bien de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse que la poursuite des infractions de presse obéit à des règles spécifiques destinées à préserver la liberté de s’exprimer (Rép. pén., v° Presse : procédure, par P. Guerder), le Conseil relève néanmoins que ces règles procédurales, « pour importantes qu’elles soient, ne constituent que l’une des formes possibles de garantie légale de la liberté d’expression et de communication proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 », de sorte qu’elles ne peuvent, à elles-seules, être considérées comme constituant un PFRLR (comp., pour le refus récent de considérer l’intervention d’un jury populaire en matière criminelle comme un PFRLR, Cons. const. 24 nov. 2023, n° 2023-1069/1070 QPC, Dalloz actualité, 12 déc. 2023, obs. A. Coste ; AJ pénal 2024. 92, note Tom Bonnifay
). L’absence de PFRLR va dès lors permettre au Conseil d’assoir la distinction opérée par la loi entre deux formes d’abus de la liberté d’expression : ceux qui méritent la pleine protection de la loi sur la presse et les autres (qu’ils en soient totalement privés ou en partie seulement – comme pour les dispositions ici en cause ; v. J.-B. Thierry, La déspécialisation de la procédure pénale applicable aux infractions de presse, AJ pénal 2021. 506
).
La constitutionnalité de l’article 397-6, alinéa 2, du code de procédure pénale
L’article 397-6 du code de procédure pénale consacre l’exclusion de certains délits du champ d’application des procédures rapides de jugement en matière correctionnelle. Il interdit ainsi les procédures de convocation par procès-verbal, de comparution immédiate et de comparution à délai différé pour les délits commis par les mineurs, les délits de presse, les délits politiques et ceux « dont la procédure de poursuite est prévue par une loi spéciale ». Depuis la loi du 24 août 2021, un second alinéa prévoit « une exclusion à l’exclusion » : ainsi, « Par dérogation au premier alinéa du présent article, les articles 393 à 397-5 sont applicables aux délits prévus aux articles 24 et 24 bis ainsi qu’aux troisième et quatrième alinéas de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, sauf si ces délits résultent du contenu d’un message placé sous le contrôle d’un directeur de la publication en application de l’article 6 de la même loi ou de l’article 93-2 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle ».
Sont ainsi concernés les délits de provocation à commettre certaines infractions de l’article 24, de contestation et d’apologie de crimes de l’article 24 bis, ainsi que les injures publiques raciales et discriminatoires de l’article 33, sauf lorsque l’article 6 de la loi de 1881 (relatif aux publications de presse) ou l’article 93-2 de la loi de 1982 (relatif à la communication audiovisuelle) trouvent à s’appliquer.
Comme le note le Conseil, après avoir souligné le caractère essentiel en démocratie de la liberté d’expression, le législateur, en 2021, a entendu « faciliter la poursuite et la condamnation des auteurs de propos ou écrits ayant un caractère haineux, violent ou discriminatoire, en particulier sur internet » (§ 13), poursuivant en cela l’objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public.
En outre, les dispositions contestées ne trouvent à s’appliquer qu’en l’absence de contrôle d’un directeur de publication, soit pour les « discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics » (§ 14 ; Loi 1881, art. 23) ou les « messages adressés à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel » (§ 14 ; Loi 1982, art. 93-3) ; et uniquement « pour la répression de la liberté d’expression d’une particulière gravité » (les infractions concernées étant assortie de peines d’emprisonnement et excluant la diffamation).
Enfin, le Conseil relève qu’en cas d’application des dispositions de l’article 397-6, alinéa 2, du code de procédure pénale, les droits de la défense sont garantis dans la mise en œuvre de la procédure accélérée par le biais du droit à l’assistance par un avocat ainsi que par un interprète et l’accès au dossier. Par ailleurs, dans le cadre de la comparution immédiate, le prévenu est obligatoirement assisté et il peut refuser d’être jugé le jour même pour bénéficier d’un délai supplémentaire pour préparer sa défense, le tribunal pouvant ordonner un supplément d’information (soit d’office soit à la demande des parties) ou renvoyer le dossier en cas de complexité de l’affaire nécessitant des investigations supplémentaires (sur ces différentes garanties, Rép. pén., v° Comparution immédiate, par C. Guéry).
Le régime légal des procédures accélérées offrant des garanties suffisantes pour préserver les droits de la défense, le Conseil conclut que « l’atteinte portée à la liberté d’expression et de communication par le second alinéa de l’article 397-6 du code de procédure pénale est nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi » (§ 17).
Sur le grief tenant à la méconnaissance du principe d’égalité devant la justice, le Conseil rappelle que l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme n’interdit pas au législateur de prévoir des règles de procédure différente selon les faits, les situations et les personnes dès lors que « ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense » (§ 18).
À cet égard, le Conseil relève que la différence de traitement selon le support du message trouve sa justification dans « une différence de situation tenant à l’obligation d’identification du directeur de la publication et au régime de responsabilité spécifique qui résulte des articles 42 de la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 » ; par ailleurs, la nature et la gravité des infractions visées à l’article 397-6, alinéa 2, placent les prévenus dans une situation différente de celle des personnes jugées pour les autres délits de presse (§ 19). Le Conseil rappelle encore l’existence de garanties procédurales équivalentes, que les personnes soient jugées selon une procédure accélérée ou non (§ 20), pour conclure à l’absence de violation du principe d’égalité et à la constitutionnalité du texte critiqué.
La conformité, sous réserve, de l’article 65-3, alinéa 2, de la loi sur la presse
La seconde disposition contestée était l’article 65-3, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 qui supprime, pour les délits prévus par les articles 24, 24 bis, les deuxième et troisième alinéas de l’article 32 et les troisième et quatrième alinéas de l’article 33, l’exigence d’articulation et de qualification des faits dans les réquisitions aux fins d’enquête. Sur le champ d’application de ce texte, sont concernés les mêmes délits de presse que ceux visés par l’article 397-6, alinéa 2, du code de procédure pénale, auxquels s’ajoutent les diffamations publiques raciales et discriminatoires.
L’article 65 de la loi sur la presse, relatif à la prescription, dispose que « L’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait ». Et il précise dans un alinéa 2 que « Toutefois, avant l’engagement des poursuites, seules les réquisitions aux fins d’enquête seront interruptives de prescription. Ces réquisitions devront, à peine de nullité, articuler et qualifier les provocations, outrages, diffamations et injures à raison desquels l’enquête est ordonnée. »
L’article 65-3 pose un délai de prescription dérogatoire – porté à un an – pour les délits qu’il vise en son alinéa 1er (Cons. const. 12 avr. 2013, n° 2013-302 QPC, D. 2013. 1526, note E. Dreyer ; D. 2013. 1526
, note E. Dreyer
; AJ pénal 2013. 410, obs. J.-B. Perrier
; Légipresse 2013. 269 et les obs.
; ibid. 350, Étude B. Ader
; Constitutions 2013. 248, obs. D. de Bellescize
; RSC 2013. 910, obs. B. de Lamy
; Gaz. Pal. 8-11 mai 2013, p. 19, note E. Dreyer ; ibid. 19-20 juin 2013, p. 16, obs. F. Fourment ; Dr. pénal 2013. Chron. 6, obs. O. Mouysset ; Procédures 2013. Chron. 3, obs. N. Verly ; Légipresse n° 314, mars 2014, p. 186, obs. P. Guerder ; Légipresse 2013. 350, obs. B. Ader) et il précise dans son second alinéa, issu de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté, que « pour ces délits, le deuxième alinéa de l’article 65 n’est pas applicable ».
Dans sa décision, le Conseil relève que le législateur a entendu faciliter la poursuite et la condamnation des auteurs de ces infractions, déjà soumises à un délai de prescription plus long, poursuivant là encore l’objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public (§ 25), et que le champ d’application de l’exception se limite à des délits de presse passibles d’emprisonnement et donc à des abus particulièrement graves (§ 27).
En outre, d’autres dispositions légales, qui garantissent l’information du prévenu sur les charges, demeurent pleinement applicables : ainsi, les articles 50 (qui concerne le réquisitoire introductif et, par extension, la plainte avec constitution de partie civile) et 53 (relatif à la citation directe) de la loi du 29 juillet 1881, qui exigent à peine de nullité que l’acte introductif d’instance articule et qualifie les faits (et indique égal. le texte de pénalité) ; de même que les articles 61-1 et 63-1 du code de procédure pénale qui imposent à l’officier de police judiciaire de notifier au suspect gardé à vue ou entendu librement la date et du lieu présumés de l’infraction, ainsi que sa qualification (§ 26 ; Rép. pén., v° Garde à vue, par C. Mauro). C’est sous la forme d’une réserve d’interprétation que cette dernière précision est apportée par le Conseil qui retient que « les dispositions contestées n’ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de déroger aux dispositions des articles 61-1 et 63-1 du code de procédure pénale selon lesquelles toute personne entendue librement ou placée en garde à vue doit immédiatement être informée de la date et du lieu présumés et de la qualification de l’infraction qu’elle est soupçonnée d’avoir commise ou tenté de commettre » (§ 26).
Le Conseil en conclut alors que, sous cette réserve, l’article 65-3, alinéa 2, de la loi sur la presse ne méconnaît ni la liberté d’expression, ni le principe d’égalité, pas plus que les droits de la défense ou tout autre droit ou liberté constitutionnellement garanti.
Cons. const. 17 mai 2024, n° 2024-1088 QPC
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