Procédure disciplinaire applicable aux magistrats judiciaires : du droit au silence et de ses possibles conséquences
Dans une décision du 26 juin 2024, le Conseil constitutionnel a consacré l’obligation d’informer le magistrat judiciaire qui comparaît devant la formation disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de son droit à garder le silence.
Cette décision, qui prévoit un délai d’adaptation de la loi organique ainsi que ses conditions d’adaptation aux procédures en cours, constitue une piste d’évolution remarquable en la matière.
C’est à une véritable « procéduralisation » de la procédure disciplinaire que le législateur organique risque de devoir s’attacher désormais.
Rappel de l’état de droit antérieur
L’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature dispose à son chapitre VII (art. 43 à 66) des règles déterminant les procédures disciplinaires applicables aux magistrats de l’ordre judiciaire. Ces textes ont par le passé été critiqués pour leur brièveté (v. par ex., M. Le Pogam, Le Conseil supérieur de la magistrature, LexisNexis, 2014, p. 56 s.). Ils ont été néanmoins régulièrement enrichis, en moyenne à chaque législature, la dernière réforme résultant de la loi organique n° 2023-1058 promulguée le 20 novembre 2023. Cette loi a notamment modifié l’échelle des sanctions, précisé les règles de prescription, permis au ministre de procéder à des nouvelles investigations dans une procédure déjà initiée à la demande du CSM, et ouvert les possibilités de « saisine directe » des instances disciplinaires par les justiciables, pour ne citer que quelques exemples.
La procédure disciplinaire prévoit actuellement une phase d’instruction confiée à un membre du CSM sur désignation de son président qui autorise la convocation et l’interrogatoire du magistrat poursuivi (Ord. 22 déc. 1958, art. 52, 56, 63-3 et 64). En principe le délai d’instruction est d’une année, sauf prorogation et sauf liaison avec un autre contentieux. Lors de l’audience disciplinaire proprement dite le magistrat est invité à présenter ses moyens de défense après audition du Directeur des services judiciaires et lecture du rapport.
La question prioritaire de constitutionnalité sur le droit au silence
Le 19 avril 2024 le Conseil d’État a transmis au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité déposée par un magistrat poursuivi devant le CSM (CE 19 avr. 2024, n° 491226, Dalloz actualité, 2 mai 2024, obs. E. Poinas ; AJDA 2024. 880
). La question de constitutionnalité portait l’existence d’un éventuel droit au silence concernant une procédure disciplinaire incriminant un magistrat. Deux syndicats de magistrats sont intervenus et ont déposé des observations dans le cadre de l’examen de ce renvoi.
La procédure a été intentée contre le magistrat sous l’empire des textes antérieurs à la réforme du 20 novembre 2023, mais à ce stade du raisonnement, l’état du droit applicable est sans incidence ici.
Pour déclarer la procédure recevable et caractériser l’existence d’une circonstance de droit nouvelle le Conseil constitutionnel a cité sa propre décision du 8 décembre 2023 relative à la procédure disciplinaire applicable aux notaires (Cons. const. 8 déc. 2023, n° 2023-1074 QPC, Dalloz actualité, 20 déc. 2023, obs. B. Durieu ; AJFP 2024. 287
, note J. Bousquet
; AJ pénal 2024. 49 et les obs.
).
La décision du Conseil constitutionnel du 26 juin 2024
Les fondements de la non-conformité
De manière tout à fait logique, par rapport à sa propre interprétation antérieure de la Déclaration des droits de 1789, le Conseil constitutionnel a étendu à la procédure disciplinaire concernant les magistrats le bénéfice d’un avertissement relatif au « droit au silence » des personnes poursuivies.
Pour le Conseil constitutionnel la présomption d’innocence édictée par l’article 9 de la Déclaration de 1789 implique que nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ce principe est selon cette interprétation applicable à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Et d’ajouter que (ces exigences) « impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire ».
Le Conseil constitutionnel a notamment relevé que la rédaction actuelle des textes, qui autorise le magistrat à reconnaître les faits qui lui sont reprochés lorsqu’il se trouve dans le cadre de la procédure invité à fournir ses explications et moyens de défense sur ce qui lui est reproché, peut être « de nature à lui laisser croire qu’il ne dispose pas du droit de se taire ».
L’absence du rappel du droit à garder le silence méconnaît dès lors les termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de 1789.
L’étendue de la non-conformité
En conséquence les dispositions de l’article 25 et de l’article 56 de la loi organique relative au statut de la magistrature dans leur rédaction actuelle sont déclarées contraires à la Constitution. Le Conseil constitutionnel n’était pas saisi d’une question relative à la procédure applicable aux magistrats du ministère public. Toutefois, par application des dispositions des articles 63-3 et 64 de la loi organique, qui renvoient aux articles 52 et 54 de ce même texte, il est certain que c’est bien l’ensemble des procédures disciplinaires introduites devant le CSM qui sont désormais concernées par l’exercice du « droit au silence ».
L’annulation des dispositions de l’article 52 prend effet dès à présent. L’abrogation des dispositions de l’article 56 est reportée au 1er juillet 2025, le CSM devant, à compter du 26 juin 2024, informer les magistrats qui comparaissent devant lui de leur « droit au silence ».
Le Conseil constitutionnel a enfin rappelé que la déclaration d’inconstitutionnalité pouvait être invoquée dans les instances en cours non jugées définitivement.
Les évolutions probables et la question des lanceurs d’alerte
La décision ainsi rendue se situe dans le droit fil de l’analyse antérieure du Conseil constitutionnel. Elle ne constitue donc qu’un développement de ses analyses antérieures.
Pour le corps judiciaire elle représente cependant une remarquable possibilité d’évolution du cadre législatif qui lui est applicable.
Une situation disciplinaire parfois confuse…
En pratique devant le CSM la situation était devenue des plus confuses. Ainsi dans une décision récente, le CSM dans sa formation disciplinaire « parquet » a-t-il refusé à un magistrat de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité sur le droit de se taire motif pris de son absence de qualité pour le faire, avant de notifier au magistrat en question le droit de se taire (CSM, P99, P100, P101 et P 102, accessibles sur le site du CSM). Ce qui, on en conviendra, était pour le moins étrange pour la formation statuant sur le fond, un tel droit n’ayant pas été précisé au magistrat lors de l’instruction de la procédure.
D’une manière générale la procédure disciplinaire applicable aux magistrats de l’ordre judiciaire n’est pas facilement connaissable dans ses applications pratiques. Il est arrivé que le CSM modifie sa propre appréciation d’un même point de droit, par exemple sur les abandons de griefs. Parfois, le CSM renvoie le magistrat des fins de la poursuite sur la seule existence d’un abandon des poursuites par le ministre. Parfois, il statue au fond dans la même configuration (E. Poinas, Le statut de la magistrature. Réflexions sur un droit spécial, Berger-Levrault, 2022, p. 481).
Une approche fondamentalement répressive
Cette procédure est surtout philosophiquement structurée comme l’accessoire du pouvoir disciplinaire que le corps exerce à l’encontre d’un de ses membres le plus souvent à l’initiative du ministre ; elle n’est pas du tout pensée sur le modèle d’une procédure pénale ou civile, ni même de la procédure administrative ordinaire. Il s’agit réellement d’une procédure sui generis.
Ainsi, traditionnellement elle ne connaît de principe de limitation de la saisine : c’est l’ensemble du comportement du magistrat sur l’ensemble de sa carrière qui peut être évoqué pour caractériser un grief. L’existence de règles de prescription de faits portés à la connaissance de l’administration n’a été édicté avec précision qu’à l’occasion de la réforme du 20 novembre 2023.
Elle ne connaît, logiquement, par application du postulat de la saisine in personam et non pas in rem, aucune définition préalable des griefs.
Elle ne prévoit aucune assermentation des témoins susceptibles de concourir à la caractérisation d’un grief contre le magistrat. Le témoin n’est d’ailleurs même pas invité à dire la vérité et le risque de poursuite à la suite d’une éventuelle fausse déclaration ne lui est pas rappelé.
Elle ne prévoit aucune procédure d’appréciation de la qualité de la saisine, exception faite des prescriptions relatives à la « saisine d’office » par les justiciables. Un ministre de la Justice peut donc saisir le CSM puis abandonner des griefs, plusieurs mois après, sans que la saisine ne soit jugée irrecevable avant le renvoi du magistrat devant l’instance disciplinaire.
Elle ne connaît aucun appel.
Et elle ne prévoyait aucun rappel du droit au silence jusqu’à ce jour.
L’avenir incertain d’une réforme nécessaire.
La modification de la loi organique devra intervenir dans l’année qui vient et pourrait être l’occasion d’une réflexion de fond sur ce que représente l’exercice du pouvoir disciplinaire exercé sur les magistrats de l’ordre judiciaire.
Sera-ce pour autant le cas ?
Concrètement, le législateur organique sera tenu de tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel. Mais le Conseil n’est pas législateur, et le législateur organique, selon sa sensibilité politique pourrait aussi se contenter d’une réforme a minima.
Toujours est-il que la question du droit au silence n’est pas le seul point qui nécessitera à brève échéance une évolution des garanties procédurales offertes aux magistrats de l’ordre judiciaire.
La magistrature judiciaire et la question des lanceurs d’alerte. La loi du 20 novembre 2023 a donné compétence au Collège de déontologie des magistrats judiciaires pour « recevoir les alertes » que pourraient lui adresser les magistrats (nouv. art. 10-2 de l’ord. portant loi organique relative au statut de la magistrature).
Ce nouveau texte ne dit rien du contenu des alertes ni des conséquences de leur traitement par le Collège de déontologie, et renvoie à un décret d’application.
On voit mal, alors que la loi nouvelle a été édictée il y a déjà plus de six mois, comment le gouvernement ne pourrait pas édicter un texte d’application à bref délai sauf à laisser le Collège de déontologie se débrouiller avec ces questions au risque de voir engager à terme la responsabilité de l’État.
Comment imaginer en effet que dans une société qui reconnaît et valorise juridiquement l’action des lanceurs d’alerte une telle disposition reste concrètement lettre morte au sein du corps judiciaire faute de texte d’application ?
Conclusion : le droit disciplinaire saisi par l’éthique ?
Ce que traduit fondamentalement la décision du Conseil constitutionnel n’est-ce-pas au fond, qu’il est devenu impossible de légitimer toute action disciplinaire autrement que par le respect scrupuleux d’une procédure équitable ?
Autrement dit, le droit inégal qu’est le droit disciplinaire, qui est fondé sur l’exercice du pouvoir disciplinaire, ne doit-il pas être tempéré par la possibilité pour celui qui s’y trouve soumis de ne pas être placé en situation d’infériorité totale à l’occasion d’une procédure qui peut entraîner une perte complète des moyens d’existence ?
L’indépendance de la justice n’a-t-elle pas aussi vocation à être garantie par des règles claires en la matière ?
À l’aube d’une échéance politique très importante on ne peut que le souhaiter.
Cons. const. 26 juin 2024, n° 2024-1097 QPC
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